Justin Delareux (Écrase-Mémoire) : « Te dire ce genre de chose écrasée »

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Six ans après la publication d’Extrait des Nasses, le poète et artiste Justin Delareux publie aux éditions Pariah Écrase-Mémoire (2022), un texte poétique frappant, de ceux qui font l’effet d’une riposte ou d’une respiration. Dans Écrase-Mémoire nous retrouvons comme en 2016 cette situation du poète, entre sécession et état de siège, mais avec une logique coercitive augmentée par les situations politiques et sociales de ces dernières années.

Écrit en partie au moment des manifestations et des confinements qui suivirent, le texte dit cette nasse, ce tunnel répressif dans lequel nous évoluons depuis quelques années entre répressions policières et coercition cinglante d’un système libéral autoritaire et meurtrier : « Nous n’avons fait que traverser une suite de période arrangeantes. On ne sait fomenter que les oublis. La plus belle jeunesse ne meurt plus en prison, elle meurt avant. ». Écho troublant avec la mort de Nahel Merzouk. Faut-il encore défendre ou souligner l’investissement d’une certaine poésie qui embras(s)e le présent et le politique ?

Loin de documenter « la période » ou « l’époque », Justin Delareux écrit et performe différentes expériences d’asphyxie, d’écrasement et de domination telles que les violences policières vécues au moment des manifestations, les confinements, et la difficulté, enfin, de se maintenir debout dans un système qui nous voudrait docile et couché. Autant d’expériences où « le corps est contraint. Et en dehors comme au-dedans », où « les exceptions de lois et lois d’exceptions se succèdent comme les jours. Contribuent à étendre un ciment confus. » Il n’est pas question d’une quelconque poétisation de la lutte : le « nous » de la troisième partie-manifeste d’ Écrase-Mémoire déclare détester la politique et n’avoir rien à voir avec la littérature. La lutte nourrit l’intervention poétique tandis que la littérature est considérée comme un outil de résistance. Intervenir par le langage dans le grand espace des choses écrites et dites c’est faire un pas dans cette arène et réfléchir à une destination nouvelle à nos paroles.

Dans une veine post-situationniste, et ses « Actes-Textes », ses écritures hors-page, la question de la place de l’artiste et du poète dans la lutte est centrale dans le travail de Justin Delareux. Dans Écrase-Mémoire, cette réflexion se prolonge par une prise en compte du corps dans la ville. Cette dernière n’est plus l’espace de flânerie bourgeois ou un espace d’observation poétique  mais le lieu où s’exerce la domination d’un état-policier qui neutralise les corps, broie le commun et diminue les individus, poètes compris. Entre désœuvrement et colère, le poète anti-autoritaire se tient au milieu d’un monde libéral, coercitif et « raisonnablement clos » :

Extrait errant. Inclusion et exclusion participent d’une même entreprise. Perdu dans l’impasse d’un projet occidental je cherche un abri à ma portée. Espace creux corps contraint. Je n’adhère pas. L’encre, continuer de tirer. On va faire simple, la nuit tombe, personne ne vient.

Les rues rendues étroites par les nasses policières répondent à une asphyxie plus générale qui borne l’horizon à un enfermement productiviste : « J’avance et je trébuche sur un horizon déjà fait. Organisé de toutes parts, on nous organise. Corps devient somme de chiffres donc d’informations. Qu’importe ce qu’il produit pourvu qu’il produise« .

Cette impression d’écrasement, d’asphyxie et de nasse qui traverse les premières parties d’ Écrase-Mémoire se manifeste d’abord typographiquement. Contenues en de très étroites colonnes difficiles à lire, les premières pages parlent de disparitions : disparition des gens dans leurs foyers au moment des confinements alors que quelques mois plus tôt les rues étaient occupées par les manifestants et manifestantes ; disparition des mots pour dire, disparition des sens. Enfin, disparition du passé et disparition du futur au profit d’un présent contrôlé lors des confinements : « cette tendance à la disparition des chairs allait de pair avec celle des mots qui jusqu’alors caractérisaient l’homme, une politique menait le monde au pas et à la perte » ; « famille, travail, loisir, que ces systèmes contribuaient à faire taire tout ce qui pouvait encore être dit. »

La mise en page morcelle la lecture, empêche toute fluidité du sens que l’on saisit par à-coup. Comme une immense phrase brisée toutes les trois syllabes, ces premières pages dénaturent dans un même temps la lecture et le rapport au langage qui trébuche comme le poète sur l’horizon. Le réel se dérobe dans l’angoisse et dans l’étroitesse. Personne ne peut lire une phrase à la volée par dessus l’épaule, il faut déchiffrer, et il y a là quelque chose de l’ordre de la clandestinité : on ne peut pas saisir, d’un bref coup d’œil, qu’on lit un texte qui confronte le système à ses aberrations dignes d’une dystopie bien pensée.

Hommes-malgré-eux, n’avaient plus ni mot à contestation, ni corps d’affront, il ne s’agissait là ni vraiment de science ni vraiment de fiction, le futur avait été aboli au profit de l’engagement présent, le passé était trié, réécrit, oublié, au profit de la disparition même de l’avenir proche.

Nous comprenons cette grande chaîne rompue de disparitions à travers la description abattue d’un touriste errant au milieu d’une humanité déboussolée et déboussolante. Loin de l’emblème de la légèreté ou de l’idiotie, le touriste semble être la personne qui n’adhère pas à la société « Travail, famille, loisir », la personne effarée et « situé[e] nulle part au milieu de tout », en pleine (dé)réalité.

Cette première partie précède des fragments d’expériences vécues et publiées antérieurement pour certains dans des revues comme remue.net, Pli, Nioques, ou encore dans le journal Lundimatin. Aux travers de ces fragments réunis, une chronologie se dessine et interroge. Comment sommes-nous passés d’un moment de lutte historique avec les manifestations portées par les gilets jaunes, à un moment de restrictions et de silence tout autant historique marqué par des mesures de confinements et de couvre-feu ? : « J’affirme qu’il y a eu un mouvement dense d’aller vers l’en dehors, des millions de personnes ont quitté les foyers pour rejoindre toutes sortes de centres, contre les pouvoirs. [Mouvement écrasé brutalement.] J’affirme qu’il y a désormais le mouvement inverse imposé autoritairement, mouvement massif de retours vers l’en dedans, d’un retour aux foyers. Et que ces foyers veulent être contrôlés par ceux qui donnent l’ordre de s’y cloîtrer. Ce n’est toujours pas de la poésie. Et que dire de l’approbation ? »

Pourquoi affirmer ? Avons-nous trop facilement occulté ce passage problématique du presque-tout au quasi-rien ? Ces évènements ne nous auraient-ils pas révélés à nous même plus dociles et arrangeants que nous l’imaginions ? Rien n’est simple mais Justin Delareux pointe avec justesse ce basculement en mal de formulation. D’une formulation à une autre, un texte poétique qui raconte l’expérience des manifestations dans les métropoles est chose rare.

« Quelque chose ou quelques-uns me contiennent. M’écrasent m’entourent me cernent me tracent me taisent. Quelqu’un devenu chose m’éteint. Je tiens debout je cours je saute je fuis pour ne pas mourir. Tenir debout est une histoire. Une histoire, deux secondes. Tenir ici courir aveuglé. Quitter les gaz. Tomber tremblant. Sauver les yeux. Avec les siens. Le bloc noir n’est pas un entre-soi. Le bloc noir est dispersé. Aucun ordre ne doit désormais nous toucher. Que l’armée brûle. Marche et crève. Nous ne sommes pas rassurés. Les rues des poisons, des impasses, des pièges, nos rues occupées à récupérer. Avec ou sans plan. On est content, on sait faire semblant. »

La peur, les tremblements, les yeux qui brûlent, la crainte de perdre une main, une partie du crâne ou les yeux, sont souvent l’apanage de témoignages diffusés occasionnellement comme s’il s’agissait d’expériences individuelles, des écarts ou des manques de chance et non une répression systémique et systématique. Justin Delareux parle « de corps » plutôt que de manifestants ou de militants. Voilà qui fait blêmir : « Les corps sont frappés, roués de coups, asphyxiés, traînés sur le goudron, les corps ne sont plus grand-chose pour ceux qui les mutilent ». Ce choix lexical ravive à notre mémoire écrasée les premières utilisations massives de gazes sur des corps au siècle précédent :

« Il s’agit de corps gazés par d’autres corps. Vous, malhonnêtes, viendrez rétorquer que la police ne gaze pas afin de tuer les masses présentes, quelle funeste vision de la vie avez vous. Gazer une foule, ce n’est pas la repousser ou la disperser, c’est lui nuire. Ce n’est pas l’ordre qui est maintenu, c’est la terreur. »

Nous ne sommes pas dans le « dit comme ça, il est vrai que » mais bien dans une prise de conscience que permet le langage poétique. Je m’interroge alors avec la poète et critique Emmanuèle Jawad : « La « poésie brutale » telle que la définit Jean-Marie Gleize serait-elle donc celle qui, s’exerçant le plus souvent dans une radicalité formelle, se trouve en prise directe et éminemment critique avec le monde dans lequel nous vivons ? » (L’intervention poétique, 2017 dans remue.net).

Ecrase mémoire éditions Pariah

Écrase-Mémoire fourmille d’idées pour penser ce à quoi nous avons été confrontés durant ces périodes. L’asphyxie et l’écrasement circulent dans le texte et, plus marginale quoique fondamentale, nous retrouvons aussi l’idée de séparations des corps, séparations des manifestants, séparations de ce qui est « vital » de ce qui ne le serait pas. On se souviendra des scandales sur lesquelles nous avons fermé les yeux quand certains privilégiés déjeunaient clandestinement dans les restaurants : « Une vitre sépare deux mondes. L’un attablé dans un de ces restaurants impossible, l’autre debout hurle de colère et de douleur ».

Au moment de l’épidémie et contrairement aux communications du gouvernement, nous n’avons jamais autant été séparés par des mesures hygiénistes et liberticides : « coupables en-semble est devenu un slogan, une injonction de la communication gouvernementale. On constate toutes sortes de monstres autour de nous ». Mais de tout cela, la «  civilisation qui s’en lave les mains, jusqu’à décomposition de peau ». Véridique.

Comment reconstruire du commun, être de nouveau ensemble dans les luttes ?

Nous avions veillé toute la nuit, à nous sentir debout tout seuls.

Voilà un monde chancelant qui fuit.

Qui n’oubliera pas son premier amour ne reconnaîtra pas le dernier. Voilà un monde mutilé et des médicastres littéraires en mal d’amélioration. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte, debout sur la cime du monde. Nous seuls sommes le visage de notre temps. Nous repousserons toute tendance.

Voilà l’introduction à l’ultime partie écrite d’Écrase-Mémoire, signée collectivement par un « nous » anonyme. L’énergie créatrice de ce manifeste perdrait en puissance à être commentée mais elle peut être décrite comme un grand mouvement vers l’avant, un grand « non », et des propositions pour les bases d’un art communiste. Très proche d’Antoine Volodine dans le ton avec la dimension onirique en moins, nous retrouvons aussi un écho au Manifeste Féministe de Mina Loy, citée sans l’être : « faites du monde votre salon ». Citons pour finir un autre extrait de ce manifeste qui inaugure la prise d’arme symbolique par les mots pour une confrontation nécessaire avec ceux qui organisent le réel à leur convenance :

l’insatisfaction perpétuelle, voilà notre destin. La lutte en avant, voilà notre forme de vie. Tout acte est un coup de revolver cérébral.

Nous assistons en ce moment au spectacle de nous-même. Nous affirmons que l’avenir de l’art est l’embrasement de son présent »

Le poète ne se représente pas comme un porte-parole pas plus qu’il ne se glorifie comme un David du verbe qui ferait face à un Goliath étatique : il se tient là, parce qu’il n’a pas d’autre choix. Il est, comme tout le monde, ou presque, broyé par le « grand projet impérial de l’écrasement de tout le reste ». Son choix se situe au niveau du geste et de la création et sans demi-mesure : « il n’y a pas d’art politique, il y a des escrocs. Il n’y a pas d’art engagé, il y a des traîtres ».

Confidentielle voir clandestine, la poésie de Justin Delareux n’est pas seulement « engagée ». Le poète est enrôlé par la rue et dans la rue, présent aux manifestations comme son art dans l’espace publique : il a un rôle à jouer. Son action artistique excède la poésie et nous sentons bien à lire Écrase-Mémoire, qu’elle n’est pas non plus réductible à l’objet-livre. L’écriture et l’intervention poétique sont un « espace de sabotage en distanciel », pratiques solitaires qui pourtant créent du commun entre remémoration et fabrication de projectiles.Les « petits textes en vers pilés » que Justin Delareux lance à la surface de l’oubli existent et c’est un soulagement.

Écrase-Mémoire, Justin Delareux, édition Pariah, 96 pages, 100 exemplaires, novembre 2022. 16€