Le quinzième numéro de la revue Edwarda arrive au creux de votre boîte aux lettres dans un format cahier sous pli cellophané, comme si vous receviez miraculeusement des nouvelles de Madame Edwarda et de son créateur Georges Bataille.
Si elle a débuté sous une forme presque entièrement érotique, Edwarda est désormais un objet plus précisément littéraire, photographique et poétique. Pour cette nouvelle livraison titrée Tenir le là, c’est la figure merveilleuse de l’auteur américain James Baldwin (1924-1987) qui donne le ton, la directrice Sam Guelimi visant « la conquête de la parole, de la langue par celles et ceux qu’on a relégués dans le silence. » John Jefferson Selve revient ainsi sur le film documentaire Meeting the Man : James Baldwin in Paris de Terence Dixon (1970).
Dans une puissante confession-fascination flirtant habilement avec la question politique contemporaine, il évoque l’irradiation du visage souriant de l’écrivain. « C’est ce sourire que j’invoque en mon for intérieur, si je veux moi-même sourire et avancer sans trop de colère et surtout sans haine. Le visage de James Baldwin scintille dans ce film d’une colère pulvérisée. Son sourire, puis son rire — magnétique de splendeur, entre embrasement et affront, enfance et pulsion de mort — m’apaise. Il est la possibilité d’une divine élégance face aux violences. Parce qu’en attente absurde de cette réparation qui jamais ne viendra, il se pare. Il se couvre d’étoffes précieuses. »
Superbe texte, tout comme Le blues heureux du hammam signé Sarah Kechemir qui conte le souvenir de sa toute première visite dans ce lieu aussi universel que mystérieux à 18 ans à l’occasion des cérémonies entourant le mariage de sa cousine ; elle y cite fort à propos Femmes d’Alger dans leur appartement, le tableau de Delacroix au Louvre, pour décrire son expérience fondamentale :
« En cet endroit, la vie est présente et intense. Ces corps dénudés se libèrent de tout ce qui pèse sur eux au quotidien : les regards d’hommes insistants, pénétrant les corps tels des lasers, les dictats de la société et le musèlement de la parole. »
Puis viennent les reproductions d’une éblouissante série de tableaux d’Aurélie Galois intitulée Pathei Matos. L’artiste creuse un sillon classique où le désir du feu est maître absolu et au sein duquel mains, doigts, poils et bougies indiquent paradoxalement une pudeur, une pudeur inouïe qui semble bien tenir d’un savoir. En observant Les chandelles, on sait voir l’incarnation de la face peinte du titre de la revue, Tenir le là : comment l’être s’impose-t-il dans le pli du désir et quel dévoilement fou a lieu quand la peinture s’avère palpable ? Ces chandelles ont-elles été allumées pour un nouveau dieu tout à coup bien présent ?
Parmi les autres contributions, dont un entretien autour du thème toujours aussi décisif de l’émancipation des femmes entre Najat el Hachimi et Sam Guelimi, un court récit inédit de Lolita Pille, De lard de la conversation, dans lequel l’écrivaine se remémore une passe d’armes parlée entre une amie et un artiste lors d’une lointaine soirée. À la fois fantasque et sérieux, il montre tout l’art de Pille, rapide, intact. Depuis l’intelligente espièglerie : « Il y eut le mandat de Trump. Une certaine épidémie. Les dieux ne favorisèrent pas mon pèlerinage vers Los Angeles. Finalement, je ne retournai jamais aux États-Unis. A la trentaine, ma vie personnelle et professionnelle n’ayant pas évolué tout à fait comme prévu, je repensais souvent, avec envie, au geste de Kate. » jusqu’à un approfondissement insoupçonné et rapproché grâce à la célérité du texte, la Kate en question s’étant donc suicidée : « (…) ma défunte amie et feu le metteur en scène pétersbourgeois avaient entrepris de rechercher une correspondance entre la peinture d’un Bacon et la pensée d’un autre Bacon, forts de cette mystique des premiers âges selon laquelle le nom et l’être entretiennent un mystérieux rapport. »
Plonger dans la lecture d’Edwarda tient de l’expérience de la liberté.
Edwarda, numéro 15. 112 pages, 18€. www.edwarda.fr