Hélène Cixous : Le feu d’Atalante d’H.C. (Incendire)

Incendire. Le livre d’Hélène Cixous effectue ce que le titre annonce, il incendie-incendit le réel, la littérature, il propage un brasier verbal qui élève la langue au rang de phénix, de création immunisée contre son devenir cendres.

L’invité qui s’est imposé au Livre, lequel a pris H. C. d’assaut, s’appelle la Guerre. Sous toutes ses formes informes qui n’en composent qu’une. Les livres de Cixous creusent des terriers qui relient les siècles, les continents, le royaume des vivants et ceux des morts, des chats-taupes. Les six chapitres, les six chants bondissent comme des vagues de feu qui courent dans la folie de la Destruction, dans l’exode, l’extermination. Les courants d’air temporel décloisonnent les siècles, décadenassent l’armure du Temps. En ouverture, le chant « tu pleures, papa ? » — titre qui compose également l’exergue d’Incendire — nous donne à entendre la voix du père, Georges Cixous, expulsé du monde en 1940 quand le nazisme rejoue l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. L’heure du grand bannissement des Juifs sonne à nouveau alors qu’H. C. est enfant.

« – Tu pleures, papa ?

Si papa pleure, le monde vit-il encore ou a-t-il succombé à la malédiction ? Je sens que nous demeurons maintenant sous l’autorité suprême de la Guerre. Qui est la Guerre ? »

La Deuxième Guerre mondiale, la pandémie, la canicule, les incendies, les méga-feux de forêts… autant d’états de sièges qui entraînent le monde, les objets, les paysages, les êtres dans la vacillation. Des souffles puissants décloisonnent les siècles, vous disais-je, un arc-en-ciel de cendres relie Dresden 1942 et Arcachon 2022, Oran 1942 et Espagne 1492. Au cœur d’Incendire, le Grand Incendie de La Teste-de-Buch en juillet 2022, les feux de forêt en Gironde au milieu desquels Hélène Cixous était prisonnière. Le dilemme qui se pose à Arcachon — Partir ? Rester ? — ravive celui de Dresden en 1942, celui qui tenaille la famille Jonas à Osnabrück, Énée quand Troie n’est plus que la proie des flammes. Dilemme des verbes, lecture des oracles, se faire devin, augure, soupeser, ne pas hamlétiser, trancher, prendre une décision quand il est encore temps, avant le gong du « trop tard ».

Comment l’enfer s’annonce-t-il ? Quels signes la peste envoie-t-elle afin de prévenir le monde de son arrivée ? En juillet 2022, à Arcachon, Hélène Cixous est précipitée dans l’année 1942 à Dresden. C’est par une odeur insupportable, jamais sentie, étrangère aux engrammes olfactifs, que tout a commencé, une odeur suivie par trois coups d’un « tonnerre préhistorique, animal, qu’on n’avait jamais entendu mais dont la mémoire atavique s’est souvenue avec effroi, le grondement très particulier des bombardiers de l’apocalypse, pas celui des bombardiers d’Hiroshima qui volaient très haut, le même mais roulant en Armageddon juste au ras de nos toits ». Virtuose de la dramaturgie, ne s’encombrant pas de didascalies, le Feu annonce son déferlement aux rares êtres qui captent les prodromes de sa venue. Si les deux scènes sont dissemblables, si elles appartiennent à deux référentiels spatio-temporels distincts, elles sont aussi siamoises, témoignent d’un éboulis du temps qui repasse par les mêmes cercles et ajointe le museau de 1940, de 1942 à celui de 2022. Dans le zoo des noms de la Bible, Hélène Cixous recueille un animal qui saisit les contours de l’événement : Armageddon. « C’est la Bible qui tient la Parole », une Parole qui fait office de torche dans le labyrinthe des flammes noires.

Incendire – Qu’est-ce qu’on emporte ? nous fait monter dans l’arche des rescapés. Nous nous tenons aux côtés de tous ceux que les carnets, les journaux familiaux, la fiction archiviste d’Hélène de Cixous ont arrachés à la gueule de l’oubli. Parmi les rescapés, les deux inclassables de la famille Jonas, Horst le communiste (demeuré dans le tissu mémoriel de la vie grâce à Wikipedia), Benjamin le voleur, Jonas Cixous, l’interprète de Gibraltar, le chat Muschel, victime des lois raciales, euthanasié le 19 mai 1942 afin qu’il ne soit exterminé par les euthanazis.

Depuis Oran, la fillette H. C. court pour échapper au grondement de la guerre, du « diable bourreau » appelé nazisme. « Mon alphabet a commencé par la lettre J. C’est le 11 mai 1942, un lundi ».  Durant l’enfance algérienne, dans le « Jardin des Mots » plantés par le père à Oran dès 1939, les mots « nazis », « peste » arrivent, chargés d’une odeur de brûlé, de cramé, portant en eux les effluves de la mort, la pestilence des chairs passées dans les fours crématoires, des animaux et des arbres cramés lors du Grand Incendie de 2022. Le Livre hisse la question du comparable au centre de son brasier : d’un côté, les amies, les enfants d’H.C. qui soutiennent que l’on ne peut guère comparer l’extermination des arbres à l’extermination des Juifs, de l’autre côté, Hélène Cixous, la littérature, son « rêveréalité » qui enregistre les visions de forêts d’arbres juifs brûlés, d’arbres millénaires en proie à des flammes qui les réduisent en cendres.

L’étymologie, la vie des mots délivre le suc de la vérité : du four crématoire aux trente mille hectares d’arbres qui crament, la même force de Destruction est à l’œuvre. Chevauchant le coursier des rêves, Hélène Cixous est l’Emanuel Ringelblum du ghetto des forêts massacrées, celle qui consigne les incendies-avertissements qu’elle a connus dans sa vie. Au nombre de ces incendies, de ces fléaux, plaies d’Égypte, flammes prophétiques annonçant l’ultime Incendie, celui d’Arcachon en 2022 au cours duquel « une mère forêt » mourut, il y eut l’Incendie de Paris, ravageant l’immeuble d’H.C., s’arrêtant, mourant au neuvième étage devant les yeux des chats et de l’écrivaine, l’Incendie de Philadelphie, plus loin dans le temps, l’Incendie de la Synagogue d’Osnabrück lors de la Nuit de Cristal en 1938, le Tremblement de Terre d’Orléansville et l’Incendie de Dresden. La vérité de l’Exode, c’est la loi de sa répétition, Énée fuyant Troie, Eva fuyant l’Allemagne, H.C. fuyant Arcachon encerclé, terrassé par le feu. Après l’oscillation « partir ? rester », après le lancer des dés en direction du départ, une autre question s’élève, version de la tragédie du choix de Sophie de Styron : « Qu’est-ce qu’on emporte ? » quand la Guerre se déclare, quand les flammes ravagent les forêts, rôtissent des centaines de milliers d’animaux ? Que choisit-on, hors de tout choix, de sauver, de sacrifier ? Le « Tu pleures, papa ? » nous chuchote que les larmes du père mort éteindront les flammes qui consument les forêts, les arbres juifs, les tribus d’animaux.

Incandescent, flamboyant, inouï, d’une puissance unique, procurant une expérience de lecture que si peu de livres nous procurent, Incendire se présente comme le Livre des heures des « synonymes de la mort », des fleuves d’Agonie traversés à la nage. Les sortilèges de l’écriture cixousienne viennent de leur aptitude à traverser des cieux, des fleuves en feu, à revenir vivant d’Osnabrück, d’Oran, de Paris, d’Arcachon, à nous délivrer des « pansements verbaux » tissant un livre-radeau sur une mer de flammes.

« comme après le Grand Incendie de la Teste de Buch qui a mis en fumées noires et en cendres la plus millénaire la plus grande la plus vierge forêt d’Europe en ce fatal été 22, emportant dans la mort, sans autre tombeau que les vents océans, des centaines de milliers de créatures rôties vivantes, à peine les flammes hautes de cent mètres se sont lassées de leurs danses arrogantes, tandis que le sacrifice le plus spectaculaire jamais offert aux forces d’autodestruction exécutait son dernier acte / il ne restait plus rien qu’un récit ».

Jamais les livres de Cixous ne se couchent devant la Statue du Commandeur, devant l’autorité de la Guerre. Dans l’héritage d’une constellation de départs, d’exodes qui emportent aux quatre coins du monde les Jonas, les Cixous, tous les errants, luisent les livres, les carnets, les journaux laissés par ces passagers d’une Histoire folle, des archives familiales qu’Hélène Cixous sauve de l’oubli, qu’elle lit de concert avec les archives d’Emanuel Ringelblum, le « Virgile » du ghetto de Varsovie. Dans Incendire, la présence-absence du « Livre que je n’écris pas » qui double l’œuvre publiée, qui chemine aux côtés de l’écriture depuis toujours, fait une apparition. Dans les dernières pages d’un livre écrit à partir de la perte de soi, de l’absence à soi, à partir de l’incendie du moi qui crame comme le corps d’Ingeborg Bachmann, surgit le « Livre rêvé », le « Livre qui enfin oserait tout dire, manger le feu, tout éclairer, s’abreuver aux larmes, les miennes et celles des gens, faire couler des rivières de fureur et d’amour, le Livre nu sans crainte de peurs. Le Livre Promis ».

C’est dans le temps du non-savoir, du hors-langage, sous un ciel dont les étoiles ont été rasées, qu’Hélène Cixous écrit. De la tragédie d’une forêt ancestrale qui a brûlé, où plus aucun chant d’oiseau ne s’élève, de l’odeur du cadavre du mulot-messager criant à H.C. de prendre la fuite, du poème « Une Charogne »de Baudelaire, de la casquette oubliée du chapelier Samuel Cixous, Incendire ramène des mots-phénix, une manne de survivants miraculés.

« La plupart des fugitifs des forêts n’auront pas atteint le salut. On le saura plus tard.

La cache était trop loin. Ils ont pris leur course trop tard. Certains sont parvenus en sûreté. Surtout les sauteurs et bondisseurs de sexe masculin ».

Vigile, Virgile montant la garde, Hélène Cixous est une écrivaine sauteuse, bondisseuse qui vole au-dessus des flammes. Il n’y a pas de feu le feu. Le feu ne s’éteint jamais, feint d’être maîtrisé mais couve sous la terre. Comme le feu, l’écriture d’H.C. ne s’endort jamais, couve sous son inconscient. Elle nous décoche ce que, dans son Séminaire à l’Université Paris 8 Vincennes, parlant de Proust, elle appelle « des lettres d’immortalité » (en marge d’Incendire, paraît une autre pépite, le deuxième volume du Séminaire d’Hélène Cixous, Il faut bien aimer, Séminaire 2004-2007, dans une édition de Marta Segarra). Enfant, à Oran, elle a été chassée du Jardin. C’est pourquoi ses livres prennent l’incendie, tous les incendies, de vitesse. C’est pourquoi elle écrit comme une flamme qui vole le feu au feu, qui est à la fois feu et contre-feu.

« La cache était trop loin ». Nous, nous avons une cache. Nous nous réfugions dans la cache H.C., dans les pages-forêts de ses livres, en nous lovant dans ses branches. La question « Qu’est-ce qu’on emporte ? » rebondit de l’écrivain au lecteur qui, face à l’interrogation qui se dresse, clame qu’il emportera Incendire, tous les livres d’H.C. entassés dans des sacs à dos comme des chats-livres.

Hélène Cixous, Incendire – Qu’est-ce qu’on emporte ?, Gallimard, octobre 2023, 168 pages, 19€.

Hélène Cixous, Il faut bien aimer, Séminaire 2004-2007, édition de Marta Segarra, Gallimard, octobre 2023, 896 pages, 45€.