Joseph Andras : « Faire sortir de prison la voix des prisonniers » (Nûdem Durak)

Nûdem Durak en 2015 (juste avant la prison)

Alors que son dernier livre, Nûdem Durak. Sur la terre du Kurdistan, vient de paraître aux éditions Ici-Bas, Diacritik est heureux de publier la version française d’un entretien avec Joseph Andras, mené par Wesîla Torî, paru en kurde dans Bianet, dans lequel l’écrivain revient sur la genèse de son livre et la nécessité littéraire comme politique de « faire sortir de prison la voix des prisonniers ».

Pouvez-vous vous présenter ?

Je vis en France et je fais métier d’écrivain. J’ai publié sept livres à ce jour. Je vais vous parler d’eux puisque je ne suis rien d’autre, à vrai dire, que ce que sont mes livres.

Le premier était un roman sur la guerre d’Algérie : il racontait la vie et le combat de Fernand Iveton, un ouvrier communiste né en Algérie dans une famille européenne. Il s’est engagé en faveur de l’indépendance de l’Algérie, qu’il considérait comme son pays, et, en retour, a été guillotiné par le gouvernement français – aux côtés de plusieurs Algériens arabes. Ceux qui ont commandé son exécution étaient des « républicains » et des « démocrates » : René Coty, président de la République, et François Mitterrand, futur président de « gauche ». C’est le seul roman que j’ai écrit : à sa sortie, j’ai mis fin à toute narration empreinte de fiction. Le deuxième, un ouvrage de poésie consacré à un port français. Le troisième, une investigation sur un musicien amateur qui avait souhaité être prêtre. Il s’appelait Alphonse Dianou et il était kanak – un habitant de la Kanaky, qu’on connaît mieux sous le nom de « Nouvelle-Calédonie ». C’est un archipel colonisé par la France. Lui aussi a milité pour l’indépendance de sa terre. Il a été tué par l’armée française en 1988. C’était un partisan de la non-violence et de Gandhi qui, suite à la répression gouvernementale des militants pacifistes, a bifurqué vers la lutte armée.

Mes quatrième et cinquième livres ont abordé la condition animale – en Angleterre, aux États-Unis et en France – et les années de formation politique, à Paris, du jeune Hô Chi Minh, futur leader révolutionnaire de l’indépendance vietnamienne. Ce livre-ci a l’allure d’une marche dans la capitale, d’un monologue intérieur : au même moment, ceux que nous appelons « les Gilets jaunes » manifestaient dans les rues de mon pays, parfois sous une forme insurrectionnelle, contre le coût de la vie et le manque de démocratie. Le gouvernement Macron les a brutalement réprimés. Des gens ont eu des yeux et des mains arrachés par les forces de police. Le sixième livre a raconté la création d’un journal imprimé durant la Révolution française. Un journal républicain – la véritable République, pas celle, bien sûr, sous laquelle nous vivons actuellement – qui, de l’intérieur du mouvement révolutionnaire, s’est élevé contre les fautes commises par ce même mouvement. Et nous voilà, enfin, arrivés à Nûdem Durak…

C’est un livre que vous avez publié le 5 mai dernier. Dites-en quelques mots à nos lecteurs…

C’est une enquête littéraire. Je n’aime pas tellement le mot « enquête », qui, du moins en français, a des airs d’enquête de police, mais je n’en trouve pas d’autre. Mais c’est surtout un livre qui en contient un autre : celui que Nûdem Durak a écrit en prison puis est parvenue à faire sortir. Je l’ai récupéré et des camarades kurdes l’on traduit. Nûdem souhaitait qu’il soit un jour publié dans sa langue d’origine. Je l’espère aussi. D’ici là, on peut le lire en langue française.

Quand avez-vous entendu parler d’elle pour la première fois ? Et pourquoi avoir voulu d’écrire un livre à son sujet ?

Ça devait être à la fin de l’année 2018 ou au début de l’année 2019. Un bref reportage, diffusé par Al Jazeera en 2015, a fait état de ses démêlés avec la Justice : j’étais tombé dessus presque par hasard. Je dis « presque » car, comme un certain nombre de Français opposés au capitalisme et à l’impérialisme, la « question kurde » m’interpellait de plus longue date. J’ai immédiatement voulu en savoir davantage sur son « affaire ». Je savais, comme tout le monde, que les démocrates et les révolutionnaires kurdes et turcs subissaient une répression féroce de la part du pouvoir AKP. Mais, tout de même, 19 ans de détention pour de simples chansons politiques, ça me semblait défier les lois les plus élémentaires de la raison. Pourtant, c’est ça : Nûdem Durak n’a fait que chanter les droits politiques et culturels de son peuple. C’est une détenue d’opinion. On a brisé sa vie pour ses idées. Comme je suis français et que le gouvernement français entretient des relations économiques et militaires avec l’État turc, ce qui se passe en Turquie m’engage de facto – et engage tous les Français. Comme des militants kurdes se trouvent actuellement en prison, en France, et que six autres ont été tués à Paris depuis 2013, cette question ne peut que nous concerner. Et puis, enfin, ou surtout, je suis socialiste : autrement dit, tous les militants soucieux de justice, d’égalité et d’émancipation populaire sont, de par le monde, autant de camarades. L’existence des nations ne saurait entraver la fraternité politique. Parler de Nûdem Durak sous la forme d’un livre m’a donc semblé relever de l’évidence.

Nûdem Durak en 2015 (juste avant la prison)

Parlez-nous justement du processus d’écriture de ce livre. Vous êtes allé au Bakûr, n’est-ce pas ? Avez-vous rencontré sa famille, ses amis ou son avocat ? Êtes-vous parvenu à rencontrer Nûdem en prison ?

J’ai d’abord écrit quelques articles dans la presse française – notamment dans le journal L’Humanité. C’est le périodique que Jean Jaurès avait fondé – un opposant majeur à la guerre contre l’Allemagne en 1914. J’étais, parallèlement, en contact avec des membres de la famille de Nûdem. Puis, en effet, je me suis rendu au Bakûr. J’ai pu y rencontrer un certain nombre de ses proches, ainsi que son avocat. Je n’ai malheureusement pas pu voir Nûdem : comme vous le savez, il est extrêmement compliqué pour un étranger de rendre visite aux otages du régime AKP-MHP. Mais j’ai régulièrement pu correspondre avec elle. J’ai également pu discuter avec plusieurs exilées qui l’ont connue : l’ancienne maire de Cizîrê, l’artiste Zehra Dogan, la journaliste Meltem Oktay… Ce travail s’est étiré sur quatre années.

Les prisons turques sont pleines à craquer d’artistes, de journalistes, d’avocats, d’activistes, d’acteurs de théâtre, de politiciens kurdes et de bien d’autres personnes encore. Pensez-vous que la communauté internationale s’exprime suffisamment sur ces actes illégaux qui visent des Kurdes ?

La presse française rend compte de la situation turque et kurde. De nombreux journaux ont décrit dans le détail la présidence d’Erdoğan. Il n’empêche : le grand public ignore l’ampleur du drame qui se joue chez vous. Et les intellectuels français ne contribuent pas toujours à éclairer la situation : un certain nombre d’entre eux parlent « des Kurdes » (comme s’ils étaient un bloc homogène) depuis qu’ils ont combattu contre Daech, en Syrie, et en parlent d’une façon qui, je le crains, vous ferait honte. Ce sont des libéraux. Ils ne voient « les Kurdes » que comme des « alliés », des « défenseurs du monde libre », des partisans des « valeurs » occidentales. Il est rare, dans les grands médias, que l’on traite de l’idéologie politique qui structure le mouvement démocratique, écologique, féministe et révolutionnaire kurde. Quant à la communauté internationale, il en va de même me semble-t-il. Elle peut soutenir certaines revendications démocratiques mais cesse de réfléchir, ou bien s’interdit de parler, aussitôt qu’on risque de l’accuser de soutenir « le terrorisme ». Vous ne l’ignorez pas : de nombreux États occidentaux appréhendent la résistance kurde dans les mêmes termes qu’Ankara. Une comparaison revient volontiers : la Palestine. Le soutien international est conséquent. Les manifestations de solidarité sont nombreuses. Plus, il est vrai, qu’en faveur du Kurdistan. Ce décalage, m’a-t-on rapporté au gré des ans, peut dérouter des Kurdes. Il serait vain et dommageable, évidemment, de se livrer à quelque sorte de logique concurrentielle que ce soit : ces deux causes sont à mes yeux de même nature. Elles défendent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. On doit les penser ensemble. Mais, pour conclure : il y a bel et bien déficit international quant à la question du Kurdistan.

Votre livre est en lien avec la campagne Free Nûdem Durak. Elle compte déjà de nombreuses personnalités reconnues de par le monde. Quel est l’impact de votre livre ?

Mon livre est effectivement une des nombreuses pièces de cette campagne de solidarité internationaliste. Je l’ai pensé comme un simple outil. Un moyen, j’aimerais utile, de donner à comprendre « l’affaire Nûdem Durak » et, à travers elle, celle de tous les prisonniers politiques – car l’histoire de Nûdem est pour le moins ordinaire, banale, commune. C’est aussi l’histoire de la longue résistance kurde. Le livre vient de paraître en France donc je ne peux, pour l’instant, vous en décrire les effets. Seul, il ne pourra pas grand-chose – d’où cette campagne. Mais il sera, espérons-le, traduit en plusieurs langues à l’instar de mes précédents livres. Faire sortir de prison la voix des prisonniers, c’est en tout cas ce qui m’a guidé.

Joseph Andras, Nûdem Durak. Sur la terre du Kurdistan, éditions Ici-Bas, mai 2023, 256 p., 22 €

Nûdem Durak avec sa sœur en 2022 (lors d’une visite en prison)