Yannick Haenel, seul avec les monstres (Bleu Bacon)

12 octobre 2019. Yannick Haenel passe dans la plus scintillante des solitudes une nuit entière au sixième étage du Centre Georges-Pompidou, au contact des quarante-deux tableaux exposés sur les huit salles de l’aile hermétiquement close de l’exposition Bacon en toutes lettres.

L’écrivain entre dans l’aire de ces entités sidérantes avec une lampe torche achetée chez Leroy Merlin, un lit de camp fourni par l’équipe du musée, un téléphone qu’il n’utilisera point sauf pour écouter une chanson de Bowie au petit matin, son exemplaire de L’expérience intérieure de Georges Bataille apporté tel un talisman (livre que Bacon a d’ailleurs lu) et deux cachets de tramadol, ingurgités en réponse à une subite crise de migraine ophtalmique alors qu’il entre dans le bâtiment.

Le récit, inouï en tous points, est ici relaté dans une nouvelle itération de l’excellente collection Ma nuit au musée des éditions Stock. Ce serait peu dire que Haenel prend l’art au sérieux. Il faudrait plutôt parler d’une fidélité totale puisque depuis de nombreuses années l’écrivain illumine ses récits de peinture et s’impose comme un véritable visionnaire, renouvelant l’appui, les correspondances et les entrelacements livre / tableau en méditant à l’écrit Caravage, Adrian Ghenie ou Delacroix. Mouvement naturel pour lui, aussi évident que celui d’être en vie : « Je me tiens dans l’intervalle enchanté entre peinture et littérature. C’est là que je respire le mieux.(…) La littérature suscite de la peinture et la peinture appelle de la littérature : j’essaie d’habiter ce croisement, et de lui donner voix. »

Les plus grand chefs d’œuvre de Bacon semblent ainsi s’adresser à Haenel lui-même qui n’est pas là en visite mais en explorateur, en chasseur-cueilleur d’une puissante vérité que la peinture seule est à même de révéler : Water from a Running Tap (1982), Œdipe et le Sphinx (1984), Trois études de figures au pied d’une crucifixion (1944 et sa nouvelle version en 1988), Autoportrait (1971), Jet of Water (1979), Les lutteurs (1953), Triptyque mai-juin 1973, sont vus, traversés, vécus dans une expérience limite. Entre auto-affrontement, auto-sacrifice et déchaînement sourd, Francis Bacon traîne une mauvaise réputation et l’écrivain sait donc très bien qu’il prend un risque. « Je devais affronter la situation sans rien demander à personne. Bacon provoque ça chez celui qui le regarde : il lui cisaille les yeux. » Mais très tôt dans la nuit, un balancier opère entre angoisse et délivrance dans la tête de Haenel, qui possède le joyau d’un esprit assuré. « La confiance est un couronnement tranquille : au cœur de la dégringolade, vous êtes un roi; et même échoué sur un grabat de fortune, au pire moment d’une expérience cruciale, vous tenez ferme votre couronne. » Alors, une déclosion décisive a lieu, l’image sociale de Bacon devant s’entendre dans le revers. Il faut bien entendu aller plus loin, vers le pli de l’extrême peint, dans l’être-même : « Soyons clairs : Francis Bacon n’est pas le peintre de la violence et de la cruauté, c’est la société qui est sadique (et qui a intérêt à nous faire croire que les artistes sont des détraqués). Un grand peintre, comme le Caravage ou Bacon, n’est ni du côté du mal ni contre le mal: c’est quelqu’un qui s’empare de la violence dont les humains sont l’objet pour lui donner une forme qui la dénude. Le monde est abject, sauvage, criminel ; un peintre en restitue l’énigme nerveuse. »

La soif de Haenel pour le mystère de la peinture est infinie et merveilleuse, un chapitre intitulé Tout Bacon, qui fait assurément écho au chapitre Tout Caravage de son ouvrage La solitude Caravage (Fayard, 2019), déploie ainsi sur plusieurs pages éblouissantes une accumulation diffractée et accélérée d’images, de plans et de profondeurs où toutes les scènes des tableaux défilent dans une tentative d’étancher une soif, de crier un désir. L’écrivain s’empare de sa propre pulsion scopique et lui restitue sa dimension de célérité jusqu’à la jouissance de l’empilement, de la multiplication, concentrant littéralement l’absolu. Voilà ce que fait la peinture lorsqu’on la pense et qu’on la poursuit comme Haenel dans la nuit (celle des heures dans le musée mais aussi celle de son âme). Il traverse alors devant les œuvres une peur enfantine, serpentant vers le passé d’une chambre au Niger, retrouvant une terreur panique d’être sacrifié par un sorcier mais approchant aussi le souvenir heureux d’une première caresse avec une fille portant une croix à l’adolescence. Cependant, c’est Bacon qui doit être sauvé du noir, les lignes de sa peinture appelant un grand dés-ensorcellement que Haenel trouve vers 2h30 du matin dans le centre même de l’œuvre du peintre, logée en retrait dans la couleur bleue. C’est le tour de force haenelien, il pointe sa lampe torche sur les déclinaisons des bleus de Bacon qui surgissent, s’ouvrent en une étrange épiphanie pour le lecteur qui certainement se ruera vers les catalogues, à la recherche de ce Bleu Bacon donc, et tant pis pour Yves Klein : « Avec cette fenêtre bleue qui échappe à l’assèchement du monde, Bacon affirme, à sa manière éruptive, un tel miracle, celui de la peinture qui ne cesse de se dresser contre la menace d’un engloutissement du visible. Si le monde n’est pas peint, on n’y verra bientôt plus rien – et peut-être même n’y aura-t-il plus de monde. »

L’écrivain allège donc les ombres de Bacon, il les traverse, remarquant que les vingt dernières années de l’œuvre voient s’imposer des surfaces de plus en plus simples, comme si le monde pouvait peut-être se prolonger par le geste de peindre, comme si (vérité inaudible pour notre temps) Dieu avait finalement peut-être échappé à une tentative d’assassinat de grande ampleur. Haenel finit par entièrement se perdre au bout de la nuit dans le musée sans se rappeler qu’il a lui-même demandé l’extinction des lumières, il tâtonne donc et s’étonne en collant sa tête sur la vitre protectrice d’un autoportrait qu’il embrasse que l’alarme ne sonne pas dans l’instant. Nous, non, car nous savons que les livres et les pas de Haenel ne peuvent qu’indiquer – comme il le dit lui-même de la trajectoire de Bacon – une lumineuse, une miraculeuse direction d’innocence.

Yannick Haenel, Bleu Bacon, éditions Stock, collection Ma nuit au musée, janvier 2024, 240 p., 19 € 50 Lire les premières pages