C’est toujours une bonne nouvelle quand naît une nouvelle maison d’édition. C’est une nouvelle qui devient à tous les coups excellente quand elle entend explorer des territoires bibliographiques encore inconnus et offrir un catalogue neuf. C’est peu de dire que la naissance des éditions Musidora se place dans cette dernière catégorie : fondée par Nicolas Tellop et Yann Serizel, la jeune maison va faire paraître sous peu un premier titre qui fixe un programme poétique : L’Anachronopoète d’Enrique Gaspar, très peu connu en France mais déjà objet d’un culte bibliophilique en Espagne. C’est à l’occasion de leur campagne de crowdfunding de leur ouvrage richement illustré que Diacritik est allé leur poser quelques questions.
Ma première question voudrait porter sur les origines des éditions Musidora que vous lancez ces jours-ci. Qu’est-ce qui vous a poussé à fonder votre maison d’édition ? Comment en avez-vous trouvé le nom et pourquoi y teniez-vous ? De qui se compose l’équipe ?
Les éditions Musidora se composent essentiellement de mon camarade Yann Serizel et de moi-même. Amoureux des livres et passionnés par la littérature, nous rêvons d’une telle entreprise depuis très longtemps. Depuis nos études à l’université, en fait. Comme bien d’autres aspirations de jeunesse, celle-ci est longtemps restée lettre morte, balayée par les impératifs de la vie. Mais, de mon côté, depuis quelques années, il se trouve que j’ai participé à des projets éditoriaux qui ont plutôt bien fonctionné et j’ai donc renoué avec ce fantasme d’une maison d’édition qui ne ressemblerait à aucune autre. Sauf que, si nous n’avions, plus jeunes, qu’une idée très vague de ce que nous aimerions publier, le temps m’avait permis d’affiner avec beaucoup plus de clarté la ligne que je voulais désormais suivre. Je me suis aperçu que Yann n’avait pas, lui non plus, complétement enterré cette lubie, alors nous avons décidé de nous lancer.
Nous avons beaucoup hésité sur le nom à donner à la maison, mais Musidora s’est vite imposé. À travers le pseudonyme de cette actrice et réalisatrice iconique, nous visions surtout son personnage d’Irma Vep dans Les Vampires de Feuillade. Sa silhouette entièrement moulée dans une combinaison noire, synthétise pour nous une certaine conception du mystère et toutes les séductions de l’imaginaire. Que l’on pense en particulier à l’affiche d’Harford pour le film de Feuillade, où le visage masqué d’Irma Vep surgit d’un point d’interrogation qui surplombe les questions « Qui ? Quoi ? Quand ? Où… ? » La meilleure accroche qui n’ait jamais existé au cinéma ! Et puis, à travers Musidora / Irma Vep, nous nous revendiquons d’une forme de subversion qui correspond bien au côté iconoclaste de la maison. Sans compter que cela permet de rendre hommage à une féminité moderne et disruptive, que nous admirons particulièrement. Tout cela se retrouve dans le magnifique logo qu’a créé pour nous Jack Durieux.
À considérer la présentation que vous avez déjà pu en donner, il s’agit d’une maison dont le catalogue sera orienté vers la science-fiction : pourquoi avoir choisi ce genre ? Désirez-vous combler un manque de l’offre éditoriale française ?
En fait, nous n’allons pas tant nous consacrer à la science-fiction qu’à l’imaginaire dans sa définition la plus large possible. C’est-à-dire une poétique de la fiction dont la particularité consiste à interroger la réalité et en redéfinir les contours. De ce point de vue, le Don Quichotte de Cervantès ou la Madame Bovary de Flaubert seraient tout aussi à leur place dans le futur catalogue de la maison qu’un roman de Philip K. Dick ou William Gibson. Même si nous nous inscrivons avec notre premier livre, L’Anachronopète d’Enrique Gaspar, dans le registre de la science-fiction, ou de ce que l’on appelle en France le Merveilleux Scientifique, et même si nous avons d’autres projets dans ce domaine, notre champ d’exploration se veut plus large que cela : nous voulons nous consacrer à d’autres genres comme le fantastique ou la fantasy, mais aussi des romans qui échappent à ces classifications et qui n’en déploient pas moins un imaginaire singulier, élargissant le territoire du réel lui-même. En France, nous avons beaucoup de belles maisons d’édition qui défendent les genres, mais encore aucune qui défende ouvertement cette conception de l’imaginaire, sans œillères et sans étiquettes.
Le premier titre que vous allez faire paraître s’intitule L’Anachronopète, un roman espagnol absolument culte d’Enrique Gaspar mais qui, curieusement, n’avait jusque-là pas fait l’objet d’une traduction en France. En quoi ouvrir votre catalogue sur ce titre s’est imposé à vous ? Pouvez-vous nous présenter ce livre ? S’agit-il également, par ce titre, de donner le ton d’un catalogue qui, précisément, va donner à découvrir des titres comme autant de raretés auxquelles le public n’aurait pas encore accès ?
C’est Xavier Mauméjean qui nous a parlé de ce roman, inconnu en France ou presque. D’ailleurs, plus largement, ma rencontre avec Xavier, il y a quelques années, a été déterminante pour définir cette conception de l’imaginaire à laquelle se vouent aujourd’hui les éditions Musidora. En discutant régulièrement avec lui, j’ai pu mettre des mots et des concepts sur des idées qui étaient en moi depuis longtemps mais dont je ne percevais qu’encore trop vaguement les contours. Plus qu’une rencontre, ça a donc été une révélation ! En 2019, j’ai assisté à une conférence de Xavier au musée des Arts et Métiers à Paris sur les machines à temps. À cette occasion, il a évoqué la tout première machine dédiée aux voyages temporels dans la littérature : l’Anachronopète, du roman éponyme d’Enrique Gaspar. Publié en 1887, le roman adresse de nombreux clins d’œil à Jules Verne, dont il est contemporain. On peut s’imaginer qu’à l’époque les éditeurs français n’ont pas vu d’intérêt à aller chercher à l’étranger un émule de Verne. Pourtant, Gaspar propose un « voyage extraordinaire » auquel l’auteur de 20.000 Lieues sous les mers n’avait pas pensé : celui qui consiste à se déplacer dans le passé. Et si personne ne s’est attelé à l’ouvrage depuis, peut-être est-ce dû à l’écriture de Gaspar, qui a fatalement un peu vieilli, et dont les circonvolutions ont pu décourager certains… C’était d’ailleurs un des immenses paris de cette traduction, que Sophie Vallez a relevé brillamment : redonner au roman une clarté, une lisibilité et un dynamisme que le texte avait perdus avec le temps. Car, en plus d’être un récit d’aventures et de science-fiction, L’Anachronopète propose une intrigue à la fois très drôle et érudite, conçue et pensée avec beaucoup de finesse et d’esprit. Il fallait la rendre accessible au lecteur du XXIe siècle sans rien trahir des intentions de Gaspar. Il s’agit là d’un équilibre très fragile, et nous sommes très fiers du résultat. Quoi qu’il en soit, pour nous, ce livre vaut pour carte de visite, car notre but consiste effectivement à faire découvrir ou redécouvrir des textes rares et des curiosités, des trésors cachés qui, à nos yeux, méritent d’être pleinement reconnus au sein du patrimoine de l’imaginaire – et plus largement, de la littérature. Pour exprimer cette idée, quoi de mieux que le premier roman à faire intervenir une machine temporelle, quelques années avant H.G. Wells ? Après tout, les éditions Musidora sont elles-mêmes une machine de ce type…

Les éditions Musidora que vous lancez entendent enfin vouloir apporter un très grand soin aux ouvrages que vous ferez paraître : un soin de bibliophile. Vous désirez en effet illustrer richement chacun des titres que vous publiez. Pouvez-vous nous parler de ce que vous avez notamment prévu pour L’Anachronopète ? Qui se chargera des illustrations ?
Pour L’Anachronopète, il s’agissait en fait de réutiliser les illustrations originales de Francesc Gómez Soler : une cinquantaine de gravures qui participent à l’esprit de Jules Verne puisque l’édition originale n’est pas sans rappeler le travail des éditions Hetzel. Ceci dit, ce souhait de restituer l’habillage graphique original a donné lieu à une aventure très complexe. D’abord, il nous a fallu travailler à partir de l’édition d’époque, dont l’un des rares exemplaires est conservé à la Biblioteca Nacional de España. L’institution nous a fourni des scans de qualité, mais pas encore suffisante à nos yeux pour être publiés. Notre directeur artistique, Jack Durieux, a donc dû les nettoyer et les restaurer une à une pour pouvoir obtenir le meilleur résultat possible à l’impression. Pour l’édition luxe du livre, nous reproduisons également la couverture originale avec une qualité d’impression très proche de l’originale. Là encore, il a fallu un travail de restauration du trait et des couleurs extrêmement minutieux. Pour l’édition standard du roman, nous voulions en revanche donner une image plus moderne du récit. Nous avons donc proposé de réaliser une nouvelle couverture à Laurent Durieux, l’affichiste qui a su séduire aussi bien Coppola que Spielberg, et dont le travail est aujourd’hui de plus en plus admiré de par le monde. Il a aussi composé une affiche exclusive qui rend hommage aux différentes machines temporelles de la pop culture. Cette affiche est disponible le temps de la campagne Ulule qui lance le livre. Ce sera un objet collector car plus jamais imprimé et seulement dans des quantités proportionnelles aux ventes faites lors du crowdfunding (c’est-à-dire à peine un peu plus). Cette collaboration avec un illustrateur que nous admirons, elle doit être vue comme la figure de proue de notre démarche graphique, qui accorde autant de soin aux objets livresques et aux visuels qu’au texte lui-même.