L’action débute en 1936, alors que la guerre d’Espagne vient d’éclater. Un jeune anglais de douze ans, William, décide de quitter son village près de la Manche pour se rendre à Madrid où il espère toucher el gordo, le gros lot, soit 15 millions, pour les beaux yeux de sa dulcinée. Après avoir débarqué dans le sud de l’Espagne, muni de son ticket de loterie, il doit traverser un pays déchiré, en proie au chaos, pour rejoindre la capitale. Sur sa route, au milieu de nombreux périls, il croise Passe-montagne, petit garçon à l’inséparable cagoule et à l’imperturbable mutisme, qui deviendra son compagnon d’infortune autant que de fortune.
À la lecture de ce résumé, les plus perspicaces auront sans doute identifié le concept à l’œuvre dans le dernier roman de Xavier Mauméjean : une savoureuse réécriture du Don Quichotte de Miguel de Cervantès dans l’Espagne en guerre, avec deux enfants dans les rôles du chevalier à la triste figure et de son écuyer Sancho Panza. Le résultat tient bien évidemment du récit picaresque, partagé entre le roman d’aventures et l’épopée burlesque – l’humour, ironique et doux-amer, n’occultant rien des horreurs de la réalité historique à laquelle sont confrontés William et Passe-montagne. On pourrait aussi évoquer le modèle du western spaghetti, notamment Le Bon, la brute et le truand de Sergio Leone, auquel l’écrivain a pensé dès les prémices du projet, comme un idéal vers lequel tendre pour cartographier les errements des deux protagonistes et la désorientation du lecteur, ballotté entre deux camps qui, chacun à leur façon, proposent leurs moments de terreur pure et de grâce inattendue.
Xavier Mauméjean nous offre ainsi le regard de deux enfants sur une tragédie humaine aux invraisemblables rebondissements. Mais que le lecteur ne s’y trompe pas : si incroyables soient-ils, la plupart des événements évoqués sont absolument authentiques, y compris et surtout les plus inimaginables… Il fallait bien les yeux et les mots de l’enfance pour effacer à ce point les frontières poreuses entre l’imaginaire et la réalité des faits. De cette façon, à un rythme endiablé, Xavier Mauméjean mène magistralement l’action dans les méandres de l’Histoire et lui injecte suffisamment de magie et d’innocence pour racheter les monstruosités de l’humanité. Et puis, si l’auteur se garde bien de prendre parti, c’est qu’il raconte là à sa façon une part de son histoire familiale, les deux branches qui la composent ayant participé à la guerre civile dans chacun des deux camps. C’est là aussi que le choix des protagonistes enfants se justifie encore davantage. À travers eux, Xavier Mauméjean retranscrit la mémoire familiale telle qu’elle a commencé à se forger lorsqu’il était petit garçon. C’est avec la même distance – celle de l’enfance, donc – qu’il raconte les événements. De cette façon, il renoue avec une Espagne dont il a été séparé dès sa naissance, et qu’il ne retrouvait que le temps des vacances – ce temps de l’enfance par excellence. Étranger dans un pays qui est pourtant le sien, acteur d’une Histoire qu’il n’a cependant pas vécue, contraint de s’appuyer autant sur les souvenirs que sur l’imaginaire (les deux se fondant l’un dans l’autre), Xavier Mauméjean apparaît comme le véritable narrateur de ce roman aux délectables ambiguïtés.
Parmi tous les symboles de l’enfance dont l’auteur fait ses fétiches, la cagoule de Passe-montagne occupe une place de choix : recouvrant presque tout le visage, elle ne libère que les yeux, ces organes qui enregistrent dès les plus jeunes années le spectacle effarant du réel. Car c’est par le regard innocent que l’enfant porte sur les choses que le monde peut chaque jour espérer toucher le gros lot.
Au milieu de tes autres romans, El Gordo occupe une place un peu à part. On pourrait le rapprocher de Kafka à Paris : on y retrouve l’idée d’un voyage, la reconstitution d’un contexte historique, les tribulations d’un improbable duo… Mais n’y aurait-il pas un lien plus profond, entre les deux, qui consisterait à raconter une histoire secrète et magique du XXe siècle ?
En fait, ce sont des constantes dans mes romans, présentes par exemple dans Lilliputia, American Gothic ou La Société des Faux Visages. Et je ne cherche pas tant à raconter l’histoire secrète et magique du XXe qu’à dégager des pans de réalité au-delà de ce qui est tenu pour vrai. Le réel excède le vrai rassurant et consensuel.
De ce point de vue, la guerre d’Espagne se révèle être – si tu me permets l’expression – un terrain de jeu idéal, tant les événements qui ont rythmés ce conflit sont marqués par un sentiment d’invraisemblance et d’absurdité, jusque et surtout dans leur horreur même. Car le lecteur d’El Gordo doit partir avec cette certitude : plus il croira que tu inventes, plus il y a de chance pour que ce soit vrai… Tu me corriges si je me trompe…
C’est vrai, par exemple de la fausse ambassade de Siam, créée par les défenseurs de Madrid. Nombre de partisans de Franco s’y sont réfugiés, puis la légation a été vidée et ils ont tous fini exécutés. La guerre installe une situation invraisemblable et absurde. Je m’y étais déjà confronté avec Rosée de feu et le phénomène kamikaze, roman qui reposait d’ailleurs sur la nécessité d’interroger des témoins, ce que j’ai fait. De même pour El Gordo, les témoins étant ma famille. Côtés paternel et maternel ont combattu dans les deux camps. Lorsque le réel génère autant de situations d’apparence fictionnelles, j’ai besoin d’y intégrer une part de vrai. Pas le vrai historique, objectif, qui repose sur un énorme travail de documentation, mais le vrai subjectif.
Est-ce que tu pourrais donner un exemple de « vrai subjectif » sur lequel tu t’es appuyé pour El Gordo ?
Eh bien l’épisode où El Campesino met à disposition d’un officier des camions pour « relever les coordonnées ». L’officier était mon grand-oncle. Ou, dans l’autre camp, le maître-verrier qui abandonne femme, enfants et atelier pour s’engager dans la Phalange et participer au siège de Madrid. C’était mon grand-père.
C’est la première fois que tu te confrontes, sur la durée d’un roman entier, à destination des adultes, à raconter une histoire du point de vue d’un enfant. Cela a-t-il beaucoup conditionné ton travail d’écriture ?
Non, en tout cas pas plus que l’impératif d’intégrité qui accompagne la création de n’importe quel personnage. Il doit être cohérent vis-à-vis de lui-même, du contexte qui l’environne, et par rapport au lecteur.
Est-ce que tu t’es replongé dans la lecture des grands classiques du genre, comme Mark Twain, par exemple ?
Non, je n’ai pas relu les grands classiques du genre. D’autant que notre époque confond romans pour enfants et romans avec des enfants. Or les œuvres majeures centrées sur des enfants ne peuvent être réduites à la seule littérature jeunesse, telle qu’on la comprend de nos jours : Alice aux pays des Merveilles de Lewis Carroll, Peter Pan de James Matthew Barrie, ou Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum, parmi d’autres. Il faut d’ailleurs saluer le travail d’édition de Monsieur Toussaint Louverture avec des romans comme Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle de Rohan O’Grady ou Zephyr, Alabama de Robert McCammon.
Pourtant, la démarche de Monsieur Toussait Louverture n’est pas toujours comprise de certains libraires ou lecteurs, qui classent les deux titres dont tu parles dans le rayon jeunesse, sous prétexte que leurs héros sont des enfants… Peut-être cette difficulté à faire la part des choses est-elle liée au problème des étiquettes, qui ne cessent d’imposer leur loi dans le paysage culturel contemporain…
Absolument, et la perte de confiance dans le lecteur enfant. Le philosophe Fernando Sabater disait : « Seul l’enfant peut arrêter sa lecture pour aller chercher le sens d’un mot dans le dictionnaire ».
Pourtant, il suffit de lire les romans que tu cites, ou encore L’Île au trésor de R.-L. Stevenson et même Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry pour se rendre compte qu’on excède de loin les limites de la littérature jeunesse. Même le Oui-Oui d’Enid Blyton, si souvent moqué et caricaturé, n’est pas exempt d’une profondeur qui ferait pâlir certains écrivains prétendument adultes.
Absolument. Peut-être parce que ces livres ont été écrits comme des romans, non comme des produits de placement.
Je trouve qu’avec El Gordo tu brouilles encore un peu plus les pistes parce que tu confrontes un regard relativement enchanté, celui de William, symbolisé par son énigmatique Mecanismo, à une réalité aux multiples dérèglements, soit le monde des adultes qui se concrétise ici par la guerre. D’une certaine façon, je serais tenté de dire que tu apportes avec ce roman ta propre définition à la notion de « réalisme magique », qui reste encore aujourd’hui si indéterminée.
Je ne cherche pas à apporter une définition au « réalisme magique », simplement je m’y retrouve. J’aime explorer les genres littéraires. Par exemple je voudrais écrire un récit pornographique car il présente de nombreuses contraintes intéressantes, comme la narration-alibi entre deux actions attendues, et le risque du ridicule. Il est plus facile de tuer une personne ou des millions de gens que d’écrire une scène de sexe réussie.

Comment as-tu travailler pour obtenir le ton propre à El Gordo ?
Gene Wolfe disait « On n’apprend pas à écrire des romans, on apprend à écrire celui que l’on est en train d’écrire ». Comme pour chacun de mes romans, j’ai cherché le ton propre à ce récit. Donc j’ai relu le Don Quichotte de Cervantès pour en prélever expressions et certains épisodes. J’ai également relu Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, de Laurence Sterne, pour le ton de scrupuleuse insouciance dans la digression.
Le personnage de « Passe-montagne » est particulièrement savoureux. Il me fait beaucoup penser à ces personnages d’enfants qu’on entraperçoit dans certaines bandes dessinées du Journal de Spirou. Mais, dans le roman, c’est un personnage tout à fait essentiel. Tu pourrais nous en dire quelques mots ?
C’est très vrai, je me le représentais d’ailleurs comme dessiné par Franquin. À Don Quichotte, il faut un Sancho, mais je voulais en faire un « éloquent écuyer muet » pour écrire des dialogues sans réponses ou relances. Un peu comme ces recueils de correspondances où tu ne trouves que les lettres d’un personnage célèbre mais jamais celles de son interlocuteur. Et pourtant on parvient à les lire.
J’avais parfois l’impression d’être plongé dans une sorte de burlesque onirique, ou une atmosphère qui rappelle un peu les films de Wes Anderson : chaque épisode fait le constat d’une forme d’inadaptation des héros au monde qu’ils traversent.
Je pense que tout roman est l’histoire d’un avant et d’un après, une expérience qui va façonner la représentation de la réalité du héros, mais aussi du lecteur. C’est également vrai des mauvais romans, j’entends par là un récit qui déplaît au lecteur. Celui-ci a l’impression qu’on lui a volé du temps de vie, cela génère de l’agacement et influe donc sur son réel.
Mais c’est le lecteur qui agit comme un décodeur pour mettre en exergue cette inadéquation, car sinon rien ne pose vraiment problème ni ne laisse de trace dans l’œil de l’enfant…
Il faut compter sur le lecteur pour faire une part du travail. Comme complice de l’écrivain, ou de l’auteur, voire même souvent du narrateur. Le lecteur est toujours agissant.

Si l’on devait résumer El Gordo, on pourrait dire qu’il s’agit d’une réécriture de Don Quichotte pendant la guerre civile espagnole. Ce concept s’est-il imposé à toi dès le départ ou bien a-t-il évolué au fur et à mesure de sa maturation ?
Dès le départ, c’en était la condition. Il fallait une sorte d’innocence du détachement pour à la fois parler de la Guerre d’Espagne autrement qu’en historien ou témoin, et pour rendre acceptable la traversée par deux enfants d’un pays à cris et à sang.
Tu fais intervenir deux personnalités qui sont comme les deux éminences grises à la fois de ton histoire et de l’Histoire : Lorca et Julius Evola. Particulièrement à travers eux, tu fais intervenir le concept que tu défends depuis longtemps dans ton travail : le fauthentique. Peux-tu expliquer comment cette rencontre a-t-elle été orchestrée ?
Il me fallait deux figures fortes et opposées, qui aient des visées artistiques et politiques. Il se trouve en plus que Lorca et Evola sont nés la même année, ce qui est un point crucial du récit. Effectivement, leur rencontre repose sur le fauthentique, soit la capacité qu’a le faux de signifier la part du réel que le réalisme n’atteint pas. Lorca se trouvait à New York en 1929, j’y ai donc envoyé Evola. Leur rencontre va provoquer la Guerre d’Espagne. La mort de Lorca, dès août 1936, présentait une contrainte intéressante dans la mesure où il devait agir jusqu’en avril 1937. Pour l’ésotériste Evola, c’est un coup de maître de son adversaire, puisque le poète, libéré de son corps matériel, en devient plus puissant.
Picaresque oblige, ton roman propose une galerie pittoresque de personnages mémorables. Les protagonistes féminins semblent particulièrement travaillés, comme si les héros étaient confrontés à de multiples modèles de la féminité. Cela faisait-il partie de tes impératifs ?
Dans tous mes romans, les personnages féminins sont détenteurs de force. Et cette force de la féminité excède la question de l’âge, de la morale, voire même du genre, comme dans La Vénus anatomique.
À ce titre, le personnage de Talia Ferro est fascinant…
C’est une femme totalement amorale mais qui suit une éthique personnelle. Elle fait littéralement ce qu’elle veut.
On pourrait lui opposer Lazare le sniper aveugle… Un personnage ahurissant, qui pourrait très bien avoir sa place, à quelques détails près dans un récit de fantasy…
Talia Ferro et Lazare le sniper aveugle sont des anges. Pas les bambins potelés de la Renaissance mais des anges bibliques, qui déclenchent le sublime, fascinent et effraient. Ils survolent les actions humaines tout en y participant. Ils sont dans les camps opposés, en apparence car leurs motivations sont incompréhensibles pour les mortels.
Plus tôt, tu confiais que ta famille avait participé à la guerre d’Espagne dans les deux camps. Une courte partie de l’action se déroule d’ailleurs à San Sebastián, où se situent tes racines. Dans un tel contexte, El Gordo n’est-il pas un roman les plus personnels ?
Davantage que le plus personnel, car tous les romans le sont, c’est assurément le plus intime.
Xavier Mauméjean, El Gordo, éditions Alma, septembre 2022, 276 p., 19 €