Le recueil Dialogues en public réunit le courrier des lecteurs du magazine communiste Vie Nuove adressé à Pasolini de 1960 à 1965. Des centaines de lettres venues de toute l’Italie le pressent alors de prendre position. Au gré d’échanges entrelaçant les différents aspects de son œuvre (sur Antonioni, Joyce, le marxisme ou bien l’Évangile), le poète-cinéaste y prodigue des conseils, explicite ses convictions et son geste créateur.
Soucieux d’interroger le pouvoir et sa propre parole, il s’y affirme démocrate, antifasciste résolu, cherchant à faire de la création artistique un moyen de connaissance, de lutte et d’émancipation. Surtout, il s’y montre affecté, ému d’un témoignage ou agacé par une missive — ce qui rend cet ensemble d’autant plus vivant que Pasolini s’y expose à la contradiction et compose avec elle. Cette anthologie, véritable laboratoire d’une pensée en train de se faire, nous restitue une expérience collective inédite dans laquelle les rapports entre l’auteur et son public sont renouvelés. Son préfacier, Florent Lahache (philosophe), ainsi que Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, qui dirigent les éditions Corti, reviennent sur cette correspondance et sa construction chorale. Une plongée au cœur du magma pasolinien…
Comment avez-vous découvert ces textes de Pasolini et comment avez-vous eu l’idée de les publier ? Quels choix avez-vous dû opérer, notamment dans la sélection des lettres ?
Florent Lahache : C’est un livre qui m’accompagnait depuis longtemps, dans la première version publiée par les éditions du Sorbier en 1980 qui n’avait jamais été rééditée depuis. Comme mon exemplaire tombait en lambeaux, j’avais besoin que quelqu’un le republie. Je ne suis pas un spécialiste de Pasolini – c’est une vraie théoricienne du cinéma, Jennifer Verraes, qui me l’avait mis entre les mains dans les années 2000 –, mais quelque chose me retenait dans ces Dialogues, leur manière de produire une caisse de résonance de l’histoire politique du 20e siècle à partir du contexte particulier de l’Italie d’après-guerre. C’est un effet de l’étrangeté de la modernité italienne, qui télescope sans médiation le « néo-capitalisme » et « le monde antique », pour le dire comme Pasolini, avec des héritages artistiques, intellectuels, politiques, religieux aussi omniprésents qu’anachroniques. Quand Pasolini évoque son projet d’un poème satirique en prose inspiré d’« un Dante de bandes dessinées » pour décrire l’enfer capitaliste à travers les yeux d’une prostituée, ses correspondants ouvriers n’ont pas l’air particulièrement déconcertés. On voit dans ce livre comment Pasolini a voulu construire la table de montage de tous ces morceaux d’histoire qui flottaient pour lui à la surface du présent.
Marie de Quatrebarbes : Quand Florent nous a fait découvrir les Dialogues en public, nous étions en train de préparer l’année éditoriale 2023, celle de la transmission des éditions Corti et notre première année comme éditeur·rice·s dans cette maison. Nous avions pour projet de lancer une nouvelle collection d’essais chez Corti, qui placerait en son centre la question de l’adresse. Dialogues en public nous a semblé parfait pour ouvrir cet espace, en raison justement du type d’énonciation que permet le format du courrier des lecteurs : à la fois très adressée, puisque Pasolini répond à chaque lecteur ou lectrice qui lui écrit, et très ouverte car Vie Nuove était un magazine à grand tirage et Pasolini une figure publique déjà très célèbre qui avait conscience des effets de sa parole sur le collectif. L’édition italienne originale se présente comme une anthologie de ce courrier. Nous avons choisi de resserrer cette sélection autour des lettres portant plus particulièrement sur la littérature, le cinéma et la politique et d’écarter celles qui nous semblaient plus circonstancielles ou attachées à des événements très spécifiques de l’Italie des années 1960. L’idée était que ce livre puisse être lu et apprécié au-delà d’un intérêt exclusif pour les études italiennes ou même pasoliniennes.
Maël Guesdon : La découverte de ces Dialogues a aussi été d’abord une expérience de lecture : l’impression de plonger dans un objet de pensée en relief, une sorte d’espace dans lequel les idées pouvaient se déplacer sur plusieurs dimensions simultanément. Cette impression est créée par la dimension collective du courrier – avec son jeu de questions-réponses, la variété des tons, la multiplicité des points de vue – mais aussi par la forme spécifique de l’anthologie avec son effet de condensation puisque les Dialogues rassemblent, en un volume, des échanges ayant eu lieu sur plusieurs années, ce qui laisse la possibilité, à quelques pages d’intervalles, de jeter des ponts entre des lettres parfois éloignées dans le temps. Ce dispositif produit des effets de montage et de sens, comme lorsque l’on passe d’un échange consacré à des choix esthétiques précis à une lettre politique puis à des demandes plus personnelles ou des analyses de films. Mais la profondeur vient aussi de l’effet de juxtaposition que produit l’ensemble, qui donne à lire à la fois le point de vue d’anonymes – qui n’ont habituellement pas voix au chapitre – et le discours que, de réponse en réponse, Pasolini construit sur son œuvre et sur la société italienne des années 1960.
On sait que les années 1960 sont celles où Pasolini, déjà reconnu comme poète, se met au cinéma, d’Accattone en 1961 à L’Evangile selon saint Matthieu en 1964. Ces années l’introduisent donc davantage au grand public, au moment même où il s’essaie à des expérimentations toujours plus nombreuses. Chrétiens et communistes l’interrogent d’ailleurs sur le sens de ses films, comme s’il fallait que Pasolini soit l’un des leurs, sinon un hérétique. Pouvez-vous revenir sur le contexte intellectuel de ces échanges ? S’agit-il d’années charnières ?
Florent Lahache : Pour le lecteur d’aujourd’hui, Pasolini est une figure déjà constituée, précédée d’une légende un peu scandaleuse mais aussi un peu figée. Ces Dialogues permettent de revenir au seuil de cette construction, à un moment où il n’est pas encore saturé par sa propre exposition, même s’il en thématise déjà les effets puisque les procès et les attaques s’accumulent. Dans le fil des échanges, on le voit transmettre de plus en plus des poèmes et des projets de scénario – La Rabbia, Uccellacci e uccelini – comme s’il voulait se ranger derrière son œuvre, éviter que ses opinions personnelles soient le centre exclusif de la discussion. On a d’ailleurs le sentiment que la rubrique s’interrompt parce que cette tentative ne fonctionne pas comme il le souhaiterait. La dimension tâtonnante, un peu exploratoire, de ce rapport d’adresse est perceptible à l’œil nu. L’enjeu manifeste pour Pasolini est de tenir une position d’échange qui ne soit ni factice ni instrumentale avec le lectorat communiste. Cette correspondance semble être pour lui une sorte d’exercice spirituel de sincérité – à chaque page, son critère est de dire-vrai, le principe qu’il suit farouchement, quitte à devoir reformuler. Miser sur le dire-vrai dans le contexte de montée en puissance de la communication, des mass médias, de la publicité, d’un certain faux-semblant dont les années 1960 ont été la cristallisation, ne va clairement pas de soi. Mais cette lutte contre les abstractions n’est pas aussi quichottesque qu’on pourrait le croire : la décennie déboucha bien sur un grand moment de prises de parole qui prenait à revers aussi bien le règne des médias que celui de la textualité. À sa manière anticipée, cette correspondance a en réalité un pied dans les événements de 68.
Si Pasolini se prête au jeu de l’entretien, c’est en refusant une position de maîtrise. Il est d’ailleurs frappant de le voir à la fois s’adapter à son interlocuteur et garder sa franchise, analyser par exemple les rapports de classe en Italie, évoquer la sexualité, ou bien se livrer sur sa vie, avec une même obstination à déjouer les préjugés, contester l’ordre établi et créer d’autres perspectives. Or, la recherche d’un nouveau langage est aussi propice aux conflits et malentendus — ce qui rend la position de Pasolini paradoxale. Pouvez-vous préciser la place singulière que lui-même occupe dans cette correspondance ? A quel projet répondait-elle ?
Florent Lahache : On peut lire ce livre comme un cas d’étude sur l’énonciation égalitaire et les problèmes qu’elle rencontre dans une société inégalitaire. Rappelons le principe : Pasolini choisit non de tenir une chronique, mais de répondre aux courriers des lecteurs ; et puisque le cadre de ces échanges est un hebdomadaire communiste, on s’écrit ici entre camarades. Le problème est que Pasolini n’est pas qu’un camarade, c’est aussi un intellectuel en vue à qui l’on prête un regard avisé, à qui l’on demande conseil, que l’on interpelle de manière pressante, et qui va répondre chaque semaine en reconduisant une sorte de division du travail intellectuel. Il y a dans ces lettres une contradiction insoluble : Pasolini veut être un parmi les autres (« je vous demande d’avoir le comportement le plus démocratique possible, afin que le mien le soit également »), mais c’est tout de même toujours à lui qu’on demande son avis. Si cette tension est productive, c’est que les lecteurs ne se montrent pas très intimidés et que Pasolini n’est pas dupe du problème que pose la centralité de sa position. Il en résulte des moments de tension qui amènent de vrais échanges. L’endurance de part et d’autre à jouer le jeu alors que le dispositif est un peu vicié est même admirable.
Quand on y réfléchit, c’est presque délirant. Ça en fait à mon sens la beauté spécifique : il y a une audace d’énonciation des lecteurs, et une audace de Pasolini à chercher le réel d’une adresse dont je ne vois pas d’équivalent. Dans la longue histoire du genre épistolaire, quand il ne s’agit pas d’échanger entre pairs, on préfère généralement se livrer à la fiction d’un interlocuteur profane, inventé de toutes pièces ; la fiction permet d’endosser une position idéalisée, magistrale et prescriptive du savant sans être dérangé par la contingence d’une altérité un peu trop réelle. C’est cet artifice que Pasolini décide de contourner, avec le risque d’imprévisibilité que cette décision entraîne.
Plus largement, pourquoi publier aujourd’hui ce Pasolini à destination du lectorat français ? Est-ce à dire que sa voix aurait encore pour nous une actualité, lui qui était « viscéralement rétif au monde tel qu’il va » ?
Marie de Quatrebarbes : Ce qui nous intéressait, dans le geste consistant à faire reparaître les Dialogues en public plus de quarante ans après la première édition, c’était de voir ce qu’un tel dispositif pouvait donner à comprendre, en miroir, de notre époque. Il est saisissant de suivre comment le dialogue s’établit ici entre un intellectuel déjà très identifié et toute une partie de l’Italie, y compris prolétaire, y compris bourgeoise, y compris communiste, y compris fasciste. Ce qui frappe, c’est la façon dont Pasolini répond à chacun·e avec ce qui nous semble, aujourd’hui… une forme de spontanéité. Sa parole ne paraît pas mesurée, étudiée systématiquement pour plaire ou provoquer ou faire débat. Pasolini tente une expérience sociale et politique qui, à nos yeux, peut ressembler à une petite utopie. Dans ce cadre, il ne se prive pas de faire preuve d’humeur, il s’agace ou s’émeut. Même son ton parfois un peu paternaliste peut jouer comme une preuve de non-condescendance vis-à-vis de ses interlocuteur·rice·s. Il ne simule pas une fausse horizontalité. Il connaît les rapports de force et les verbalise, de même que les personnes qui lui écrivent lui demandent parfois des comptes à cet égard. Mais à aucun moment Pasolini ne se place en modèle ni n’héroïse sa position en feignant une sorte de fausse modestie. Ce qui est beau, et ce qui semble à vrai dire très étonnant du point de vue de notre époque, c’est tout simplement qu’on a l’impression de lire des échanges qui, bien que publics, ne sont pas entièrement dans la communication.
Une correspondance, d’habitude, est justement une affaire privée. Que se passe-t-il lorsqu’elle devient publique et ne concerne plus des intimes, mais fait écho à une myriade de voix anonymes : des jeunes écrivains, des ouvriers, des militants, des femmes ? Pasolini écrit : « c’est l’expérience directe des problèmes des autres qui a radicalement transformé mes problèmes à moi. » En quoi éprouver ou recueillir la parole des autres lui est-il nécessaire ?
Florent Lahache : Je dirais deux choses. D’abord, tout le travail littéraire et cinématographique pasolinien repose sur un art de l’emprunt, de l’imitation, de la citation et du mélange – ce qu’il a théorisé sous les noms de pastiche, de mimèsis, ou de discours indirect libre. Ce principe l’oblige à observer, à écouter, à sonder des subjectivités singulières en tant qu’elles lui paraissent signifiantes. Mais cet exercice de sondage des autres n’est pas dissociable d’une espèce d’auto-sondage auquel il s’est livré de manière assez intense : dans tous ses essais, il est clair que penser et ausculter sa pensée ne font qu’un, comme s’il était complètement rivé aux bifurcations de son flux mental. Il est frappant de voir dans les Dialogues combien il invoque « le raisonnement », constamment. Il parle quelque part de « la fureur analytique qui [le] caractérise » : il y a en lui quelque chose d’une réflexivité débridée qu’il porte jusqu’à la logomanie. On comprend donc que le dispositif du courrier des lecteurs lui permet de satisfaire cette double exigence : récolter des matériaux subjectifs chez les autres afin de faire vivre la mimèsis, et se livrer au processus de fixation de ses propres idées, quand bien même et surtout parce qu’elles sont proliférantes. Mais ce qui importe, c’est que des flux mentaux puissent se brancher les uns sur les autres, que ça circule.
D’autre part, il faut considérer la forme de ces échanges : le plaisir de lecture des Dialogues est inséparable de la très grande liberté qu’autorise le genre épistolaire. Investir la correspondance n’est pas indifférent, c’est un hypergenre, un genre qui rend possible la coexistence de différents genres : narratifs, théoriques, poétiques, etc. Pasolini exploite à fond cette possibilité, alternant parfois à l’intérieur d’une même lettre le concept et le récit, la confidence et la critique de cinéma, la petite anecdote et l’analyse politique, le portrait psychologique et la fresque historique. Il faut lire par exemple sa description suffocante d’une descente dans une mine de charbon (« Je me suis donc faufilé dans cet interstice et, à moitié étouffé, je suis entré dans la taille – un boyau dans lequel on devait avancer pliés en deux, au milieu des étais qui soutenaient le toit de terre menaçant, la montagne entière qui se trouvait au-dessus de nous »). Elle surgit comme un fragment de roman entre une réflexion sur la grève et une critique des faux chrétiens. Devant chacune de ces lettres, on sait qu’un virage stylistique ou une rupture générique nous attend virtuellement. De ce point de vue, les Dialogues ne sont pas dans un rapport d’extériorité à son œuvre, ils participent d’une même démarche – c’est toute l’œuvre de Pasolini qui tend en fait vers l’hypergénérique.
Vous écrivez dans la préface que ce courrier des lecteurs « court-circuite le système de la parole autorisée », en ceci qu’il « pose le langage comme une matière collective et défend une conception polyphonique du discours », dévoilant un « hors-champ » social. Pouvez-vous revenir sur ce dispositif composant, dites-vous, un « communisme littéraire » ? En quoi la littérature se prêterait-t-elle mieux que la politique à réaliser l’utopie d’une communauté des égaux ?
Florent Lahache : Je ne dis pas tout à fait que cette correspondance est un dispositif communiste, mais que c’est cette possibilité qu’elle interroge. Elle participe à mon sens d’un mouvement plus large d’expérimentation des rapports auteurs-lecteurs dont on peut faire remonter la généalogie à la révolution bolchévique, sinon à la Commune de Paris. Ces tentatives postulent que le communisme artistique est un grand X, ce qu’il faut inventer parce que nous n’en avons pas de modèle prédéfini, seulement des expériences ponctuelles qui ne sont guère généralisables : du « luxe communal » au ciné-train d’Alexandre Medvedkine, de la littérature factographique aux ciné-tracts des années 68, les expérimentations auxquelles on peut penser sont inscrites dans des conjonctures particulières, relatives à un état de la superstructure et qui ne sont jamais que des ballons d’essai. Dans les années 1960, Pasolini a pensé nécessaire d’interroger la toute-puissance de l’auteur, son privilège d’intellectualité, son génie solitaire, toutes ces mythologies auxquelles il reproche de soumettre la langue littéraire à une normativité bourgeoise. Il n’est pas difficile de partager ces constats critiques ; il est plus compliqué de formuler les positivités qu’ils ouvrent. Quelles inventions permettraient de lever ces idéologèmes, de produire un autre circuit ?
En lisant les Dialogues, je pense souvent à un précédent, à savoir le programme que Bertolt Brecht avait conçu dans les années 1930 pour la revue internationale des écrivains antifascistes, Das Wort. Il proposait notamment deux principes : que l’engagement intellectuel ne peut se satisfaire de déclarations de sympathie à l’égard des opprimés – un engagement qui ne renouvelle pas la forme des œuvres elles-mêmes n’a aucun intérêt parce qu’il n’aura aucun effet. D’autre part, il suggère que les contributeurs mettent publiquement en discussion leurs techniques littéraires : un écrivain communiste devrait expliquer quelles sont ses méthodes, ses emprunts au répertoire littéraire, comment il s’y prend concrètement pour écrire une scène comique, quel usage il fait des adjectifs, comment il retravaille un brouillon, etc. Mettre ces éléments sur la table, c’est les rendre appropriables, open source si l’on veut ; c’est aussi démystifier l’aspect magique de la production artistique, tout ce qui entretient le rapport inégalitaire avec le lecteur ou le spectateur.
Au même titre que les recherches cinématographiques de Pasolini, les Dialogues appartiennent à cette histoire : il s’agit pour lui de mettre à la discussion ses projets, ses idées, ses procédés, mais aussi d’objectiver auprès de son lectorat ses conditions matérielles d’existence. La difficulté ou la réserve, c’est que Pasolini semble un peu coincé entre deux mondes : d’un côté il vient d’un paradigme où les maîtres existent, et il veut en tirer une force ; de l’autre, il entre dans un moment où la position de maître est devenue un problème, et il entend bien la révoquer. Il est un passeur entre deux structures, d’où l’étrangeté de son énonciation : c’est toujours un peu comme maître qu’il veut déconstruire la position de maîtrise. Ce qui échappe à mon sens à cette ambivalence, c’est son audace formelle, ce qu’il invente dans l’écriture, dans le montage, dans sa manière de dialectiser le minoritaire et le classique, d’articuler la violence et la farce, autrement dit quand ses formes mettent en acte la complexité que son discours revendique.
Pasolini est toutefois devenu un fétiche antimoderne que la droite identitaire et ses affidés littéraires se plaisent à récupérer, ce qui interroge sa critique de la société de consommation. On peut d’ailleurs s’étonner d’une rupture de ton entre ces Dialogues, où Pasolini défend les marges et « l’idéal humain de la douceur », et les Écrits corsaires (1975) où le progressisme, associé au consumérisme totalitaire, se voit opposer des cultures précapitalistes mythifiées. Relire les Dialogues permet-il de mieux cerner le cœur de son antifascisme, voire de le raviver ? Comme le suggère votre préface, son goût du multiple paraît plus proche de Deleuze et Foucault…
Florent Lahache : Même quand ses prises de position sont équivoques, il faut se souvenir que l’antifascisme est sa ligne directrice, du début à la fin. C’est le même Pasolini qui écrit une diatribe contre les cheveux longs et qui réalise ce film infernal sur la République de Salò. La lecture réactionnaire fonctionne toujours par omission, on ne l’entend pas beaucoup gloser sur Pétrole ni sur Porcherie. Dans les Dialogues, ses pages sur l’exaltation de la virilité comme ressort de la psychologie fasciste sont parmi les meilleures ; elles contiennent d’ailleurs beaucoup de résonances avec l’actualité des luttes féministes. Mais comme Pasolini invoquait le fascisme plus qu’à son tour, on a sans doute fini par penser que c’était chez lui une figure de style. Quand les théoriciens des années 1970 – Deleuze et Guattari, Foucault, Barthes – parlaient du fascisme latent des démocraties occidentales, on se disait aussi qu’ils exagéraient un peu. Tous ces auteurs, d’Adorno et Brecht à Pasolini et Rancière, ont pourtant toujours dit une chose simple : les conditions du fascisme sont inhérentes aux sociétés de marché ; nous y sommes donc suspendus aussi longtemps que règne le capital. Horkheimer l’avait formulé de manière lapidaire dans les années 1930 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme, qu’il se taise à propos du fascisme. » On fait mine aujourd’hui de s’étonner que la menace revienne, comme si ces avertissements n’avaient pas eu lieu ; il faut croire que l’anticommunisme rend sourd.
Mais soustraire Pasolini aux lectures réactionnaires n’implique pas de le lisser ou de le rendre conforme aux canons politiques contemporains. Il faut donc essayer de redire son équation et ce qui lui arrive au début des années 1970. Son postulat élémentaire est que le prolétariat italien d’après-guerre est structuré par une culture prémoderne, préindustrielle, dont la substance est partagée par le monde paysan et le tiers monde – il y a chez lui une sorte d’internationale secrète du « monde antique ». Il perçoit dans cette culture préindustrielle une force de désir rivée à même le corps et un fond de résistance à la culture capitaliste, à la raison calculatrice, à la volonté de dominer. Il faut bien comprendre : les personnages pasoliniens ne sont pas innocents, ils sont seulement hétérogènes à la logique des maîtres. Le problème selon lui est que cette hétérogénéité se dissout subitement au contact de la société de consommation. Si c’est le cas, et Pasolini semble tout de même aussi catégorique qu’interrogatif, alors c’est tout son édifice qui se disloque, et sa propre position de porte-voix avec lui. Rétrospectivement, on se demande comment il a pu croire que les subjectivités préindustrielles pourraient durablement résister à la culture capitaliste, mais c’est son cap, le point qu’il veut tenir, son « impossible », dirait Badiou. Il y a certainement chez lui une part de fantasme dans la construction de ce paysage, mais l’idée que les maîtres exploitent d’autant plus que la jouissance des esclaves leur échappe – qu’une jouissance échappe bel et bien et que c’est insupportable aux yeux des maîtres – est tout sauf dénuée de sens pour nous aujourd’hui. Elle aide à comprendre ce que « tenir » veut dire.
Cet ouvrage inaugure une nouvelle collection chez Corti : Penser-situer. Or il ne semble pas anodin d’entamer une série d’essais avec ce texte foisonnant, un an après le centenaire de Pasolini. Dans ce texte hybride, le poète est à la fois celui qui répond et apprend d’autrui, celui qui « parle avec » et laisse « ces collectifs parler à travers lui ». Cette expérience du passage, transformant les rapports entre théorie et pratique, déplaçant les frontières et les genres, explique-t-elle votre choix de débuter avec Pasolini ? Est-ce une manière d’affirmer votre engagement d’éditeur, ou bien encore d’ouvrir le champ des possibles ?
Marie de Quatrebarbes : Le fait que nous sortions Dialogues en public en 2023, soit un an après le centenaire de la naissance de Pasolini, souligne surtout notre faible sens de l’opportunisme calendaire… Mais c’est vrai qu’il y a, dans le dispositif de ce courrier – daté, collectif, et qui rassemble, comme le disait Florent, des lettres mais aussi des poèmes, des scénarios, etc. –, une forme qui nous semblait lancer joyeusement une collection placée sous le signe de la parole située. Puisqu’en créant la collection « Penser-situer », nous voulions ouvrir un espace pour des essais qui prennent en compte leur situation de production et d’énonciation, des pensées qui n’ignorent ni d’où ni pour qui elles s’énoncent. C’est bien sûr exemplairement le cas de Dialogues en public mais c’est aussi le cas d’Un léger désordre de Guillaume Gesvret qui est sorti en mai dernier et qui s’appuie sur des situations vécues en cours – Guillaume Gesvret est professeur de lettres au lycée – pour construire, à partir de descriptions de ces scènes de classe, une pensée de la lecture et de la pédagogie. C’est cette contextualisation explicite et ce qu’elle produit théoriquement qui nous intéressent.
Maël Guesdon : Il y a aussi la dimension processuelle des Dialogues et le fait que Pasolini mette souvent en jeu ses réflexions du moment, ses travaux en cours, ses réactions à des circonstances présentes. C’est cet aspect ouvert de l’écrit in situ inscrit dans des terrains – tel tournage, tel texte au travail – que nous recherchons également dans cette collection. Cela peut passer par le fragment, par l’hybridité, le témoignage, l’anecdote, l’enquête… En ce sens, le nom de Pasolini, qui est associé à une pensée en mouvement, à une manière d’inscrire la parole dans des espaces précis – je pense entre autres à ses films de terrain comme L’enquête sur la sexualité ou à ses Notes ou Carnets de notes par exemple –, nous semblait de bon augure.
Pasolini avait un sens étonnant du réel, une curiosité insatiable. Ce recueil continue de le montrer à la fois intransigeant sur un plan intellectuel et moral, et protéiforme sur un plan artistique. Lui avez-vous cependant découvert un nouveau visage ? Un élément vous a-t-il surpris ou marqué ?
Maël Guesdon : Dans ses réponses, Pasolini utilise souvent des formes de mises en récit de son quotidien, des anecdotes, des observations, des moments de travail ou d’échanges. Derrière la valeur d’exemples de ces situations et la manière dont elles incarnent le propos, il y a un angle micropolitique qui parvient à rejouer les grandes questions générales, en les inscrivant dans des contextes et des rapports de forces réels et qui rendent visibles leurs angles morts. Quand on lui demande ce qu’il pense de la montée du fascisme chez « les jeunes esprits » par exemple, Pasolini raconte de manière assez détaillée la journée qu’il a passée avec une journaliste, et comment elle a su, en parlant entre autres de son désarroi devant son propre fils fasciste, créer une complicité. Il raconte le moment de discussion faussement improvisée, la baignade qu’ils partagent… Puis sa surprise quand il découvre quelques temps plus tard, l’article qui reprend, à son propos, les mensonges et clichés les plus éculés, avec un aplomb peut-être plus grand que ceux de ses pires ennemis politiques. Si bien que, d’un propos général sur l’évolution politique de telle ou telle génération, on passe à une réflexion sur ce qui définit, derrière les déclarations d’intentions et les appartenances officielles, l’opportunisme qui vient pourrir les relations, les petites trahisons dont les conséquences sont parfois énormes et finalement les liens qui existent entre une forme de bourgeoisie arriviste et le fascisme du quotidien.
C’est un exemple parmi d’autres de ce souci qui traverse autant la forme que le contenu de ce courrier, celui de ne pas séparer la pensée politique et la vie dans son sens le plus quotidien et qui passe aussi chez Pasolini par un rapport au doute et une manière de réinterroger les formes mêmes du courrier. Pasolini multiplie les tentatives pour rejouer les échanges, déplacer l’adresse, donc les effets d’autorité de l’énonciation. Il soumet par exemple souvent ses interrogations sur son propre travail en cours, demande leur avis aux lecteurs, partage ses incertitudes. Bref, c’est aussi tout un usage du doute au jour le jour qu’on voit se déployer de lettre en lettre et qui tranche avec les images figées qui lui sont parfois associées.
Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, traduit de l’italien par François Dupuigrenet Desroussiles. Préface de Florent Lahache, éditions Corti, mars 2023, 248 p., 23 €.