Nathalie se plante devant moi, interdite face au spectacle louche du tandem bouleversant que nous formons, mon ami et moi, dans cette posture mal assurée qui ressemble de plus en plus à un slow de fin de noces… A voir sa moue, j’essaie d’imaginer ce qui lui passe par la tête. Se dit-elle que j’ai refait ma vie et qu’elle n’a aucun droit de regard sur mes nouveaux choix amoureux, même s’ils peuvent lui paraître discutables ? Ce qui est compréhensible et légèrement intolérant de sa part cela dit.
– J’ai toujours sur que je te surprendrais un jour dans les bras d’une autre, me dit-elle.
Mon ex a toujours eu beaucoup d’humour. Quant à moi, je me dis que j’ai moins bon goût alors que mon regard va de Paul à Nathalie et de Nathalie à Paul. Je n’ose lui répliquer que certaines fois, on se contente de peu et que c’est très risqué : certains sont même allés jusqu’à s’épouser.
Paul essaie toujours de me déshonorer en public, il tente de m’attraper gauchement le sein droit. Il me fait très mal et veut à tout prix m’embrasser dans le cou (puisque je lui ai refusé ma bouche). Je commence à trouver la situation réellement tendancieuse, j’essaie de penser à autre chose. Notamment aux témoignages que je pourrais recueillir et qui seraient hypothétiquement susceptibles de constituer des débuts de preuves permettant d’engager une procédure pour harcèlement sexuel. Voire tentative de viol.
La profonde amitié qui nous lie Paul et moi n’a jamais dépassé les limites du platonisme et j’entends bien faire perdurer le statu quo. Je repousse Paul. Il manque tomber sous ma rebuffade. Je le retiens par le col et nous restons dans les bras l’un de l’autre, mais cette fois-ci de manière moins équivoque. Nous nous soutenons mutuellement.
Je tourne la tête vers Nathalie, je ne savais pas qu’elle était à Paris. La voir ainsi débarquer dans ce bar me surprend alors que, maintenant, Paul continue de s’accrocher à moi après avoir m’avoir submergé de son malheur. Elle incline la tête et me dit que j’ai l’air plutôt en forme. Je lui réponds qu’elle est radieuse (son sourire est magnifique et goguenard). Sous l’ironie polie du trait, je perçois qu’elle ne s’intéresse pas à Paul. Qui s’est un peu détaché de moi et fixe Nathalie avec des yeux intensément vagues. Elle reprend :
– Je suis enceinte.
A ces mots, Paul et moi avons desserré notre étreinte. J’ai lâché mon ami qui est tombé sur le sol avec fracas. J’ai voulu articuler quelque chose. Nathalie me regarde. Paul est à terre. Elle a cet air que je ne lui connais que trop. Son regard est empreint d’une colère mal contenue. Au coin des yeux, elle a cette ridule charmante que j’ai longtemps considérée comme une expression muette de son amour inconditionnel pour moi. Je n’aime plus ses silences.
Alors qu’elle vient de m’annoncer sa parturition future, elle me dit qu’au début de notre histoire (le jour de notre rencontre en fait) je lui avais fait l’impression d’être un de ces jeunes crétins innombrables comme elle en côtoyait souvent à l’époque. Elle m’avait trouvé pas trop mal physiquement, habillé avec goût, presque élégant. Mes yeux moqueurs, ma façon de m’exprimer, intelligent, drôle, impertinent, l’avaient attirée. Elle me dit également qu’elle s’était méfiée et qu’Alice l’avait mise en garde contre moi. Elle ne me dit pas pourquoi, en revanche. Je doute de le savoir un jour.
Elle me rappelle que l’on avait parlé ce soir-là. Beaucoup. Longtemps. On avait passé la nuit à se raconter nos vies, à faire connaissance, à se découvrir. Nathalie me dit que je lui avais paru sincère (je l’étais). Elle continue par me dire qu’elle ne m’a pas aimé tout de suite (je suis déçu). Mais que c’était venu assez vite. Pas le coup de foudre, elle en était sûre. Mais encore aujourd’hui, elle me dit qu’elle est tombée amoureuse de moi ce soir-là.
Pourquoi Nathalie vient-elle me dire qu’elle est enceinte ? Pourquoi maintenant ? J’essaie de mettre de côté une pensée idiote pendant que je ramasse Paul, toujours baveur, qui vient difficilement de contenir un rot poupin. Nathalie me dit qu’elle va partir. Je n’ose lui répondre qu’il y a déjà eu un précédent. Mon aversion de l’histoire qui se répète, sûrement. Elle tient apparemment à me dire qui est le père. Ce dont je me fous éperdument. Etant certain que ce ne peut être moi, l’information est superfétatoire. Je ne sais que faire de ce faire-part de grossesse comme je me contenterai à la rigueur dans quelques mois quand j’aurai oublié l’annonce faite à l’ex-mari d’un imprimé trouvé sur le net avec une fausse échographie façon « Où est Charlie ? » disant « il n’est pas encore né, devinez le sexe de l’enfant ? », à l’adresse de proches et de parents un peu joueurs… Pourquoi Nathalie voudrait-elle me priver de découvrir le faciès agglutiné de son premier né sous l’accroche classique à l’extrême qui clamera que « Monsieur et Madame ont la joie et le bonheur de vous annoncer la naissance de leur héritier(e) qui s’est fait attendre, mais pèse quatre kilos deux cents, mesure cinquante centimètres et fait déjà le bonheur de ses parents » ? Je lui en veux de vouloir me priver de ce moment parfait où j’irais sans ouvrir l’enveloppe (rose avec des angelots et oursons assortis) jeter la missive natale directement dans le vide-ordures dans un geste auguste et très postal de retour à l’envoyeur. Je n’ai pas envie de connaître le père de l’enfant que porte mon ex-femme. Je le dis à Nathalie. En mentionnant intelligiblement les mots « ordures » et « envoyeur ».
– Paul sait que tu couches avec Alice ? demande alors Nathalie.
J’ai l’impression que la terre entière et la populace ivre qui nous entoure ont entendu la phrase de Nathalie. L’instant d’avant, la musique s’est arrêtée. Moi qui ne suis plus croyant qu’aux enterrements et aux mariages (tant qu’il ne s’agit pas des miens), je me surprends à invoquer très fort et très vite tout ce qui peut se prier en pareille circonstance pour que Paul n’ait pas entendu.
Mais Paul semble être revenu à la vie précisément à cet instant. Il a même retrouvé temporairement une ouïe de sous-marinier d’élite affecté au sonar. Toujours titubant, il postillonne sévèrement et éructe avant de hurler :
– Qui couche avec Alice ?
En guise de réponse, le serveur crie à son tour (à l’attention de la clientèle) que le bar va fermer. Bientôt poussé dehors par les règles préfectorales en vigueur sur l’ouverture tardive des débits de boissons, arrive finalement ce moment que je redoutais où je dois affronter Nathalie, Paul et ma couardise. Beaucoup de trop de choses et de personnes à la fois. Je tente un repli stratégique face à Paul qui demande à nouveau qui couche avec Alice.
– Nathalie est enceinte ! Dis-je.
– Ne me mêle pas à ça s’il te plait ! Ordonne Nathalie.
Paul aboie désormais.
– Qui couche avec Alice ?
Mon cerveau embrumé ne me dicte aucune conduite efficace pour me tirer du piège qui se referme sur moi. Je ne sais plus quoi dire. Quoi faire. Nathalie me dévisage avec une espèce de jubilation intense dans ses prunelles gris-bleu (ce regard sévère que je déteste depuis toujours) animées d’une flamme infernale et vengeresse. La situation m’échappe complètement. Je suis pris sous les feux croisés d’un ami vociférant et d’une ex qui se délecte de ma posture ô combien inconfortable. Je serais plus à mon aise sur un piton rocheux en haute montagne un jour de tempête, en tutu et ballerines, essayant de faire des pointes pour voir si le beau temps revient au-dessus des nuages. Le sourire de Nathalie est définitivement machiavélique. Je la hais.
Je continue de soutenir Paul, pour le meilleur (afin qu’il ne tombe pas à nouveau) et pour le pire (je le maintiens contre moi) : je risque de passer de la catégorie bon samaritain à celle de traître patenté en moins de temps qu’il ne lui en faudra pour me décocher un coup de boule. C’est du suicide.
– C’est… C’est moi le père… dit Paul.
Je n’en crois pas mes oreilles. Je ne suis pas le seul. Nathalie se tourne vers lui et lui adresse la parole pour la première fois ce soir.
– Paul ! Tu es fou ? Pourquoi lui dire ça maintenant ?
– Ça me pesait. C’est mon ami, tu le sais. Je t’aime Nathalie. Je t’ai toujours aimée. Même quand j’étais avec Alice et que tu étais mariée avec lui. Je t’aime tellement. Je croyais que nous deux, c’était enfin ce qui allait m’arriver de bien après ma séparation, avec le divorce et les procédures en cours pour la garde des enfants… Je voulais tout lui dire ce soir, mais je n’ai pas eu le courage. Je suis au fond du trou, Nathalie, je ne sais plus où j’en suis. J’ai déjà foiré une fois, je n’ai pas envie de rater ça. J’ai envie d’être à tes côtés pour toujours avec notre enfant.
Nathalie crie à son tour :
– Tu n’es pas sérieux Paul ? On a couché ensemble une fois et tu veux vivre avec moi, l’ex-femme de ton meilleur ami ? On nage en plein vaudeville !
Je me tais. Paul et Nathalie se toisent. J’ai lâché Paul qui peut désormais se tenir debout et à peu près droit, nonobstant les grandes rafales d’un vent puissant qu’il combat difficilement. Il ne vacille pas, il tangue.
Gîtant ainsi, mon pote a une expression horrible sur le visage. J’ai l’impression qu’il vient de voir le fond de l’enfer ou je ne sais quel démon sépulcral. Il me regarde en fait.
Je ne sais comment réagir. Mon meilleur ami est le père du futur enfant de mon ex-femme. Je suis l’amant de l’ex-femme de mon meilleur ami. Aucun d’entre nous je pense, ou plutôt (espéré-je) ne pensait en arriver là. Nathalie a raison, on est en plein boulevard. Une très mauvaise pièce de surcroît, avec une mise en scène à revoir et des comédiens qui bégaient leur texte.
Autour de nous, le pub se vide. Un serveur commence à balayer la salle, un second ramasse les verres vides devant et derrière nous. Le barman n’a rien manqué de la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux. Il fume une cigarette malgré l’interdiction légale. Ne sachant trop comment réagir, je me tourne vers lui et je lui demande s’il n’est pas trop tard pour en boire un dernier pour la route. « Dans un grand verre », dis-je, pour me donner une contenance.
(A suivre)