Nicolas Tellop : « Aucun livre n’a jamais changé le monde » (L’Évangile de l’espace)

Abattoir 5 de Kurt Vonnegut (détail de l'image de couverture © éditions du Seuil)

Si un nom pouvait incarner, de manière contemporaine, la passion pour la pop culture, nul doute que celui Nicolas Tellop s’imposerait avec force. Pour preuve encore, son dernier opus, un essai aussi singulier qu’émouvant, le très beau L’Évangile de l’espace qui vient de paraître au Feu Sacré. Consacré à l’écrivain américain Kurt Vonnegut, ce bref texte plonge dans l’univers si étonnant de l’auteur d’Abattoir 5. De ce coup de foudre littéraire est née la passion de Tellop pour une littérature s’interrogeant sur le rôle qu’elle peut jouer pour le lecteur : peut-on même parler de littérature engagée ? Cela a-t-il un sens ou sommes-nous en face de l’escroquerie la mieux troussée du XXe siècle ? Autant de questions peu apaisées que Diacritik est allé poser à l’auteur le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre singulier et émouvant essai, L’Évangile de l’espace qui vient de paraître au Feu Sacré Editions dans la collection « Les Feux Follets » consacrée à ces romans souterrains qui font monde. À ce titre, vous avez choisi de consacrer votre propos à l’écrivain américain Kurt Vonnegut, auteur d’un roman singulier qui vous a particulièrement marqué, Abattoir 5. Pourquoi, comme vous le racontez, avez-vous pu hésiter avec le roman de Richard Brautigan, Sucre de pastèque ? Vous parlez enfin à propos de Kurt Vonnegut de « coup de foudre littéraire » : comment avez-vous su que ce romancier jouerait un rôle clef dans votre passion pour la littérature ?

En fait, j’ai pensé à beaucoup d’autres romans et auteurs avant d’en arriver à hésiter entre ces deux titres. Le sous-titre de la collection « Les Feux Follets » est « Pourquoi je lis » tel ou tel livre. Comme le « je » apparaît dès la couverture, il m’a semblé évident que mon essai devrait être à son tour écrit à la première personne, et surtout que je devrais y jouer un rôle. Le tout était de trouver un roman avec lequel je pouvais dialoguer, créer un échange qui entre profondément en résonnance avec moi, à travers lequel il m’était possible de mettre ce « moi » en jeu. Or, Brautigan et Vonnegut font partie de ces auteurs qui m’ont été immédiatement familiers. En plongeant dans les premières pages de leurs œuvres, j’ai été instantanément saisi, comme si j’y avais reconnu quelque chose. Pourtant, ce sont deux auteurs très singuliers, au style et à l’univers vraiment originaux, sans réels équivalents. Ce que j’ai reconnu chez eux devait donc nécessairement renvoyer à quelque chose qui était en moi. C’est là la nature du coup de foudre littéraire que vous évoquez. Je n’avais jamais lu ça ailleurs, et pourtant cette rencontre inédite a relevé de l’évidence.

En fait, comme je le raconte dans le livre, ce sont des copains. Vous savez, ces copains qui sont si différents de vous et de tout ce que vous avez connu jusque-là, mais dans lesquels vous vous reconnaissez à la minute où vous les rencontrez. Dans mon essai, je compare cette idée à celle de Marcel Proust, qui parle, lui, de famille d’esprit. Les copains, c’est ça : une famille d’esprit. Et ce qui est beau, c’est qu’à partir de là, il est possible de se trouver des copains à des époques et des endroits très éloignés de soi. Voilà sans doute comment on peut avoir des coups de foudre littéraires. Brautigan et Vonnegut, ce sont des copains. Leur familiarité tient à ce qu’éveille en moi leur écriture. Un jour, on a demandé à l’harmoniciste de jazz Toots Thielemans dans quel style il se sentait le plus à l’aise. Il a répondu : « dans le petit espace qui réside entre une larme et un sourire ». Ce mode mineur de l’écriture, je le retrouve chez Brautigan et chez Vonnegut, et surtout je le porte en moi. L’intervalle infime entre la larme et le sourire, je l’ai reconnu chez ces deux auteurs et dans leurs romans. C’est le médium naturel de ma propre voix et aussi ce qui définit mon rapport au monde, que je le veuille ou non. Ce n’est pas pour rien si, depuis toujours, mon personnage de cartoon préféré est Droopy, ce chien génial qui dit « You know what ? I’m happy… » tout en tirant une tête de six pieds de long. Ce n’est pas un hasard non plus si mes cinéastes préférés sont souvent des auteurs de comédies qui conservent à l’arrière-plan de leur loufoquerie une sensibilité à fleur de peau. Je veux parler de Buster Keaton, Blake Edwards ou Billy Wilder, entre autres. Comme eux, Brautigan et Vonnegut sont à la fois jubilatoires et infiniment mélancoliques. En ce qui me concerne, je me suis sans doute forgé involontairement ce caractère moi-même.

Dans L’Évangile de l’espace, je fais référence à des événements pas très drôles qui ont marqué assez tôt ma vie. Pour remonter le moral de ma mère, j’avais pris l’habitude de prendre les drames que nous traversions en dérision. Je dessinais des caricatures délirantes qui exacerbaient jusqu’à l’absurde ce que nous vivions. Pas très étonnant, dès lors, que « c’est la vie », le fameux gimmick d’Abattoir 5, me réjouisse autant. Il repose sur la même mécanique. Ainsi, dialoguer avec ce roman, c’était creuser en lui comme en moi ce « petit espace qui réside entre une larme et un sourire ».

Pour en venir sans attendre au cœur de votre propos, L’Évangile de l’espace déploie une approche aussi originale que paradoxale de l’écriture de Kurt Vonnegut. Loin de faire de son goût pour la science-fiction le lieu d’une prise de distance avec l’actualité, vous soutenez, notamment dans Abattoir 5, qu’au contraire, à la différence de nombre de romanciers réalistes, la science-fiction chez Vonnegut se fait l’outil politique et social d’une clairvoyance des réalités contemporaines. A rebours d’un simple divertissement, la science-fiction devient une grille de lecture sociologique qui agit à la manière d’un révélateur. Vous dites ainsi que chez Vonnegut, « la science-fiction, l’irréel, sert à montrer ce qui reste invisible à la plupart d’entre nous. » En quoi ainsi Vonnegut use de la science-fiction comme d’une hypervision du réel, une manière de voyance presque rimbaldienne ou plutôt de clairvoyance, manière de Super Rimbaud ? En quoi, comme vous le dites encore usant d’un concept développé par Xavier Mauméjean, Kurt Vonnegut relève-t-il du « fauthentique » ?

Au cours d’un débat, qu’il soit privé ou public, l’expression « c’est de la science-fiction ! » est souvent utilisée pour disqualifier la parole de l’autre, la ramener à un pur fantasme, une vue de l’esprit, une affabulation délirante. Cela signifie que ce qui vient d’être dit ne peut pas être pris au sérieux et, partant de là, que la science-fiction n’est pas sérieuse. Tout comme la bande dessinée et d’autres genres à la marge. Au moment où le Covid a commencé à bouleverser nos vies, et surtout pendant le confinement, il n’était pourtant pas rare d’entendre dans les médias ou dans le cercle intime des personnes commenter la situation en disant qu’on était « en pleine science-fiction ». Tout à coup, notre existence elle-même avait basculé dans le pur fantasme, la vue de l’esprit, l’affabulation délirante. Alors, la référence à la science-fiction n’était plus disqualifiante, elle était au contraire la seule capable de saisir une partie de la réalité dont nous faisions tous l’expérience. Et soudain, la science-fiction est devenue sérieuse, digne de foi, presque oraculaire. Pourtant, dans l’intervalle, le genre n’a pas changé en tant que tel. Que s’est-il donc passé ?

On peut dire la même chose pour le film Soleil Vert de Richard Fleischer, qui fête cette année son cinquantième anniversaire et dont l’action se déroule en 2022. Le futur que projetait le film à l’époque où il est sorti correspond à bien des égards à notre situation aujourd’hui. Sauf que, en 1973, pour le grand public, Soleil Vert ne faisait qu’entretenir un imaginaire de la catastrophe d’autant moins en phase avec le réel qu’il était repoussé dans un avenir plus ou moins éloigné. J’ai plusieurs fois présenté le film en salles à l’occasion de ce curieux double anniversaire, et il n’était pas rare que des spectateurs me parlent de Soleil Vert comme d’un film visionnaire. Il n’est visionnaire qu’a posteriori, maintenant que ce qu’il met en scène entretient des rapports évidents et très étroits avec notre monde. Aucun des auteurs du film n’a pourtant utilisé de boule de cristal pour l’imaginer. En réalité, Soleil Vert parle de son époque. Le film se fait par exemple l’écho de la conférence des Nations Unis qui s’est tenue en 1972 à Stockholm autour de l’urgence environnementale. Car il était déjà question d’urgence ! Sauf que le monde n’en prenait pas vraiment la mesure, cette notion d’urgence ne représentant aucune réalité pour le public qui se borne souvent à sa contemporanéité. Dès lors, la science-fiction est le moyen qu’utilise Soleil Vert pour mieux cerner cette réalité, lui donner une forme, une consistance, mais qui ne devient réelle que par le biais de l’imaginaire.

C’est cela, le fauthentique : parvenir, grâce à l’imaginaire, à saisir la part de réel que le réalisme n’est pas capable d’atteindre. La plupart des grandes œuvres d’anticipation n’imaginent pas tant le futur qu’elles tendent un miroir révélateur au présent. Dire aujourd’hui que Soleil Vert était visionnaire, c’est juste revoir le film au moment où il est trop tard, au moment où la réalité a excédé les bornes communément admises pour se confondre avec son imaginaire. De ce point de vue, la science-fiction correspond assez au Voyant rimbaldien, celui qui se cultive des verrues sur le visage et qui travaille à se rendre monstrueux. Sauf que la science-fiction ne fait pas le monde plus monstrueux qu’il ne l’est, elle révèle la monstruosité déjà présente, elle l’exhibe de façon à ce que chacun puisse la reconnaître, elle excave l’inconnu redouté des fondations de nos univers familiers. Et généralement, quand on se rend compte que l’on est « en pleine science-fiction », c’est-à-dire que la science-fiction n’a jamais cessé de faire partie de notre réalité mais qu’on ne voulait pas forcément le reconnaître, il est trop tard… Pour Abattoir 5, c’est un peu différent, dans la mesure où il ne s’agit pas d’anticipation, mais d’un moyen de revisiter une expérience passée, en l’occurrence celle de la Seconde Guerre mondiale à laquelle Vonnegut a participé et le bombardement de Dresde auquel il a survécu miraculeusement. Mais le principe est identique. Comment rendre de compte d’une expérience qui dépasse l’entendement, dont on échouera toujours à saisir la puissance dévastatrice ? Par la science-fiction, évidemment. Par les genres de l’imaginaire, de façon plus générale, parce que, libérés des contraintes du réalisme, ils réussissent à saisir le réel dans ce qu’il a de plus invraisemblable, de plus fou, de plus injuste, de plus monstrueux. À ce titre, sans doute que le grand roman à venir sur les années Macron ne pourra être qu’un roman de science-fiction.

Développant toujours votre définition rénovée de la science-fiction, vous interrogez le manifeste usage que Kurt Vonnegut fait de l’ironie. Selon vous, son ironie se caractérise par son mouvement de mutation et de transformation d’une situation tragique à une situation comique. En ce sens, l’ironie chez Vonnegut impose aux personnages mais aussi aux lecteurs une épreuve de vérité : pourriez-vous nous indiquer comment se construit ou plutôt se déconstruit ce mouvement ironique ? Pourquoi, comme le scande à intervalles réguliers votre propos, « c’est drôle, non ? » Enfin, vous débutez votre réflexion par le maître français de l’ironie : Voltaire dont, très tôt, vous admirez les écrits. Quelle différence existe-t-il, selon vous, entre l’usage de l’ironie par le conteur philosophique des Lumières et son usage déconstruit-reconstruit par le romancier d’Abattoir 5 ?

Comme je le disais plus tôt, mon goût pour l’ironie vient sans doute directement de mon expérience et de la façon dont je me suis efforcé de prendre les choses par le rire, surtout pour faire rire autour de moi. Ma stratégie consistait souvent à ne rien omettre des difficultés que nous rencontrions mais de m’en servir pour les tourner en dérision. C’était à l’époque du collège et cela a correspondu à ma découverte de Voltaire, que ma grande-sœur, qui est dix ans plus âgée que moi, étudiait en fac de lettres. Elle travaillait sur le Dictionnaire Philosophique, qu’elle laissait parfois traîner derrière elle. J’en ai lu des passages qui me faisaient beaucoup rire, parce que j’y retrouvais cette tendance à faire basculer le tragique dans le comique, mais avec bien sûr beaucoup plus de sophistication et de spiritualité. Dans la foulée, j’ai lu tous ses contes philosophiques, que je prenais pour des romans d’aventures transfigurés par le comique. Cette jubilation dans le rire lucide, je ne l’ai retrouvée vraiment plus tard qu’à ma découverte de Kurt Vonnegut, lorsque j’étais moi-même étudiant en lettres. À la différence que mon amour pour Voltaire, sans que je le renie, s’est un peu érodé, tandis que celui que j’éprouve pour Vonnegut est resté intact, voire même il ne cesse de grandir. Je crois que la grande différence tient à ce que Voltaire est un humaniste de combat, et qu’il emploie toujours son ironie contre quelque chose. Je vois en l’ironie de Vonnegut une dimension plus salvatrice, un état de grâce qui sauve ce qui peut l’être. Le gimmick « C’est drôle, non ? » est une opération de sauvetage. Il y a beaucoup de tendresse dans cette alchimie qui consiste à racheter la tragédie par le rire.

Un des traits les plus remarquables de votre réflexion consiste également à dresser un virulent et séduisant réquisitoire contre la littérature dite engagée. Ainsi, vous vous saisissez de l’œuvre de Kurt Vonnegut pour démontrer combien la littérature engagée ne se présente en rien comme une littérature mais dépouille la littérature d’elle-même pour s’en revêtir et tromper politiquement et socialement leurs lecteurs crédules. Selon vous, l’engagement littéraire relève d’une malhonnête intellectuelle : il s’agit d’une rente, de « mendiants analphabètes » dites-vous encore qui escroquent le public. Pourriez-vous nous dire ainsi en quoi s’investir et militer en littérature pour une idée peut finalement faire écran au réel ? En quoi Kurt Vonnegut s’oppose à la littérature engagée ?

Aucun livre n’a jamais changé le monde. Par contre, un roman peut changer la vie ou la vision que l’on porte sur le monde. Mais ce ne sera certainement pas un roman engagé. Ce type de récit ne fait que conforter des positions qui sont déjà acquises. Rien n’est en jeu. Mais à vrai dire, je ne m’en prends pas tant à un genre en soi qu’à la vision que l’on cherche à en donner. Je ne suis même pas sûr que ça existe, des romans engagés – ou alors c’est un phénomène récent. Deux facteurs ont fait naître ce fantasme depuis quelques décennies. Le premier, c’est l’école, qui met dans la tête des élèves que les livres colportent des messages sur tel ou tel grand sujet. C’est compréhensible, parce qu’alors on cherche à faire ressortir des éléments saillants de la littérature en les rendant concrets pour un public qui n’est souvent pas du tout composé de grands lecteurs. Il n’empêche que c’est parfaitement idiot. Est-il vraiment possible d’imaginer un écrivain s’asseyant un jour à sa table de travail en se disant qu’il va écrire un roman contre l’injustice mais pour la bonne musique ? Quelle image on donne là de l’écriture… Ce n’est pas très étonnant qu’avec ce genre de discours les jeunes peinent à trouver de l’intérêt pour la lecture. Si les romans devaient se résumer à des messages pour ou contre quelque chose, la littérature serait entre les mains des éditorialistes, la lie de la pensée, et on manifesterait dans les librairies. Le deuxième facteur, ce sont les médias, les publicistes, les communicants, pour qui c’est toujours plus facile de vendre un livre en lui adossant une étiquette. De préférence un nom en « -isme », ou alors une jolie formule toute faite comme « une virulente critique », « un vibrant plaidoyer », « un réquisitoire impitoyable », « une charge sans concession »…

C’est profondément malhonnête, parce que ça donne l’impression au public et aux aspirants écrivains qu’il faut se conformer à cela pour avoir de la considération pour la littérature. Sans compter que la littérature engagée sous-entend un système de valeur très consensuel, invitant le lecteur puisse s’engager à son tour, mais sans trop bouleverser sa vision des choses. Un roman contre la guerre, pour la tolérance, contre les féminicides, pour une meilleure justice sociale… Sans blague ? Qui voudrait le contraire ? À ce train-là, autant écrire des romans contre la mort. Ce genre de regard nie toutes les potentialités de la littérature pour en faire le terrain vague des idées reçues et des causes communes. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui on en arrive à vouloir réécrire des livres ou condamner certains auteurs parce que leur propos ne correspond pas à ce qui est désormais attendu de la littérature : défendre le bien et condamner le mal. Mais alors, on n’aura plus de romans qui bouleversent une vie ou qui font voir le monde autrement. Abattoir 5 fait heureusement partie de ceux-là. Il ne cherche pas à condamner la guerre, mais à faire comprendre à son lecteur ce que ce peut être, l’horreur et la bêtise de la guerre, et ce que ça peut faire à un être humain. L’idée, ce n’est pas de s’élever contre la guerre, mais de nous ramener à sa hauteur, la vivre, la subir, la sentir.

Ma dernière question voudrait porter sur une autre expression qui ne cesse, de manière douce-amère, de scander votre propos : « C’est la vie ». À travers votre passion pour Kurt Vonnegut, vous dressez surtout une autobiographie oblique, qui, à la lumière des romans de Vonnegut, vous permet de vous raconter indirectement, du suicide de votre grand-père à la disparition prématurée de votre père. Vous évoquez à propos de Vonnegut l’image de la pantoufle de vair de Cendrillon qui, comme toutes les images de conte, « nous fait exorciser les images du malheur », dites-vous. N’est-ce pas dans cette dernière formule le lien le plus intime que vous tissez à la littérature ?

En commençant l’écriture du livre, je n’avais pas du tout prévu parler de tout cela. Le parti pris du « je » et le roman de Vonnegut m’y ont, d’une certaine façon, obligé. Ce sont des choses dont je ne parle jamais d’ordinaire, à quiconque. Mais, ma démarche nécessitait de mettre le roman à l’épreuve de mon expérience et réciproquement. Mieux qu’une mise à l’épreuve : une épreuve de vérité… Quelque part, ça n’aurait pas été honnête de ne pas aller jusque-là, alors que tout ce que je racontais sur Abattoir 5 m’y conduisait. Ceci dit, même si c’est la première fois que je suis si explicite, je n’ai cessé, depuis que j’écris sur la bande dessinée ou le cinéma, de rendre hommage à mes fantômes. De façon très souterraine, L’anti-atome – Franquin à l’épreuve de la vie  parle déjà de mon grand-père, tout comme Astro Boy – Cœur de fer ou encore Les Pièges diaboliques – Jacobs, Blake et Mortimer, coécrit avec Xavier Mauméjean. Dans ce dernier, il est d’ailleurs déjà question des ruines, comme celles de Dresde dans Abattoir 5. Ce que je raconte sur Edgar P. Jacobs, l’auteur de Blake et Mortimer, je l’ai écrit en ayant très précisément mon grand-père en tête. Je me rends compte qu’il existe une relation aussi avec le livre que je publie en ce moment aux éditions Musidora, qui réunit les deux romans de Max Roussel, Ne sont pas morts tous les sadiques et Le Festin des Charognes. Ils évoquent eux aussi des ruines et des personnages qui semblent avoir été condamnés par la guerre et ses conséquences.

En tout cas, c’était présent dès le choix de mon pseudonyme, Tellop, la permutation anacyclique du nom de famille de mon grand-père, Pollet. En le renversant, c’est un peu comme si je cherchais à racheter la fatalité, à contrecarrer le sens de l’histoire dès écrite pour en proposer une autre lecture. La référence à la pantoufle de vair, déjà présente dans Abattoir 5, va dans ce sens : il s’agit de rendre une existence à celui qui l’a perdue. Non pas pour le ramener à la vie, mais bien pour lui donner la chance qu’il n’a pas eue. C’est sans doute la raison pour laquelle la nature de mon travail, volontiers tourné vers des objets du passé, est fondamentalement nostalgique. Cela ne l’empêche pas de s’écrire au présent avec des enjeux qui sont ceux de mon actualité. Ce mouvement double, il est inscrit implicitement dans le sous-titre de la collection des « Feux Follets » : « pourquoi je lis » cache en réalité un nécessaire « pourquoi j’écris ». C’est là encore toute la différence avec la littérature prétendument engagée. Elle donne l’impression de s’écrire sur la base d’intentions artificielles, parce qu’on le décide ou parce que l’on pense que c’est bien ou c’est juste. Alors que le véritable engagement, qui engage vraiment celui qui écrit, consiste à écrire parce que c’est nécessaire, parce qu’on doit écrire. La façon dont Vonnegut raconte la naissance d’Abattoir 5 va totalement dans ce sens. C’est un roman qui s’est imposé à lui.

Nicolas Tellop, L’Évangile de l’espace : pourquoi je lis Abattoir 5 de Kurt Vonnegut Jr., postface d’Aurélien Lemant, Feu sacré éditions, collection « Les Feux follets », mars 2023, 8 € 50