Qui de mieux placé pour modérer une discussion sur les groupes littéraires que Jan Baetens ? S’il est le critique littéraire et chercheur dont chacun connaît l’excellence, Jan Baetens est aussi un écrivain remarquable, poète d’une oeuvre singulière qui l’a vu encore récemment offrir de superbes Vacances romaines. Avant la rencontre qu’il animera entre Benoît Peeters et Hervé Le Tellier, Diacritik est allé à sa rencontre le temps d’un bref entretien.
Qu’est-ce qui, selon vous, met en péril aujourd’hui la possibilité même de faire monde commun ?
J’ai lu récemment Comment ça a pu arriver ?, un court essai du philosophe Julián Marías (père du romancier Javier Marías), qui se demande comment les conflits et tensions de la société espagnole du début des années 30 ont pu déboucher sur quelque chose que personne n’avait vu venir quelques années avant la date fatidique de 1936 : la guerre civile. La réponse de l’auteur, qui a fait la guerre dans les rangs des républicains, est d’ordre éthique autant que politique, pour autant bien sûr qu’il soit possible de séparer les deux ; elle est aussi autocritique, l’auteur étant de ceux qui, au cours même de la guerre, ont œuvré en faveur de solutions pacifiques et de réconciliation. On ne peut faire commun dans une société inégale, mais cette égalité suppose d’abord qu’on accepte la différence de celles et ceux qui partagent le même espace, la même société. Cette double réponse – égalité d’une part, tolérance réciproque d’autre part – est très générale, mais il me semble, comme à Marías, que sans elle faire commun est difficile.
Qu’est-ce qui en dépit d’un monde de plus en plus fractionné peut encore faire commun ?
Le travail de l’écrivain peut ici servir de modèle. L’écriture, même celle à quatre mains, est l’exact contraire de l’expérience solitaire pour laquelle elle est souvent tenue. Tout écrivain se place dans une tradition, que ce soit pour la prolonger ou pour la rejeter : qu’il le veuille ou non, cette communauté littéraire est la condition sine qua non de tout acte d’écrire. De même, tout écrivain se retrouve, de manière plus ou moins flatteuse, dans le miroir que lui tendent les lecteurs, et on ne gagne jamais à fermer les yeux à ces moments-là, puisqu’on apprend de son public comme l’enseignant apprend de ses élèves. Même l’écrivain qui a l’impression éminemment triste de ne pas être lu, fait encore commun avec un public, voire des publics. Enfin, la matérialisation d’un écrit, sous quelque forme que ce soit (livre, scène, écran), suppose la collaboration d’un nombre presque infini de participants et d’institutions qui transforment n’importe quel énoncé en énoncé radicalement pluriel, collectif, mis en partage. Tout texte est en ce sens la preuve vivante de la possibilité d’un faire commun, de manière sans doute modeste mais riche d’enseignements et de promesses.
Jan Baetens, Vacances romaines, Les Impressions Nouvelles, juin 2023, 96 pages, 12 euros
Rencontre aux Enjeux Contemporains :
Vendredi 20 octobre :
15h15 – 16h00 Des écrivains, des collectifs avec Hervé Le Tellier et Benoît Peeters, modération Jan Baetens
Les journées de rencontres littéraires, au Théâtre du Vieux-Colombier Comédie-Française 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris – Entrée libre dans la limite des places disponibles
Le programme complet des Enjeux