Guillaume Gesvret : Lectures dissidentes (Un léger désordre)

François Truffaut, Les 400 coups

Le livre de Guillaume Gesvret, Un léger désordre, n’expose pas une théorie abstraite de la lecture mais, d’abord, une pratique en commun de la lecture, avec des élèves, durant des cours de français – par exemple à Stains, dans le 93.

On dira que certains élèves comprennent mal les textes lus ou les consignes. Pourtant, ce n’est pas tout à fait le cas, ou ce n’est pas si simple : ils comprennent autrement et ils font autrement. C’est cet « autrement » qui intéresse Guillaume Gesvret, dont il interroge et explore les possibilités. Il ne s’agit pas d’étudier cette autre façon de lire et de dire pour ramener les élèves vers les principes d’une « bonne » lecture, d’une orthodoxie normative, sanctionnable selon les critères de l’évaluation scolaire. Il s’agit de déployer les possibilités de cette lecture autre, de la penser comme de la pensée effective, comme une façon de faire créatrice. L’échec, l’erreur, le contre-sens sont inversés en possibilité à explorer, porteuse d’une façon de penser singulière, d’un rapport au texte et au langage intéressant et subversif.

L’idée n’est pas de faire de la démagogie facile, de penser le rapport aux textes littéraires selon un « tout se vaut », mais de concevoir l’acte de lire à partir de ses ratés, de ses marges, de ce qui d’ordinaire n’est pas vu, n’est pas considéré au nom de normes scolaires qui sont aussi bien des normes sociales et intellectuelles. Il s’agirait d’une sorte d’inversion des valeurs, non pour simplement inverser les hiérarchies mais pour se pencher sur ce qui, habituellement dévalorisé, est pourtant porteur d’autres possibilités, d’autres valeurs. Penser, donc, depuis les marges de la pensée et du discours, depuis ce qui en est exclu, depuis un dehors que l’institution constitue en tant que tel. L’intérêt est triple : faire apparaître ce qui d’ordinaire n’apparaît pas ; produire les conditions d’une critique de l’ordre majoritaire à partir de ce que cet ordre exclut, récuse, choisit d’ignorer et de dévaloriser ; rendre effectif le déploiement d’autres façons de penser, de voir, de dire, de faire.

Soit un cours de français, dans « un collège qui ressemble à une prison », neuf mais au sein d’un ensemble constitué d’habitats pauvres, voire insalubres. La consigne aux élèves est claire : « repérer quelques détails inhabituels dans leur parcours quotidien entre le collège et chez eux ». Pourtant, la consigne est ignorée ou non comprise, les élèves se mettant à réfléchir à un fait frappant pour eux, une réalité évidente mais qu’ils n’avaient pas remarquée : « Mais on est entourés de grillages, en fait ». Au lieu du détail inhabituel demandé, l’attention se porte sur une particularité habituelle mais non vue : des grillages partout, autour du collège, dans le collège, dans la ville, des grillages, des sas, des zones organisées pour la surveillance… Les élèves sont sortis de la consigne pour faire et dire autre chose que ce qui était attendu. C’est ce « faire et dire autre chose » sur lequel se penche Guillaume Gesvret. L’erreur, le faux, devraient être sanctionnés, dévalorisés, exclus de l’acceptable ou de l’intéressant ; or, Guillaume Gesvret considère cette réponse en elle-même, comme ni vraie ni fausse, une réponse porteuse de sens, d’un monde, de voies sur lesquelles s’engager. Que font et disent ces élèves lorsqu’ils se trompent, lorsqu’ils lisent mal les consignes, lorsqu’ils lisent mal tel texte ? En sortant de la logique scolaire – mais aussi métaphysique – du vrai et du faux, de la bonne réponse ou de la mauvaise, l’auteur suit ses élèves, pense avec eux, rejoint avec eux une autre façon de penser.

Ce n’est pas un hasard si le premier exemple choisi se rapporte à des grilles, à des grillages qui balisent l’espace, circonscrivent des zones interdites ou permises, orientent et distinguent les directions entre bonnes et mauvaises. Ces grilles sont celles de l’espace urbain, de l’espace du collège, mais ce sont également celles qui organisent le langage et la pensée, en tout cas, au moins, celui de l’espace scolaire du langage avec sa logique binaire du vrai et du faux, de la bonne réponse et de la mauvaise réponse, logique accompagnée d’une pratique de la sanction par la note, par la remontrance, par l’orientation obligatoire. « On est entourés de grillages, en fait » vaudrait autant pour l’espace urbain que pour la logique scolaire et celle du langage, pour la logique de la pensée pratiquée et imposée, par exemple, à l’école : logique externe de l’institution, logique interne de la pensée ainsi formée, devenant habituelle, logique du sujet ainsi façonné. Les élèves qui répondent à côté, qui répondent mal, créent un chemin sur une zone interdite, pratiquent le langage en inventant un autre rapport au langage, produisant un désordre, un décalage, à l’intérieur de l’ordre obligatoire du langage. Ils sortent de l’idée de réponse attendue, prévue, nécessaire, inventent des possibilités de réponse au cœur de l’enfermement opéré par une question qui n’en était pas vraiment une. Ce sont des rapports de pouvoir qui sont contestés par la mauvaise réponse, par le fait de répondre à côté, de se tromper.

Le professeur se trouve alors face à un « impensable », un non reconnaissable qui force à penser à condition qu’il sorte de son rôle, de sa fonction telle que l’institution l’entend : il n’est plus le gardien de l’ordre, il accueille le désordre, il est affecté par lui, se met en route en suivant le signe émis par ceux qui, en parlant, ont cisaillé le grillage, ont ouvert une brèche dans laquelle s’engager. Ce n’est pas qu’une affaire d’intelligence mais sans doute, d’abord, de sensibilité, de perception : être sensible aux signes divergents, les percevoir parmi le langage du code, en être affecté, s’en trouver changé, déjà transporté ailleurs. Il s’agit d’une rencontre et celle-ci est possible par le fait de ne pas soi-même demeurer enfermé dans une grille de lecture préétablie, dans un grillage du langage, dans les murs de l’institution.

« Comment se rendre attentif à ces effractions précaires, ces presque rien qui sont aussi des presque beaucoup et même des presque tout ? » Il faut déjà ne pas considérer la lecture comme l’occasion d’un enfermement dans une grille, comme un dressage, la reproduction d’un sens déjà établi, mais comme l’occasion d’une « prise de voix » comme on dirait « prise de parole », sauf qu’il ne s’agit pas seulement de parler mais de dire selon une modalité subjective du dire, une modalité « désordonnée » par laquelle le sujet, le langage, le sens, le monde bifurquent. Lire devient « lire entre les barreaux des grillages, des fenêtres ou n’importe quelles limites qui encadrent ou séparent », la lecture étant moins une interprétation, la mise au jour d’une vérité du texte, qu’une action, un mouvement contestataire et inventif. Une « prise de voix » comme une prise de parole : une lecture active ou une action dans la lecture, par laquelle se dit aussi ce qui n’était pas attendu, qui ne correspond pas à la passivité exigée de la réception d’un sens déjà donné – prendre la parole à un pouvoir qui ne vous la donne pas pour se dire ou dire à partir de soi, se dire soi autrement que le soi passivement constitué du « bon » élève : troubler le sens, troubler le soi, troubler l’institution.

En lisant Un léger désordre, on peut penser à l’écoute flottante du psychanalyste, à l’écoute flottante de l’analysé par rapport à son propre discours : quelque chose est dit en même temps que quelque chose fait bifurquer ce qui est dit, l’entraîne vers d’autres possibilités. Le discours devient lui-même flottant, constitué d’une série de passages, de mouvements, de bifurcations à la surface du langage – un parcours de l’hétérogène, un art du saut, de l’incohérence comme errance créatrice. C’est cet art qui caractérise l’écriture et la pensée qui se déroulent dans le livre de Guillaume Gesvret, comme il caractérise son écoute de la parole des élèves. En un sens, l’auteur fait la même chose que ses élèves. Pour répondre à la question : « qu’est-ce que la lecture ? » ou « qu’est-ce qu’une erreur d’interprétation dans un cadre d’apprentissage scolaire ? », au lieu de chercher dans les œuvres des pédagogues, des théoriciens de la lecture, des linguistiques, Guillaume Gesvret dérive parmi la philosophie (Deleuze), le cinéma, le théâtre, la théorie littéraire, la performance, pour essayer de penser ce qui advient par le contresens, par l’erreur, la mauvaise compréhension, pour essayer de déterminer ce qu’il y aurait là de création, d’invention, de possibilités valables. Il pense « à côté », comme ses élèves répondent « à côté », faisant preuve du même nomadisme que ses jeunes élèves.

Par exemple, pour penser l’écart entre la consigne ou le texte et ce qui est dit par les élèves, l’auteur relit Gilles Deleuze et ses analyses de l’écart entre ce que l’image montre et ce que la voix dit dans le cinéma de Straub et Huillet, de Duras, de Robbe-Grillet, de Zybergerg. Quelle est la puissance de l’écart ? Qu’est-ce qui est impliqué par le fait de « dire à côté » ? Qu’est-ce qui devient possible par cette disjonction, à l’intérieur de la faille, et par elle peut advenir ? Ou, autre exemple : Que fait Ghérasim Luca lorsqu’il bégaye le langage ? Dire à côté est ici l’occasion ou le signe d’une puissance émancipée du vrai et du faux, de l’adéquation, du correct, l’occasion d’une autre pensée, d’un autre rapport au monde – puissance qui fait dire ce qui n’était pas dit, ce que l’on n’avait pas l’idée de dire, qui fait voir ce qui n’était pas vu et le fait apparaître dans une vision commune, dans un langage commun, qui fait naître un sujet décentré, changé, existant autrement par rapport aux habitudes et au pouvoir qui habite ces habitudes. La mauvaise lecture, la mauvaise compréhension ne sont pas réductibles à des défauts, à un degré moindre de l’être et de ce qui doit être : le mauvais, le ratage, le défaut sont ici porteurs d’une valeur positive en tant qu’ils sont les alliés d’une activité créatrice et critique de la pensée.

En se trompant, les élèves inventent, si l’on entend par inventer : « découvrir ce qui restait jusqu’ici inaperçu, et regagner au passage la capacité d’être surpris, le pouvoir d’être affecté par ce qui apparaît ». Et ce qu’ils inventent est indissociable d’un agencement (au sens de Deleuze) à l’intérieur duquel ils en viennent à dire autre chose que ce qui était attendu, à penser autre chose que ce qui était pensable pour eux, à faire advenir une autre subjectivité. A la consigne de l’enseignant, prise dans un agencement matériel, institutionnel, subjectif, mental, économique, ils substituent un autre point de vue qui implique lui-même une fuite de l’agencement initial, la fabrication bricolée d’un autre agencement par lequel, à l’intérieur duquel d’autres énoncés deviennent possibles, d’autres regards sur soi, d’autres façons de voir la réalité autour de soi, de la penser, d’autres façons d’être soi à l’intérieur de cette réalité, etc. C’est cette création que suit Guillaume Gesvret, et c’est avec cet agencement collectif inventé par ses élèves qu’il se met à penser (collectivement).

« Lire signifie défaire l’œuvre au moment d’y frayer un parcours ». La lecture est finalement comme la nage : « Apprendre à lire ou à penser comme on apprendrait à nager ». La pensée également revient à nager, la nage étant un art de l’agencement, de l’articulation, de la double articulation : s’adapter à la vague, adapter la vague à soi, en même temps, dans le même mouvement, incessamment. Nager ne revient pas à se soumettre à la vague ni à soumettre la vague à soi : il s’agit toujours de nager avec, de tracer un parcours de soi avec ce qui n’est pas soi, soi et l’autre que soi articulés et s’articulant en même temps, indissociablement, selon une invention permanente.

 

Le livre de Guillaume Gesvret est autant un livre de pédagogie dissidente qu’un livre sur un art de penser tout aussi dissident – et un art de vivre, puisque la vie et la pensée ne se dissocient pas. L’ensemble forme un essai curieux, intrigant, très singulier : une pensée avec, suivant une forme de nomadisme bien loin du caractère péniblement scolaire de beaucoup de livres qui se publient. Un des prolongements possibles de la lecture de ce livre intéressera celles et ceux qui écrivent : l’écrivain n’est-il pas un mauvais élève, le mauvais élève de la langue, écrivant « à côté », ne se pliant pas aux consignes et au code inhérents à l’usage de la langue, nageant dans la langue, avec la langue, selon des agencements qu’il invente comme il peut ?

Guillaume Gesvret, Un léger désordre, éditions Corti, collection Penser-situer, mai 2023, 150 p., 18 € — Lire ici l’entretien d’Emmanuèle Jawad avec l’auteur.