Ouvrant la saison 2023-2024 de La Monnaie, à Bruxelles, Cassandra, le premier opéra du compositeur Bernard Foccroulle, revisite le personnage mythique de Cassandre et en produit une relecture éminemment actuelle en l’abordant sous l’angle de l’activisme écologique.
Porté par une musique d’une prodigieuse puissance évocatrice, génératrice d’émotions, dirigée par le chef d’orchestre Kazushi Ono, dans une somptueuse mise en scène et en images de Marie-Ève Signeyrole, la création mondiale Cassandra évoque le collapsus environnemental, le dérèglement climatique de l’anthropocène en questionnant le clivage entre les voix, lanceuses d’alerte, activistes qui s’élèvent et ne sont pas entendues, et l’inertie d’une société.
Face à Sandra, une climatologue étudiant la fonte des glaces, face à son compagnon activiste Blake, se dressent les adeptes de la politique de l’autruche, les inconscients irresponsables (Naomi, la sœur de Sandra), les opportunistes et les cyniques (les parents de Sandra), les climatosceptiques. Pourquoi certains refusent-ils de voir ce qui se profile, choisissent-ils de fermer les yeux sur les menaces d’anéantissement des formes du vivant ? Pourquoi d’autres, conscients du risque de destruction de la vie sur terre, d’une tragédie qui engloutira l’humanité, les écosystèmes, les règnes animaux, végétaux, ne montent-ils pas à l’action, demeurant prisonnier d’un attentisme qui nous mène droit dans le gouffre ?
Si le mythe grec sert d’éclairage au présent, il impulse, sous la musique de Bernard Foccroulle et le livret de Matthew Jocelyn, la question du pari pour un autre récit : quand cesserons-nous de refuser de croire les Cassandre qui prophétisent des menaces qu’il nous revient de détourner ? Dans les rôles respectifs de Cassandre et de Sandra, Katarina Bradić et Jessica Niles composent deux femmes qui n’en font qu’une, une Cassandre antique et une Cassandre actuelle inoubliables.
Chez Eschyle, chez Euripide, chez Sénèque, le dieu Apollon, épris de Cassandre, lui accorde le don de prophétie afin de la séduire. Acceptant les conditions de l’échange (céder aux avances du dieu, recevoir le don de voyance), Cassandre se rétracte, se refuse à Apollon, lequel, mu par la colère, la condamne à proférer des vérités qui ne seront jamais crues. Dans notre monde contemporain, les dieux antiques se sont retirés ; les seuls Apollon en mesure de museler Sandra, l’éveilleuse de conscience, sont des humains. L’espoir que nous lance l’opéra de Bernard Foccroulle prend la forme d’un pari : que Sandra qui milite afin d’alerter sur la nécessité d’agir face à l’effondrement écologique soit enfin entendue et libère la possibilité de diverses formes d’activisme.
Entretien avec Bernard Foccroulle et Marie-Ève Signeyrole.
Bernard Foccroulle, vous êtes connu comme organiste, compositeur, comme directeur du Théâtre de La Monnaie avant que vous ne dirigiez le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Avec Cassandra, vous composez votre premier opéra. Votre désir de donner à voir et à entendre une Cassandre contemporaine appelait-il la forme de l’opéra ? Avez-vous d’emblée eu l’idée du parallélisme, de juxtaposer sur la scène la princesse troyenne, la fille de Priam et d’Hécube et Sandra, la climatologue, de faire se rencontrer plusieurs mondes : monde antique, monde actuel, monde des esprits et monde de la nature ?
Bernard Foccroulle : Au départ, il y a mon désir d’écrire un opéra, et une invitation adressée par Peter De Caluwe, directeur de la Monnaie. A partir du moment où l’idée de la figure mythologique de Cassandre s’est imposée à moi, il a fallu décider si Matthew Jocelyn, le librettiste, et moi allions « moderniser » la figure de Cassandre, ou respecter sa dimension mythologique. Nous avons rapidement décidé de dédoubler Cassandre, en retenant la dimension mythologique d’une part, et en l’incarnant dans une figure contemporaine d’autre part.
J’avais également le souhait de faire chanter le chœur, un peu à la manière des tragédies grecques : le chœur observe, commente, interpelle les personnages principaux, mais sans intervenir dans l’action. L’idée d’en faire un chœur des « Esprits » nous a permis de relier la dimension mythologique et actuelle.
Très tôt, Matthew m’a proposé d’écrire trois scènes constituées exclusivement d’abeilles : après réflexion, cela m’a semblé une idée très forte et très originale. Ces scènes nous offrent une quatrième dimension temporelle, celle de la nature.

Après les nombreuses créations autour de Cassandre — Eschyle, Euripide, Homère, Sénèque, Shakespeare, Schiller, Christa Wolf, etc. en littérature, et Berlioz, Vittorio Gnecchi, Iannis Xenakis, Michael Jarrell, etc., dans le champ musical, le défi était de taille de camper une figure de Cassandre ancrée dans notre époque. Vous trempez certains de vos personnages dans l’humour, voire le grotesque. Votre relecture d’Apollon réduit la figure du dieu à un stéréotype assez caricatural, monolithique à tout le moins. La scientifique Sandra est aussi une humoriste qui tente, par ses spectacles, par l’arme du comique, de sensibiliser la société civile, d’amener les gens à changer de mentalité, à agir, à s’engager en faveur de la lutte contre la débâcle écologique. Aviez-vous dès le départ à cœur de recourir au levier de l’humour pour interroger la tragédie mondiale actuelle qui se joue, non sur les planches des théâtres, mais sur la scène d’une planète ravagée par le dérèglement climatique ?
Bernard Foccroulle : Oui, l’idée était très tôt de faire de Sandra une scientifique qui utilise l’humour et le rire pour sensibiliser le public à la cause climatique. Selon la mythologie, Apollon a donné à Cassandre le don de prophétie, mais comme elle se refusait à ses avances, il lui a retiré la possibilité d’être entendue. Apollon est donc une figure qui renvoie à tous ces comportements d’abus et de harcèlement qui sont mis en lumière aujourd’hui, notamment dans la cadre de #metoo.
Votre partition laisse une large place à la puissance évocatrice de magnifiques chœurs. Quelle est votre conception du chœur dans Cassandra ? A l’instar de Cassandra/Sandra, a-t-il aussi pour fonction de dire la vérité, de dessiller ? Pouvez-vous nous présenter les formes musicales très différentes par lesquelles vous définissez respectivement le monde antique de la mythologie, le monde contemporain, le monde des esprits, des morts et le monde de la nature ? Évoquer aussi le choix de certains instruments pour qualifier un monde ou un personnage ? Et un mot sur les sonorités, les couleurs proches de Monteverdi ?
Bernard Foccroulle : Les chœurs des esprits sont « hors temps », ils connaissent à la fois le passé, le présent et l’avenir. Leur musique est donc de nature intemporelle.
Les scènes mythologiques sont très dramatiques, notamment la chute de Troie et la scène entre Cassandre et Apollon. La rencontre de Cassandra avec ses parents dans la « bibliothèque des morts » est d’une autre nature, et ici on peut sans doute entendre des échos de Monteverdi.
Les scènes actuelles sont plus légères, plus vives. Le saxophone est lié au personnage de Blake, l’amoureux de Sandra, le marimba accompagne les conférences de Sandra.
J’ai beaucoup écouté les abeilles dans mon jardin, et je les ai « traduites » en une musique pour cordes seules, en sixièmes de ton.
Vous jouez sur une palette de similitudes mais aussi de différences entre la Troyenne Cassandre et Sandra. Au nombre des différences, là où Cassandre prophétise en vain la fin du monde troyen, la fin d’une forme de civilisation, Sandra, le XXIème siècle sont confrontés à la menace d’un anéantissement sans restes du monde humain et non-humain en son ensemble, à l’extinction de toutes les formes de vie. Autres différences. Le don de la Cassandre antique relève du pouvoir magique de lire l’avenir, relève du don de voyance, accordé en outre par un dieu, tandis que Sandra déchiffre le futur, non à partir de capteurs médiumniques, d’une pensée magique, mais à partir de ses outils scientifiques, d’une approche techno-scientifique du monde. Si on n’écoute pas les Cassandre actuelles, c’est en raison de la cécité/surdité des humains – gouvernants et gouvernés –, il n’y a plus de dieux responsables, aiguillant le Destin, il n’y a plus de châtiment jeté par Apollon. La responsabilité nous incombe. Sommés par la crise écologique d’inventer des pratiques écopolitiques qui nouent une nouvelle forme d’alliance avec la nature, avec les non-humains, le visage que nous voulons donner au présent et au futur est entre nos mains. Aviez-vous le désir de jouer sur les deux dimensions, celle des ressemblances et celle des différences ?
Bernard Foccroulle : La Cassandre mythologique était victime du dieu Apollon. Les Cassandre actuelles – au rang desquelles je compterais non seulement beaucoup de scientifiques, d’intellectuels et d’activistes, mais aussi António Gutteres, le secrétaire général de l’ONU – sont victimes de notre incapacité à écouter, à prendre conscience des dangers imminents, à adapter nos comportements individuels et collectifs. Il y a donc beaucoup de choses qui relient Cassandre et Sandra, mais aussi beaucoup de choses qui les séparent.
Par ailleurs, la tragédie n’est pas uniquement du côté des Cassandre : ce que nous allons connaître est bien plus dramatique que la chute de Troie, cela va nous toucher de plein fouet, et nous devons nous préparer à beaucoup de résilience et de créativité pour tenter de penser et d’inventer une autre manière d’habiter le monde.

Marie-Ève Signeyrole, en travaillant avec Bernard Foccroulle, sur la musique et le livret, comment avez-vous scéniquement, visuellement pensé l’alternance des tableaux, la rythmique du découpage entre scènes (mythique/actuelle) ? A chaque tableau mythique, à chaque creuset troyen succède une scène contemporaine, laquelle cède la place à une replongée dans le cadre antique jusqu’à la réunification finale de Cassandra/Sandra.
Marie-Ève Signeyrole : J’ai dû penser les tableaux sans transition aucune. Il n’y avait pas de transition musicale qui me permettait d’envisager un décor différent pour les deux espaces-temps. Il me fallait un objet symbolique, poétique, qui puisse se muer rapidement et donner à comprendre ces fractures temporelles. Au lieu de séparer de façon nette les récits, J’ai préféré les lier. Certains personnages de la pièce comme les parents glissent eux-mêmes du présent au mythe. Cela accentue l’idée que les événements se répètent sans qu’on en tire de leçons. Notre décor glisse lui aussi, comme les personnages, d’un univers à l’autre. Les costumes, l’univers plastique et la musique elle-même très différents entre les scènes mythiques et les scènes contemporaines me permettent de marquer ces deux temporalités.
Le dispositif de mise en scène s’articule génialement autour d’un objet à la fois dramatique, poétique, mathématique, métaphysique, un immense cube qui figure, qui symbolise tout à la fois une ruche et ses alvéoles, un glacier en train de fondre. Forme-t-il comme une plaque-tournante qui permet de voyager dans le temps, de passer du monde mythique, de la tragédie de la guerre de Troie à la tragédie contemporaine d’un risque d’extinction totale, d’effondrement de la cathédrale du vivant ?
Marie-Ève Signeyrole : La pièce commence par l’effondrement de Troie qui dans la mise en scène est symbolisée par une bibliothèque blanche. Comme une page blanche. L’effondrement de Troie devient alors symbolique. Il s’agit pour nous de l’effondrement de la connaissance, du savoir universel, de l’enseignement de nos aïeux dont nous ne tirons aucune expérience utile puisque l’histoire se répète inlassablement sans que nous puissions l’entendre.
Le décor est un espace symbolique, poétique, métaphysique qui a été pensé pour permettre ce voyage dans le temps. Il est a-temporel et raconte l’espoir d’un éternel règne du monde animal, végétal, de la nature dans son ensemble, dont nous faisons partie. Il prend, tour à tour, la forme d’une ruche ou d’un iceberg qui se meut inlassablement et finit par se disloquer et fondre sur scène.
Il exprime pour moi cette force tellurique insoupçonnée pour nos yeux, qui travaille de façon souterraine au gré de l’ensoleillement. Ce cube gigantesque se déplace devant, derrière nos caractères, tellement visible et à la fois silencieux, sans qu’ils n’y prennent garde. Signaux d’alerte de l’infiniment petit, les abeilles, à l’infiniment grand, les glaciers, que les hommes ne prennent pas au sérieux.

L’opéra répète comme un mantra, une élégie, une accusation, la formule de voix féminines qu’on a refusé d’entendre, qui ont été frappées d’irrecevabilité. Alors que la climatologue Sandra tente de faire entendre, connaître le résultat de ses recherches scientifiques afin de pousser les gens à agir, alors qu’elle clame « la nature nous lance des signaux. Le message est clair », elle endure l’incompréhension de sa famille, de ses parents mus par l’appétit du gain, n’ayant aucun scrupule à activer la dévastation environnementale, de sa sœur Naomi, créature irresponsable dotée d’une conscience écologique avoisinant le zéro. Il me semble que votre mise en scène et en images porte à la lumière deux interrogations : les voix qui ne sont pas entendues, ou pire, que l’on bâillonne, l’occultation du féminin au fil des siècles, et, face à la nécessité d’agir maintenant, de ne pas différer la mise en œuvre d’autres modes de penser, de vivre, de produire, de cohabiter avec les formes non-humaines, la diversité des formes d’activisme.
Marie-Ève Signeyrole : Le message est porté ici par des femmes, en effet. Et Cassandre est bel et bien bâillonnée par Apollon comme la parole des femmes tout au long de l’histoire de l’humanité.
Mais je pense que la pièce soulève surtout l’urgence. « It’s Now ». Aujourd’hui est probablement déjà trop tard. Il ne faut pas remettre à demain. Qu’il s’agisse de la climatologue, Sandra, ou de l’activiste plus radical, Blake, nous sentons bien que chacun se bat différemment mais sur le même front. Et même entre eux, les discussions peuvent être conflictuelles. Sandra est elle-même dans la non-écoute, avec Blake, avec sa sœur, et pourtant, c’est elle qui nous demande d’entendre cette urgence. Le livret ne nous dessine pas le portrait d’une héroïne. Au contraire, Sandra est une femme de son temps avec ses contradictions, ses peurs et ses croyances.
Entre les écocidaires, les cyniques, les fossoyeurs de la planète et les Cassandre/Sandra/Greta Thunberg/écoguerrières/Blake l’activiste, le fossé semble abyssal. La tragédie grecque est souvent construite sur l’axiome d’une réconciliation finale, d’un apaisement des tensions, d’une catharsis des passions, fût-ce au terme d’un champ et d’un chant de ruines. En revanche, l’horizon que dessine Cassandra paraît se refermer sur un conflit sans réconciliation possible entre « ennemis ».
Marie-Ève Signeyrole : Les parents de Cassandra, relisant Euripide, Eschyle et d’autres, découvrent leur propre mort a posteriori. Ils entendent alors que leur fille disait vrai. Le seul fait qu’Hécube et Priam dans la bibliothèque des morts puissent se retourner sur le passé est déjà un chant d’apaisement pour Cassandra.
Puis il y a réconciliation puisque Cassandra rencontre Sandra. L’une entend l’autre et vice-versa. C’est le seul espace d’écoute qui est offert à l’une et l’autre par l’une et l’autre. Cassandre passe le relais à Sandra : « no one will ever spit in your mouth », et lui signifie qu’elle a la possibilité d’être entendue, qu’elle a le devoir de dire et de croire en elle.
Défilant sur les écrans géants, les images d’abeilles – que l’on voit de moins en moins nombreuses, frappées par l’extinction progressive en raison des activités humaines –, de ruches, de fleurs, de glaciers qui fondent, entrent en résonance avec la tour de Babel de livres, la bibliothèque au centre du décor. Est-ce une manière d’épingler ce que nous devons sauver, ce que nous avons le devoir éthique et politique de sauver, afin de léguer aux générations futures une Terre habitable, ayant endigué l’effondrement de la biodiversité, ayant contré ses pulsions d’autodestruction, à savoir la richesse du règne animal, végétal, minéral, les forêts, les océans et les livres, l’art comme une des expressions de la vie ?
Marie-Ève Signeyrole : Bernard a construit la pièce autour du chant des abeilles. Elles sont 100, puis 50, puis 5 à l’issue de la pièce. Elles sont celles que nous entendons chaque jour et que nous n’écoutons pas. Elle sont des Cassandre, des Sandra. Lorsqu’il n’y aura plus d’abeilles, il est fort probable qu’il n’y aura plus de vie humaine sur terre. Ce simple bourdonnement dans la pièce porte en lui un message très clair. Cela se passe de mots.

Bernard Foccroulle, Cassandra, du 10 au 23 septembre 2023 au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles. Informations ici.
En marge de l’opéra Cassandra, des soirées-débats sont organisées autour de la question de l’urgence climatique, de la place de la culture dans ce processus, et le Chœur Cassandra Koor, actif dans les marches pour le climat, prestera ses chants révolutionnaires. La Monnaie a adopté le projet Green Opera afin de proposer des décors qui concourent à la diminution de l’impact environnemental, s’alignant ainsi sur les prescriptions de réduction des émissions carbone.