Guillaume Gesvret, professeur de Lettres dans un lycée de Seine-Saint-Denis, propose dans Un léger désordre un essai sur la lecture à partir de situations de cours. Ce sont les moments d’interruption par des paroles intempestives ou « hors-sujet » des élèves qui sont le point de départ de sa réflexion littéraire et théorique. Entretien.
Un léger désordre s’intéresse aux liens entre lecture et prises de parole en se tenant au plus près de l’expérience, du terrain, dans une attention particulière aux situations concrètes de cours. Dans ces pratiques de lecture, comment le relevé des différentes situations où la parole des élèves fait irruption s’est-il précisément effectué ? Comment s’est opérée la retranscription de ces différentes situations ?
D’abord avec un seul souvenir, répété en boucle : à Stains, deux élèves m’ont dit, l’une puis l’autre, « on est entourés de grillages », alors que je leur demandais de me parler d’un détail inhabituel dans leur parcours quotidien. Brutale affirmation, dite pourtant en souriant, comme une révélation dont la puissance même est plaisante. Une prise de conscience digne d’être confirmée, et répétée. De ce point de vue, ma répétition prolongeait la leur. Je la relayais, sans être le porte-parole de qui que ce soit, interrogeant sa qualité d’attention particulière. D’autant plus que la « crise de l’attention » était devenue un thème important de la critique du capitalisme contemporain.
Il a donc fallu prendre quelques notes pour se souvenir de ce à quoi ces paroles voulaient se rendre attentives, en rendant attentifs les autres, déplaçant ou réinventant le sujet donné : « On est entourés de grillage, en fait », mais aussi « c’est le poids de l’univers », « le rythme est joyeux alors que le contenu ne l’est pas », « juillet existe à peine », ou tel développement à deux voix sur le terme « mabouya », du nom d’un lézard existant au Mali et en Martinique. Chaque fois sans aucun rapport avec ce qui était demandé.
En attendant d’écrire un livre ou un article, projets bien incertains, il ne fallait rien faire d’autre qu’attendre justement, puisque, contrairement aux archéologues ou aux sociologues, il n’y avait aucun terrain à explorer volontairement. D’ailleurs, le relevé se faisait avec des délais très variables. Parfois quelques années après. Parfois le soir même. Le seul critère était que la « remarque » devait être suffisamment frappante pour avoir interrompu tout le monde, et pas seulement attiré mon attention – sauf exceptions. Ensuite, elle était contextualisée succinctement par écrit, au milieu d’un journal-brouillon bien plus général, mêlé de considérations universitaires ou pas universitaires du tout, surtout pour indiquer le tranchant de l’interruption : ce dans quoi elle interférait, consigne ou cours magistral, silence espéré ou cliché redouté, traversés d’un coup par autre chose que la sempiternelle réponse attendue.
D’où une série de quelques ponctuations qui ne forment même pas une constellation, tant la constellation se confond avec la volonté du constellé de la figer dans une projection en deux dimensions. Comme les deux dimensions d’une page. Et même si j’avoue que certains thèmes ont été sélectionnés après-coup, par souci de variété ou d’intérêt à plus large échelle, de mon point de vue : le complotisme, l’histoire coloniale, l’environnement architectural, ou encore l’attente angoissante d’une régularisation pour certains élèves, à l’approche de la majorité.
L’acte de parole dans ces situations de cours est saisi dans son surgissement et au regard de l’effet de surprise qu’il produit. En quoi cette prise de parole nécessite-t-elle une disposition singulière, une ouverture à l’imprévu ? Cette prise de parole « hors-sujet » est-elle paradoxalement la forme réussie d’une pratique de lecture ?
Il y a un art d’interrompre, voire une politique de l’interruption, pour rendre attentif autrement, à autre chose. Et dont l’enjeu paradoxal serait ici de faire de l’inattention, de la distraction, le point de départ d’une attention supérieure à des « sujets » qui importent plus, ou simplement au réveil d’une sensibilité élargie, plus intense.
Ces moments de lecture, d’un fragment de texte, d’un morceau de paysage par la fenêtre, d’un souvenir récent ou d’un destin incertain, m’ont d’ailleurs obligé à penser aussi l’espace de leur lecture, son support mobile. C’est-à-dire ma lecture de leurs lectures. Ni film ou pièce documentaires, ni enquête scientifique, mais des effractions imprévisibles qui apparaissent dans le livre, après la première évocation, selon une intermittence comparable à celle de leurs apparitions en cours. Moins pour les mimer que pour faire jouer cet effet de surprise dans la temporalité de la lecture. Comme si leur effet déstabilisant n’en finissait pas d’opérer, et leur parole de résonner, même dans le contexte différent d’une publication. Une prise de parole n’est rien sans ses contrecoups et après-coups, et même ses malentendus ou incompréhensions partielles, que j’ai aussi essayé de mettre en jeu.
Si l’approche sociologique ou strictement pédagogique n’est pas retenue, des éléments concrets alternent néanmoins dans le texte avec une approche théorique. L’ensemble se structure par connexions de ces éléments dans l’organisation symétrique des différentes sections avec la mise en place de titres repris d’une partie à l’autre du livre. Ainsi une double section reprise sous son titre « L’élève et la grille ». Comment une séquence de classe et la remarque hors-sujet d’une élève (« on est entourés de grillages ») entre-t-elle ainsi dans la structure même du texte ? Quelles modalités de composition ont été choisies dans l’élaboration de cet ensemble ?
Il fallait rendre sensible cette double approche : il se passe des choses dans la réalité la plus prosaïque, repoussante pour beaucoup (l’école), qui évoquent étrangement les œuvres de l’art, de la littérature, de la pensée les plus exigeantes, parfois les plus abstraites dans tous les sens du terme, devenus d’un coup très concrètes. Travailler sur la grille dans l’art contemporain, dans le cadre d’une recherche personnelle, et entendre la phrase « on est entourés de grillages », laisse d’abord sans voix. Et sans possibilité, y compris disciplinaire, même la plus accueillante, du type recherche-création, de défendre cette continuité d’un point de vue comme le mien, intermédiaire, face à la différence des institutions (le secondaire et le supérieur), des milieux, des cultures, des goûts. Sur fond d’une implacable hiérarchie, peu malléable.
Il ne s’agit même pas de revaloriser une culture qui aurait besoin de l’être. Pas besoin de porte-parole, c’est la base. Mais seulement, pour commencer, d’inscrire ces paroles dans un monde de discours où elles n’ont aucune place habituellement. Il fallait donc se risquer dans un essai au sens fort, très subjectif et très objectif, très impliqué-personnellement et très théorique-impersonnellement, forcément hétérogène, pour marquer cette différence initiale, et cette inclusion d’un monde dans un autre qui ne va pas de soi, c’est le moins que l’on puisse dire. « Pire » encore : le but n’était pas seulement de mieux comprendre l’intérêt de ces paroles d’élèves, de leur contenu et de leur mode d’apparition, grâce à une pensée de la lecture chez Gilles Deleuze et à une histoire de la performance et de la comédie à travers les siècles ; le but était aussi, et surtout, de mieux comprendre ces pensées et pratiques grâce aux élèves eux-mêmes, à partir de leurs prises de parole. J’espère avoir rendu sensible ce léger paradoxe, voire ce renversement. Si ces paroles traversent le livre, elles ont aussi un rôle primordial dans sa structure : je les ai disposées comme des points de départ ou de relance pour la pensée, pas comme de simples illustrations pour la théorie.
Mais ce n’est pas tout. Entre ces remarques d’élèves et les moments théoriques, est apparu encore autre chose : à distance un peu souple de la maîtrise universitaire d’une part, et du risque documentaire de fétichiser ces rares moments d’autre part, des souvenirs ont émergé. Flous, un peu fictionnés, à peine « d’enfance ». Si lointains qu’ils tendaient à une espèce d’abstraction, sans possibilité naturelle de dire « je ». « À la Deleuze », si on veut. Souvenirs d’attente, de frontière infranchissable ou franchissable, angoissés ou passionnés. Souvenir aussi de lorsqu’un nom ne définit pas encore trop lourdement un sujet, d’autant plus maniable alors, en écho à l’histoire d’Ulysse se faisant appeler « Personne » par le Cyclope pour échapper à sa vengeance collective, ce qui intrigue d’ailleurs tout particulièrement une élève que je cite. Comme si se libérer d’un Cyclope pour partir à l’aventure, ou bien se mettre à parler, à écrire (trouver une phrase qui m’emporte un peu malgré moi hors de moi), avait à voir avec cette mise en suspens du nom. Son interrogation et sa mise en jeu par d’autres moyens qui le déforment, le revendiquent ou l’oublient. Et ce n’est pas sans courage quand on subit un « appel » plusieurs fois par jours, plusieurs années durant, toute la vie parfois, ce qui aurait plutôt tendance à empêcher ce jeu avec soi… J’opère moi-même, de ce point de vue, le plus discrètement possible. Voilà un effet concret du livre : ne pas faire trop souvent l’appel. Les compter plutôt. Ce qui n’est peut-être pas beaucoup mieux !
La structure d’Un léger désordre appelle donc une circulation de la lecture entre des ingrédients différents, plus ou moins mélangés. Ce qui l’emporte plus simplement à la fin, du point de vue de l’écriture en tout cas, c’est ce jeu entre le développement assez ample, suffisamment enchaîné, d’un récit ou d’une explication, et la concentration soudaine d’une seule phrase. A chacun la sienne, ensuite, à la lecture, c’est un espoir. A chacun de choisir ou réécrire la sienne, aussi bien.
Finalement, lire, écrire, parler, vivre échangent leur place. Lire, c’est souvent relire, ou lire la lecture d’un autre. Et écrire, réécrire en relisant, etc. En lisant en écrivant. On connaît bien ces paradoxes, toute cette intertextualité ou inter… autre chose, qu’il fallait rendre sensible dans d’autres contextes que la seule étude des œuvres du patrimoine, en passant de la lecture savante aux lectures de ces prises de parole, dans ce contexte social précis. Sans nier l’importance, y compris pour m’y rendre sensible, de cet entraînement à partir des œuvres anciennes, « modernes » ou « contemporaines » ; celles en particulier qui mettent en scène leur lecture pour mieux la réinventer, pleine de lacunes, de contradictions, d’énigmes, mais aussi de réveils, d’appels à renaître, et à s’inventer un « étrange orgueil » comme dit Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, que personne n’inventera à notre place. L’orgueil d’une renaissance à la fois politique et culturelle dans son cas. L’orgueil, aussi bien, d’une lecture réussie, celle d’autres signes que ceux qu’on nous avait soumis. L’orgueil enfin d’une prise de parole comme acte qui fait événement et appelle l’attention de l’autre, plutôt qu’il ne la rejette. Face à des conditions dont ces jeunes gens se saisissent très bien tout seuls, et dont ils comprennent certains ressorts d’eux-mêmes.
Le volume se fonde sur une multiplicité de références issues de différents domaines associant étroitement littérature, cinéma, peinture, performance, philosophie, psychanalyse… Comment ainsi l’analyse de la disjonction entre voix et image dans certains films analysés par Gilles Deleuze peut-elle opérer sur la compréhension des pratiques de lecture dans des situations de cours ?
Ce moment de la conférence à la Fémis de Deleuze, sur la disjonction voix-image chez Duras ou Straub et Huillet, me poursuit comme un bon passage d’un morceau qu’on se répète en boucle sans souci du qu’en dira-t-on. Ou avec souci, parfois. Je le connais quasiment par cœur, j’ai même tenté de mimer les gestes du philosophe, une fois, avec des amis théâtreux, dans un essai de conférence performée. De tête. Lui trouver sa place dans le livre, à cet endroit si peu prévisible pour ce philosophe qui détestait, paraît-il, être interrompu dans ses propres cours, c’était la moindre des choses. Et bien sûr, en tant que penseur de l’événement, donc d’un élément relégué parmi tant d’autres hors de l’ordre du discours occidental : l’imprévisible, qui n’en finit pas d’avoir mauvaise presse, tant il est immédiatement assimilé à une mauvaise nouvelle. C’est dommage. Il y a une impossibilité à saisir l’événement qui est la condition d’un jeu dont l’insolence enjouée des élèves est le signe patent. Mais cette impossibilité rappelle aussi l’aporie de certaines performances artistiques : comment faire exister une performance qui refuse par définition l’archivage, sans en faire une archive, et lui redonner le statut d’objet réifié et marchandisé, narcissisé et signé, qu’elle refusait pourtant ?
Penser l’imprévisibilité d’une lecture, surtout dans ces conditions scolaires, contraintes, irreproductibles, permet peut-être de sortir de l’impasse, c’est une hypothèse que je glisse : c’est en effet penser quelque chose qui, pour le coup, n’en finira pas de se modifier, d’éviter l’objectivation facile. C’est un poncif (on relit toujours autrement, avec de nouveaux bénéfices, une œuvre qu’on a aimée), mais c’est un poncif devenu joie expérimentale, aussi dans certains de ces films dont parle Deleuze, en effet, dans cette conférence et dans ses livres sur le cinéma : des films devant lesquels, parce qu’on a disjoint le son et l’image, le spectateur est obligé de tomber sur des résonances toujours différentes de l’une avec l’autre. Une voix parle d’un fantôme préhistorique tandis qu’on nous montre le Paris des années 1970, à l’aube, et je vois chaque fois un fantôme différent, et pas seulement de ma naissance à venir.
Une surprise à coup sûr. Un autre rapport entre la parole et le monde perçu, dont les dessous et le hors-champ font pression. Toute une mémoire anonyme qui passe dans la voix, désignée, inventée par la voix. Je comprends mieux maintenant, si tant est qu’ils soient compréhensibles, ces films de Duras, Straub et Huillet, ou Godard, cités par Deleuze, grâce aux élèves de Stains, Montreuil, Aulnay. Même si ces films sont tout aussi différents des prises de parole d’élèves que chaque prise de parole est différente l’une de l’autre. Pourtant, elles aussi font jouer d’insoupçonnables rapports, visions, mémoires oubliées, qui troublent la douce coïncidence apprise des mots et des choses ; des mots qui prétendent s’accorder aux choses pour en refléter l’ordre nécessaire, voire naturel, niant la matérialité brûlante des vies vécues. Et le langage brûlant, même simple, même « modeste », appelé à y faire effraction.
Un léger désordre s’apparente à la fois à un essai sur les pratiques de lecture et la prise de parole, à une enquête aux prises avec le réel (situations de classe dans un établissement en « zone sensible »), à une réflexion dans une prose poétique… « On a même du mal à prononcer ces mots : classe, etc. Parce que ça n’y vole pas haut, dira-t-on, loin des sommets (en crise accélérée sur fond d’étouffement néo-libéral) de l’art, du théâtre, de la littérature, de l’université. Or ça vole haut justement, et dans tous les sens : l’équivoque règne, l’art et la poésie à l’extrême, à leur point de dépassement. » La dimension sociale et politique du texte est particulièrement marquée en fin de volume. Quels sont les enjeux de ce travail d’écriture ?
La poésie non seulement « doit être faite par tous », comme dit Isidore Ducasse, mais elle est faite par tous. N’en déplaise au besoin poli mais hautain d’exigence intellectuelle (avec déférence afférente), ou à la simple indifférence de classe. La poésie est possible pour tous, non pas comme esthétisation ou intellection précieuse du malheur humain, mais comme combustible pour la vie même. Simplement. Même si la simplicité se dégage rarement au milieu d’un chaos, comme certaines phrases toutes simples dans certains films du dernier Godard.
Encore faut-il se mettre dans l’état de faire entendre, ou d’écouter, ce qui vibre, ne colle pas au sens attendu, fait remuer le rapport des mots aux choses. L’« équivoque » que vous citez est d’ailleurs un mot équivoque. On pourrait l’entendre comme promesse d’interprétation sur fond d’écoute psychanalytique, sensible au feuilleté de significations et de mémoires qui se joue sous tel ou tel mot ; mais on pourrait aussi l’entendre au sens étymologique de « voix égale », et pourquoi pas égale à n’importe quelle autre voix, ce qui rappelle le présupposé de l’égalité des intelligences chez Jacques Rancière. L’égalité présupposée aussi par l’élève et vécue comme telle au moment de prendre la parole, comme un droit qu’il ou elle s’octroie librement.
Prendre au sérieux ces voix, ce qu’elles disent et comment elles le disent, mais sans se prendre au sérieux, c’est la leçon fragile, difficile à approcher, de cette insolence créatrice. Difficile, vu la gravité des situations, la violence des conditions imposées dont elles témoignent. Or ces paroles légères, parfois un simple geste, ne dédramatisent rien du tout, sauf l’impossibilité dramatique de parler. Elles allègent la tragédie pour la dire ou la moquer, comme les parodies antiques, ces autres pas de côté, qui venaient interférer avec impertinence dans la rhapsodie sérieuse des héros homériques. Ne pas se prendre au sérieux au moment de dire le piège, la violence des conditions qui nous sont faites, pour mieux tirer de cet acte de parole l’énergie d’une mise en mouvement, ce serait l’un des enjeux politiques du livre. L’imprévisible mise en mouvement de ce que Barthes appelle « l’inertie de la parole ». Voilà ce qu’on devrait mettre au programme. C’est évidemment impossible. Il ne faut donc parler que de ça. Et ne pas passer à autre chose trop facilement.
Cette pédagogie du « hors-sujet » nécessite une attention aux changements de rythme dans le déroulé habituel d’un cours. « La pédagogie est la recherche tâtonnante des conditions d’une prise de parole. », ou encore : « un apprentissage de la lecture sur ce mode particulier : non pas à partir de rien, ou d’un code à appliquer, mais d’un monde de signes qui déraillent, et où nos corps se trouvent impliqués. » S’agit-il dans cette recherche de sortir du cadre ?
Il s’agit de sortir. Reste à savoir de quoi, et où. Dans l’espace social, dans une expérience d’écriture, de parole située, dans une « œuvre » ? Un livre, contrairement à ce qu’on pourrait croire, est, après la musique, le meilleur médium pour rendre sensible ce qui veut sortir. C’est beaucoup plus difficile sur une scène, un écran ou une toile, même si tout le XXe siècle a essayé, en troublant ce genre de délimitations du côté de la performance notamment.
J’aimerais que ce livre soit moins l’équivalent d’une stèle pour rendre un hommage pathétique, ou une banque d’archives gentiment fossilisées, qu’une borne sur le bord d’un chemin, pour voir passer ces apparitions furtives, des étincelles qui en annoncent d’autres. Une série d’effets, eux-mêmes causes d’autres effets encore inconnus, modèles inimitables pour une mimésis sans cadre ni support, ou presque. Des puissances, qu’il nous reviendrait de relayer et de réinventer en les laissant nous animer. Personne n’a dit que c’était facile.
En ce moment même, un hors-sujet a lieu quelque part. Devenu incontournable. Si on ne veut pas croire à ce hors-sujet inconnu, à son importance absolue, mieux vaut passer son chemin.
Par ailleurs, à l’échelle de ce petit livre, l’idée progressivement assumée était de faire de la lecture de l’art et de la littérature une étape vers d’autres lectures. Voire un combustible, mais un combustible éternellement renouvelable, dont l’énergie produite, par-delà les œuvres plus ou moins lues et oubliées, modifie la perception, ma perception pour commencer, ou celle de n’importe qui. Est-il possible d’entraîner son attention, par la lecture de la littérature « moderne » par exemple, à percevoir même loin d’elle l’effet d’une déstabilisation interne, d’un sabotage furtif des automatismes habituels, pour reprendre une définition possible de l’effet moderne en question ?
Un adolescent capte par la fenêtre un élément du paysage jamais vu jusque-là, revivant au passage sa propre enfance comme passion du dehors, de la sortie, de l’agrandissement magnifique. Ce moment de régression (vers l’enfance insolente, qui s’invente un lointain derrière la moindre impasse, et dans notre cas, pas n’importe quelle impasse) est en fait une progression vers la possibilité de formuler un désir, en l’occurrence d’évasion, de sortie, donc un hors-sujet : hors du champ de l’Autre et de sa demande inhibante, pour gagner la possibilité d’une relation à un autre, auditeur ou lecteur, dans une pudeur qui est le contraire d’une désinhibition brutale. Ici, s’éprouve une expérience à laquelle il faudrait tenir toute sa vie comme un modèle d’avancée paradoxale, le contraire d’un repli sur soi : on peut appeler ça écriture, ou affirmation politique, ou plus simplement la sensation d’une parole vivante et adressée, même un peu au hasard, qui (se) donne un désir au lieu de l’étouffer. Dans une certaine joie de la formulation, aussi euphorisante que trouver la clé d’un trésor.
Dans notre cas, une clé dissensuelle, politique, et dans tous les cas sans doute. On pense bien sûr à Jacques Rancière, en même temps qu’à Roland Barthes, peu importe leur prétendue incompatibilité. C’est l’autre leçon du hors-sujet : à certains endroits, l’inadéquation a son charme, celle d’un syncrétisme temporaire par exemple. Et le goût pour la saisie jouissive d’une expressivité individuelle émancipée des clichés (chez Barthes) retrouve le désir d’une émancipation plus large (chez Rancière), même à l’échelle resserrée de son déclenchement, de son apparition »solitaire » si on veut. Pas si solitaire que ça, en fait, quand on étudie bien chaque situation de parole.
Il faudrait commencer par dédramatiser ce genre de séparations entre le sublime terriblement exigeant de la littérature pure, comme activité séparée-esseulée, et l’ordinaire le plus prosaïque, rugueux, en commun, à plus large échelle sociale et historique. Tout va ensemble, dans une émulsion surprenante qui oblige chacun à dire : et moi, qu’est-ce-que j’ai à dire devant vous, au milieu de cette confusion, de ces courants contraires ? Quel mot, entendu un jour, et que je choisis aujourd’hui sans bien comprendre pourquoi, m’anime plus qu’un autre. Me porte au milieu des courants, et même grâce à eux. Pour moi, en ce moment, c’est : « interférence », peu importe l’interférence de quoi, dans quoi – je sais que c’est un mot qui vous importe aussi d’ailleurs. Peut-être pour le pire, avec tous ces signes morts, calculés par algorithme, qui interfèrent dans nos écrans au moment de nous élire de leur adresse inhumaine – Dieu du spam aux mille visages. Et pour le meilleur : une rencontre heureuse, une brèche dans l’ennui. Ou bien ni l’un ni l’autre, une musique dans une autre, et vice-versa ; reste à savoir laquelle choisir, au carrefour de la cacophonie.
L’interférence est un mot-clé. De même que toutes ces paroles-clés, où s’affirme la naissance d’un désir (d’aller du pire vers le meilleur), même si pas encore d’une stratégie.
Cet « éloge de la surprise » dans Un léger désordre se réfère à un champ artistique et littéraire, dans une transversalité des registres. D’autre part, vous avez également publié des articles concernant le domaine de l’art contemporain (revues Zérodeux, Mouvement, Écrans, la Nouvelle revue d’esthétique…). Quelle est la démarche suivie dans vos projets d’écriture ?
Marcel Duchamp, en décontextualisant un porte-bouteille loin du BHV, l’a fait interférer dans le monde de l’art comme readymade. Son geste valait autant ou plus que l’objet lui-même, dont le statut s’était modifié au passage. C’est devenu un classique. Faisons comme lui, laissons interférer et voyons ce que ça donne, ce que ça modifie. Une fois ce principe bien établi, on peut commencer à jouer avec les signes, même dans les parages des pires angoisses contemporaines, qu’elles soient politiques, écologiques, économiques.
Écrire sur l’art contemporain, c’est forcément écrire en s’éloignant, digressant, faisant revenir ce qui ne passe pas, ou était passé trop rapidement, tant le « contemporain » est labile, multipolaire. D’où ma tentative, dans certains textes récents, de varier les plaisirs, en faisant jouer par exemple le programme scolaire de littérature médiévale avec l’analyse d’œuvres plastiques récentes. On pourrait ainsi (je ne l’ai jamais fait, mais je me lance) imaginer François Villon visiter la Biennale de Venise, en tant qu’expert en propriété privée (je pense à ses Testaments parodiques où il lègue ce qu’il ne possède pas forcément), et imaginer ce qu’il aurait pu dire des liens du marché de l’art avec la privatisation du monde, depuis l’argent du pétrole investi dans cette même Biennale à la grande défiscalisation en cours des fondations les plus chics. C’est un exemple de ces changements d’échelles historiques ou culturelles que je cherche dans ces descriptions, qui sont des excursions : de l’œuvre à son hors-champ, de l’intime au planétaire, de l’instant présent sur smartphone à des siècles d’histoire sans smartphone, du besoin obsessionnel de tout-expliquer à des trouvailles expressives qui animeraient enfin autre chose qu’une angoisse de plus. Chaque fois, la question est : comment trouver une voix suffisamment insolente pour circuler, agréger sans se confondre avec elles, les voix multiples, souvent très angoissées, d’un temps comme le nôtre : où croît le péril, où croît peut-être ce qui sauve (pour citer Hölderlin), et où croît encore autre chose qu’il faut bien essayer de dire, entre les deux : le réel, le dehors, l’espace et le temps vécus différemment d’un point à l’autre du globe.
Certains artistes travaillent d’ailleurs sur la lecture hors des musées, dans des performances de lecture in situ passionnantes, telles les conférences mobiles du duo Dector et Dupuy qui donnent à lire l’espace urbain, chewing-gums usés au sol ou repeints inachevés de tags politiques, comme d’évidentes survivances du dripping pollockien ou autres problématiques picturales.
Il suffisait de s’arrêter, et d’appeler l’attention de quelques-uns. Alors, juste devant soi, quelqu’un s’est mis à écouter, et à parler à son tour. En continuant de marcher. La moindre des choses, en la matière, était de ne pas désespérer.
Guillaume Gesvret, Un léger désordre, éditions Corti, collection Penser-situer, mai 2023, 150 p., 18 € — Lire ici l’article de Jean-Philippe Cazier.