Hélène Cixous (Incendire – Qu’est-ce qu’on emporte ?) : Je est tant d’autres

Il s’agirait d’une sorte de journal qui ne serait pas un journal. D’une sorte d’autobiographie dans laquelle le mouvement réflexif n’atteindrait jamais le centre où est supposé se trouver ou se constituer le Je – mouvement qui repartirait toujours vers d’autres directions, comme spiralaire, sans fin. Il s’agirait de l’Histoire mais prise dans les spirales d’un temps décloisonné. Il s’agirait d’un Je rhizomatique, arborescent, pluriel. Il s’agit d’un livre d’Hélène Cixous, c’est-à-dire d’un météore étrange, errant.

Incendire semble n’appartenir à aucun genre défini, reconnaissable. Le défaut d’appartenance est un des thèmes du livre, une des lignes qui y sont enchevêtrées, qui reviennent sur elles-mêmes – un « même » qui est aussi un autre, quelque chose d’autre –, qui recommencent en créant une nouvelle direction, qui reviennent pour se brouiller, se troubler, se dédoubler. Le texte est fait de ces lignes errantes, nomades, impossibles à fixer, qui inventent un texte nomade, errant, en exil. Le livre n’appartient pas à un genre, il les défait au profit de sa propre errance, de son indécidabilité : il erre entre des « ici » et des « ailleurs » ; entre un « je », un « tu », un « elle », un « dit-elle » ; entre un aujourd’hui et un passé ou plusieurs ; entre « réalité » et « rêve » ; entre un « dire » et un « silence » ; entre la vie, des vies, et la mort, des morts. Dans ce livre, ces termes ne sont pas opposés de manière binaire, selon des dichotomies ou des différences établies, ils sont des moments d’un mouvement général qui est celui d’un chaos, d’un déchainement des spirales, des rhizomes, des devenirs.

Comment pourrait-on écrire autrement si écrire est dire un incendie, si le dire est un incendie, un feu immense qui brûle tout ce qui est, qui ravage, détruit, qui transforme en cendres ? L’incendie du dire est ce qui défait le texte, le livre, en fait apparaître les désarticulations, relance celles-ci dans tous les sens – défait la logique rationnelle, le sens, les habitudes rassurantes, promeut au contraire une inquiétude, une fuite de tout qui se répète à l’infini (« Le temps a sauté sur une mine, le monde explose »).

Dans Incendire, la narratrice serait Hélène Cixous, H. Les époques évoquées sont celle de la persécution des Juifs par les nazis, celle de la jeunesse en Algérie, à Oran, et celle, contemporaine, des incendies qui ont récemment ravagé le sud-ouest de la France. Les lieux sont la France, le sud-ouest, Paris ; l’Algérie, Oran ; l’Allemagne, les camps de la mort, le ghetto de Varsovie, Osnabrück. On pourrait croire qu’Hélène Cixous évoque ses souvenirs, décrit l’incendie qui l’a surprise dans le sud-ouest, parle de sa famille, de ceux et celles qui ont été déportés et assassinés. En un sens, il s’agit de cela, une sorte d’autobiographie. Pourtant, l’écriture donne à l’entreprise une tout autre dimension, un aspect très différent qui empêche l’autobiographie, qui déplace les références, qui décentre le Je de l’énonciation, celui qui est supposé se souvenir et se heurte à l’impossible du souvenir.

De fait, l’ordonnancement attendu de l’autobiographie – une subjectivité au présent se souvient d’un passé, les deux temps étant dissociés, le Je étant à distance de ce que souverainement il évoque –  est dévasté, impossible : les lieux et les temps se confondent, se superposent, sont des échos les uns des autres ; le Je de la narratrice se trouble, se confond avec d’autres dont elle parle mais qui deviennent également des voix parlantes construisant un récit pluriel, polyphonique et chaotique. Ça parle beaucoup dans Incendire : la narratrice, H, la mère, le chat, le Livre, la fille, etc., et d’abord parce que la narratrice elle-même, ou l’instance de la narration, est plurielle, littéralement habitée par d’autres (« l’autre en moi qui est ma mère » ; « la mémoire de ma mère, qui est greffée dans la mienne »), par les discours d’autres, par autre chose qui parle en elle. Mais aussi parce que parler de soi, à partir de soi, est parler des autres, à partir des autres, avec les autres. Parler de sa vie personnelle, c’est parler d’autre chose que soi, parler du monde, avec le monde, étant entendu que ce qui arrive au monde est aussi ce qui arrive à soi, indissociablement : Je est le monde et ce qui arrive dans le monde, Je est les autres et ce qui arrive aux autres, aux chats aussi bien, ou à tel ancêtre mort, déporté, inconnu. Le Je est pluriel, multiple, incapable d’exister en tant que Je, étant toujours perdu, errant, à travers les autres, par les autres, par le monde, scindé en une multitude de noms, d’échos, de choses, d’événements divers, dispersés. Dans Incendire, Je est une série hétérogène, infixée, qui insiste dans le discours, dans la psyché, dans le livre.

On peut le dire autrement : Je est inséparable d’un mouvement qui est celui du devenir, Je ne cessant de devenir autre. Ce n’est pas que Je se transforme en autre chose, c’est qu’il est inséparable de relations par lesquelles, de manière dynamique et incessante, il inclut ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’est pas l’inclut : un Je en transit, errant, par définition affecté, altéré, nomade. Dans ces conditions, de quoi parle-t-on si on parle d’autobiographie sinon d’une autobiographie impossible, d’une alterbiographie toujours relancée, changeante, plurielle. Un On plutôt qu’un Je, un « tu », un « il » ou « elle », un peuple plutôt que « moi », un H plutôt qu’Hélène Cixous même si ça n’est personne d’autre qu’Hélène Cixous.

Dans Incendire, on peut lire, par exemple, diverses généalogies, elles-mêmes répétées, se mélangeant. Ces généalogies produisent, plutôt qu’une ligne claire, qu’une arborescence facile, un embrouillement, un buissonnement dans lequel on se perd, on ne sait plus très bien qui est qui ni si celui dont on parle est vraiment celui dont on parle, ni qui il était précisément et s’il ne s’agit pas d’un autre, ou des deux en même temps. Si la question est : « à quelle lignée est-ce que j’appartiens ? quelle est ma place dans cette lignée ? », on voit que la réponse ne peut que prendre la forme d’une indécision, voire d’une ignorance qui rendent l’appartenance problématique, qui imposent une errance à travers des lignes emmêlées, reprises, suspendues, par définition mobiles. Si, dans la généalogie, Je est pensé à l’intérieur d’un arbre fait de points et de lignes déterminés, différenciés, selon une logique de la causalité, celle qu’invente Hélène Cixous défait cette logique et développe une obscurité des identités et des relations, une mobilité sans terme, une appartenance qui inclut toujours sa limite, sa fuite ou son errance selon l’idée d’une appartenance-non appartenance. Toujours la fuite, l’errance, le non savoir, le devenir.

Le mouvement du devenir et de l’errance affecte également les lieux, les choses, les temps. Tout ne se mélange pas mais ce qui est évoqué est pris dans un système d’échos, de similitudes, de superpositions qui est le système du devenir (« Ce 29 mai 2022, c’était donc le 29 mai 1942 »). L’incendie qui ravage le sud-ouest et réduit tout en cendres devient le feu des camps d’extermination, la cendre des Juifs déportés, devient l’envahissement du monde par les nazis, devient la fin du monde déjà en acte (« j’ai vu des forêts entières de Juifs jeunes vieux de deux mille ans entrer par rangs entiers dans le bûcher »). De même, l’assassinat de millions de Juifs, la fuite, l’exil pour ne pas mourir, deviennent la mise à mort des vivants, la fuite pour la vie face à l’incendie, pour la vie contre la mort qui se fait toujours plus précise. On passe sans cesse d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un événement à un autre, non pas parce que tout cela serait la même chose mais parce que la logique du temps et de l’espace est la logique du devenir par laquelle les identités sont défaites au profit de relations d’échange, de passages – et plutôt que de passages, il s’agit d’un donné simultané, d’une indiscernabilité qui rend contemporain ce qui est dispersé à la travers le temps et l’espace.

Cette logique du devenir affecte le discours, les instances du discours : un discours devient un autre, plusieurs autres. Chez Hélène Cixous, l’écriture est inséparable de ce devenir, elle est le lieu de ce devenir. Dans Incendire, le discours du Je devient celui d’un autre, par exemple de la mère, du Livre, du chat. Il devient celui de Virgile, dont l’Énéide traverse tout le livre. Il ne s’agit pas d’identification ou simplement de souvenir, de connaissance, mais de devenir : le destin d’H n’est pas identifié à celui d’Énée fuyant les flammes, errant à travers les mers, n’appartenant à aucune patrie, mais il se dit avec Énée (on remarquera que dans l’Énéide également, la voix de la narration est constituée d’une pluralité de voix qui tour à tour construisent le texte), comme il se dit avec la mère, avec les ascendants, avec les rêves, avec les morts des camps, avec les prisonniers du ghetto. Et Oran peut aussi devenir Osnabrück. Sans cesse des échos, des greffes, des images confuses, des rencontres qui altèrent, qui relancent chacun des termes vers d’autres possibles, vers des résonances qui sont des lignes divergentes, des mouvements à nouveau.

L’écriture est ainsi ce qui affirme et nie en même temps (« je me souviens de tout. Je ne me souviens pas »), ce qui fait et défait, ce qui déplie et replie, ce qui agence autant des mots que du silence, ce qui multiplie et multidit sans cesse – l’écriture étant avant tout ce mouvement par lequel le discours relance sa propre errance, sa propre non appartenance : il n’appartient pas à un genre et pas plus à une personne, pas plus au sens qu’à la langue, pas davantage au souvenir. L’écriture, dans ce livre comme dans les autres livres d’Hélène Cixous, est errance et fuite. Dans Incendire, la raison de cette nature de l’écriture se trouve également dans le fait que le souvenir ne se soutient pas d’une archive qui serait donnée, établie. La mémoire alterbiographique se construit avec cette absence, avec un silence indépassable : on écrit mais ne sait pas et l’écriture déploie ce non savoir. Incendire est le rhizome de ce non savoir qui est aussi un savoir.

L’absence d’archives concerne les camps d’extermination, le ghetto, ceux et celles qui ont subi le pouvoir nazi, le pouvoir fasciste du pétainisme, autant que l’histoire familiale qui croise bien sûr ces événements historiques. Comment être Juif au XXe siècle, au XXIe siècle sans avoir conscience que Je est par définition pluriel, commun, historique, politique ? C’est l’écriture de ce Je que trace Hélène Cixous – sauf que cette écriture s’appuie fondamentalement sur l’absence d’archives (« Il ne me reste rien. Aucune trace […]. Reste rien sauf une photo »). L’écriture s’écrit à partir d’une écriture absente, avec une écriture absente, avec l’absence d’écriture. Elle est cette absence, son écriture.

Parler d’absence d’archives ne signifie pas qu’aucun document n’existe au sujet d’Auschwitz, au sujet de la déportation, au sujet de Varsovie. Cela signifie que ces documents peuvent effectivement parfois manquer mais surtout que ceux qui existent ne suffisent pas à penser, ou mieux à vivre au plus près ce que tel individu, tel autre individu a pu vivre dans le ghetto, dans le camp, au moment de son exécution (« j’étais dans cet état qui atteignait ces juifs affolés des années nazis »). L’archive est absente dans le sens où celle qui existe, lorsqu’elle existe, ne dit pas le plus individuel, le plus subjectif de ce qui a eu lieu, le plus insignifiant aussi bien : telle lecture, tel son, telle musique, tel point de vue clos dans l’intimité d’une pensée qui n’est plus que cendre (« Quelles chansons chantaient les enfants dans les ghettos de Varsovie ? »). L’écriture se déploie en incluant cette absence, ce silence, comme le souvenir est inclus dans le champ plus large d’une mémoire trouée, lacunaire, amnésique.

En ce sens les morts du passé, ceux de l’Holocauste, ceux de la famille ne sont pas l’objet d’un savoir – ils sont des traces, des silhouettes à peine esquissées, effacées, qui persistent en tant que telles : des fantômes, des présences absentes. Peut-être s’agit-il d’une forme de mélancolie (« On vit avec la mort. On est / Inconsolable »). Peut-être s’agit-il de ce qu’est l’écriture par définition : paroles des morts, paroles avec les morts, paroles avec les fantômes – paroles qui recueillent les traces de ce qui n’existe qu’à l’état de trace, paroles qui disent que l’on ne sait pas, qui disent la sidération face à ce qui s’est passé mais aussi face à l’absence qui ne passe pas. L’écriture, comme la mémoire, prise dans l’impossibilité de fixer ce qui n’est que trace vague et de se fixer dans une certitude, ne peut que se faire errance, exil, ressassement par lequel ce n’est pas le même qui revient mais toujours le différent.

Si Incendire est un livre puissant, enthousiasmant, ce serait aussi parce qu’il inscrit de la manière la plus brute, directe, la vie comme fuite de la mort, face à la mort qui est déjà là, que l’on vit déjà – la mort définitive, irrémédiable, totale, devant laquelle on ne peut qu’essayer de fuir encore, en persistant dans la fuite pour ne pas mourir, pour ne pas appartenir à la mort (« je fuis de vie en vie »). Incendire est le chant de cette vie qui persiste, qui s’accroche à la fuite et à l’errance, qui fait durer les devenirs qui sont vitaux, qui s’exile toujours en essayant de tout emporter avec elle pour tout maintenir encore en vie, y compris les chats, y compris les noms des morts, y compris les morts, les fantômes encore vivants, le monde encore vivant. Jusqu’à quand ?, demande Hélène Cixous.

Hélène Cixous, Incendire – Qu’est-ce qu’on emporte ?, Gallimard, octobre 2023, 168 pages, 19€.