Quand on a envie de fuir son passé, le premier réflexe est souvent de vouloir faire un voyage. Parce que la solitude est mauvaise conseillère, on se retrouve à Marrakech au mois d’août ou à Varsovie en février. En payant très cher pour ne pas aller très loin. Envolés les rêves de bout du monde, on se contente d’une tentative de reconstruction low-cost.
Evidemment, je suis parti en Thaïlande. En prenant soin de mentir sur ma destination pour ne pas recevoir en réponse les sourires en coin et sous-entendus d’usage. « La Thaïlande… En célibataire… Le cocktail idéal et classique… ». Je ne voulais pas avoir à me justifier ni devoir affirmer combien j’étais à cent lieues de vouloir pratiquer le tourisme sexuel, que je voulais sincèrement toute honte bue troquer mon rictus triste contre un peu de joie de vivre au pays du sourire… Ne voulant pas avoir à expliquer aux sceptiques que je ne pensais qu’à mon bonheur intellectuel et non au plaisir physique que je pourrais éventuellement trouver (ou monnayer) là-bas. Je suis parti sans rien dire à quiconque.
Arborant un sourire large comme un terminal, je suis monté dans l’avion le cœur léger, en chaussures de marche trop usées, pantalon multipoches et chemise hawaïenne. Je m’imaginais déjà, redescendant de la passerelle un mois plus tard, le visage buriné, la barbe blondie, le corps bronzé et l’esprit libéré.
En partant, j’ai été tenaillé par l’envie de noter mes impressions, pour conserver un fil conducteur, engranger, et faire resurgir plus tard ce que j’aurais éprouvé. J’ai glissé un carnet et un stylo dans l’une des nombreuses poches de mon pantalon de baroudeur de centre commercial. Pour consigner et confronter ma vision polaroïd des choses que j’avais vues, des lieux que j’avais visités, des gens que j’avais rencontrés, avec mes souvenirs de voyage a posteriori. Je n’ai réussi qu’à faire preuve d’une spontanéité naïve, m’émerveillant devant un banc de poissons que j’ai nourris avec des croûtes de pain de mie à deux Baths le sachet de cinq-cents grammes.
Dans l’avion, j’apprends sur le bout des doigts ou presque mon guide touristique, je me force à retenir mécaniquement les idiomes de base nécessaires à ma survie prochaine en terre inconnue : « bonjour » et « merci », ou « il est frais votre poisson ? » et « où est l’hôpital le plus proche ? ».
Le voyage commence une fois arrivé, jamais quand on part. J’atterris le matin. Sept heures, heure locale. Je goûte avec délice la chaleur moite qui m’enveloppe après le long transfert depuis l’aéroport durant lequel je somnole. La ville est enfin là. Contrairement à mes craintes liées à la barrière de la langue et aux literies à la propreté approximative, je me sens plutôt en confiance. Je tente de passer outre mes peurs d’Européen bien nourri pour me transformer en aventurier de la route des Indes. Le charme attendu n’opère pas. Je me demande même ce que je fais là. Je fais des photos. Les Klongs, le Bouddha couché du Wat Pho. Beaucoup de photos. Le Palais Royal, la rivière Chao Phraya. Les poissons de la Chao Phraya… Je fais beaucoup trop de photos. J’en arrive même à me photographier tout seul, surexposé, devant un temple inconnu déserté par les tour-operators. Je remonte au nord, pour quitter le tumulte de la ville et m’imprégner du calme et de la sérénité que dégagent des temples aux toits d’or perchés sur des collines luxuriantes. J’ai voulu voir le Triangle d’Or. J’ai vu les eaux sales et boueuses du Mékong de la rive thaïlandaise. J’ai fait demi-tour, je suis reparti à Bangkok. Il pleuvait au nord, je suis descendu dans le sud.
Après ce périple qui m’a plongé dans une solitude encore plus grande, fatigué par le voyage, par le bruit, par la frénésie touristique, je cherche désespérément des havres de tranquillité. Sur une île (si possible) pas encore trop atteinte par le tourisme : Koh Kut (sic).
Je pensais les avoir laissées en France, mes contradictions m’avaient suivi, voire précédé. Je passe tout mon temps ou presque dans le seul Internet café de l’île, ouvert 24/7, et prodiguant ces connexions sur le monde à des charters entiers de voyageurs disparates, insomniaques et souvent en plein jet lag existentiel. Tout au long de ma vie de couple, j’avais eu cette envie d’ailleurs. Avec Nathalie, je ne l’avais pas fait. Je ne pouvais pas. Ici, seul et sans attache, la transformation tant attendue ne vient pas.
Au matin du troisième jour, dans ma chambre sur pilotis dont la fenêtre donne sur l’arrière-cuisine d’une guest-house bruyante, je commence même à me replonger dans mes souvenirs de voyages faits en couple. Sur cette île, je parle peu et cela me rappelle mes villégiatures avec Nathalie. En partant de Naples, sur le ferry qui nous emmenait à Capri, Nathalie ne comprenait pas pourquoi je préférais lire dans mon coin plutôt que de la serrer dans mes bras à l’avant du bateau. Le soir, de colère, elle jeta mon livre à la mer au dessus de la villa Malaparte. Là même où Godard avait tourné Le Mépris.
Je parcours l’île en long et en large comme un randonneur accro et rompu à l’exercice assidu de la marche. Je m’arrête à chaque point de vue, à chaque panorama indiqué par un panneau que j’essaie vainement d’interpréter. Je quitte la ville principale pour m’engager sur des sentiers encore très fréquentés par des occidentaux qui me pressent de les prendre en photo en train de s’embrasser avec la mer derrière eux. Sac au dos, je m’enfonce dans les terres, tout en gardant un œil sur ma carte et la route en contrebas. Je décide de m’éloigner encore un peu plus. Ce qui n’est pas très facile sur cette bande de terre aux dimensions ridicules. Les escaliers et les détours ne menant invariablement qu’à des redescentes abruptes et soudaines vers des Go-go bars ou des cafés Internet sortis de nulle part.
Je me suis souvent attardé au même endroit, un rivage presque désert au bout de cette île finalement trop petite pour mes envies d’espace. Sur cette plage délaissée, la veille de mon départ pour la France, j’ai rencontré une jeune Anglaise. Nous contemplions la mer, assis à quelques mètres l’un de l’autre. Nous avons engagé la conversation en comparant nos coups de soleil respectifs. Nous avons nagé, nous nous sommes promenés dans le soleil couchant, finissant par nous donner la main par distraction en rentrant à l’hôtel.
Elle m’a proposé de boire un verre. Fier de mon statut de Français sachant séduire à l’international, je m’étais davantage laissé attirer qu’elle ne m’avait réellement plu. Après plusieurs vodka-Red Bull, j’avais cru lire dans son regard que je lui plaisais. Ou peut-être était-ce quand elle avait tendu son pied nu pour me caresser le sexe avec insistance sous la table. Pourquoi moi ? Parce que j’étais simplement là. Au milieu de tant d’autres. Pourquoi pas moi après tout ?
J’ai pensé (en français) qu’elle préférait rapporter le souvenir d’une partie de jambes en l’air plutôt qu’un bouddha couché dans une boule à neige. J’avais flirté (en anglais) séduit sans affect, et, repensant à ma nuit avec la jeune étudiante à l’orthographe dévoyée, j’ai finalement repoussé les avances de l’amour physique venu de l’autre côté du Channel. Je me souviens de ses mots (en franglais dans le texte) : « Tu devrais être plus confident ».
J’ai souri. Confident… Je n’ai pas su lui répondre. Elle s’est levée, m’a embrassé sur la bouche et elle partie. Je l’ai regardée s’éloigner, elle a abordé un GO indigène maîtrisant l’art difficile du jonglage pyrotechnique. Il a planté ses accessoires dans le sable et je les ai vus se diriger d’un pas décidé vers sa chambre.
Revenu dans ma case, seul et un peu ivre, dans la touffeur et les effluves de graillon local et de citronnelle importée, j’ai ramassé mes affaires éparses en prenant soin de ne pas emmener avec moi un exemplaire du bestiaire insulaire tenté par une émigration clandestine. J’ai commencé à faire mes bagages. Avisant Les Clowns Lyriques de Roman Gary que j’avais subtilisé à la réception (j’avais osé ce larcin ridicule pour son titre, j’aimais déjà ce livre avant même de l’avoir lu), je l’ai ouvert au hasard. Chapitre neuf. Page quatre-vingt trois. Les larmes sont venues. Portées par ces mots :
« Ma colombe – et que ce mot avait donc besoin de t’être rendu ! – rien ne vaut d’être tenté que le goût de tes lèvres ne pourrait à lui seul accomplir et on peut peut-être vivre loin d’elles, mais à la manière d’un exil ».
J’ai alors compris que je me trompais. J’avais fui Paris, mon passé, mes souvenirs, pour oublier. J’avais tort. Vouloir oublier, c’est délaisser une cause noble au profit d’aspirations honteuses. Comme un secret terrible que l’on révèlerait à une terre incrédule. Comme une perfidie faite à soi-même.
(A suivre)