Éric Marty : « Le Neutre de Barthes n’est pas seulement le sommet de la déconstruction, c’est aussi celui de la subversion de l’intelligentsia des années 1970 »

C’est l’événement éditorial de ce printemps : la réédition au Seuil du cours sur Le Neutre donné par Roland Barthes au Collège de France en 1978. Après une première édition du texte dans les années 2000, Eric Marty offre ici une édition définitive, riche et passionnante, où le propos de Barthes prend toute sa puissance, celle d’une parole qui revient dans son œuvre à son principe premier : le Neutre, qu’il réinterroge notamment sous le concept de « complexe ». Assorti de notes passionnantes, d’un avant-propos qui brosse la singularité d’une époque prête à tirer un trait sur les avant-gardes, ce cours est indispensable à qui entend se mêler de littérature et plus largement de sensible des textes. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre d’Éric Marty afin de l’interroger sur ce dernier Barthes, au seuil d’une disparition bientôt mélancolique.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de ce cours essentiel de notre modernité, Le Neutre de Roland Barthes qui paraît ces jours-ci aux éditions du Seuil dans une nouvelle édition que vous avez, comme la première, dirigé. Dispensé durant l’année 1977-1978, ce cours de Roland Barthes au Collège de France, élu depuis 1977 à la chaire de sémiologie littéraire, trouve ici une nouvelle transcription, plus riche encore que la première, puisque cette fois directement transcrite par Nathalie Lacroix et vous-même.
Comment avez-vous concrètement procédé pour redonner la mesure de la parole de Barthes à la fois extrêmement préparée et prompte aussi à se développer selon les inflexions de l’auditoire ? Au regard de l’édition de 2002, qui figurait dans la collection « Traces écrites », comment avez-vous restitué le cours sous forme d’un flux, du flumen ?

Le terme « flumen » que vous proposez est important comme une sorte de Pharmakon : un poison et un remède, un contre-exemple et un modèle. Dans la préface au  Sade, Fourier, Loyola, Barthes désigne en effet le « flumen orationis » comme la « cochonnerie » de l’écriture, comme ce qui fait « illusion », comme le nappé où se perdrait le silence de l’écriture.

Mais il y a eu l’expérience de La Préparation du roman, d’abord publié en 2004, lui aussi sous la forme des notes de cours semi-rédigées par Barthes, et dont l’importance à mes yeux n’avait pas été perçue à sa juste valeur du fait des difficultés de lecture posées par cette transcription un peu rudimentaire. Or si ce cours était beau, c’est que, précisément, c’était un flumen orationis… Une expérience de parole qui se proposait, elle-même, comme un flux, une fiction sans fin, une aventure « qui durera en principe plusieurs années » (La Préparation du roman, Cours au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, Points Essais, 2015, p. 29), selon l’étonnante formule de Barthes  qui revient régulièrement tout au long de ce cours, faisant de cette « préparation » une sorte de préambule interminable qu’aucun objet, qu’aucun roman ne pouvait clore. La conclusion était claire, les cours au Collège de France étaient un objet bien particulier. Et puisque l’écriture avait été pour Barthes l’alpha et l’oméga de sa relation subjective au langage, alors il fallait concevoir ces cours comme « la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture ». Il fallait voir dans ce flux du discours, ce flumen qui aspire au « rythme optimal du cours de la parole »  dont parle Barthes à propos de la phrase chez Flaubert, le point séminal de cette nouvelle pratique.

En écoutant les cours enregistrés de Barthes au Collège de France, nul doute qu’y résonne en effet systématiquement l’aspiration à ce « rythme optimal de la parole » (« Flaubert et la phrase » (1967), Nouveaux essais critiques, OC, t. 4, Seuil, p. 83) où se noue la phrase barthésienne. Dans cette notion de flumen  qui agite la pensée de Barthes au point, on le voit, de conduire, selon les époques, à des diagnostics contradictoires, on retrouve l’axiome profond de Jean Genet, selon lequel toute œuvre contient sa propre réfutation. J’ai été personnellement très content de la seconde édition de La Préparation du roman parue en 2015, établie cette fois-ci à partir de l’enregistrement audio des cours, et permise par le soutien de Bernard Comment aux éditions du Seuil, et de nombreux échanges avec lui. La phrase transcrite – la diction devenue écriture – tombait juste  dans cette dynamique d’une parole prise sans cesse par la relance de son objet : la préparation du roman.

Le Neutre est pris dans d’autres logiques, qui d’ailleurs sont mises au jour à mesure que le cours avance, et dont la dernière qui surgit est celle d’être le préambule à une écriture au Neutre, l’ouverture à La Préparation du roman, puisque, dans la chronologie, le cours sur le Neutre (1978)  précède La Préparation du roman (1978-1980). Mais Le Neutre, comme concept (ou anti-concept) n’a rien de fluide, c’est une catégorie difficile, paradoxale, une sorte d’obstacle, une retenue introduite au cœur de la parole et de la pensée. Barthes dit que le Neutre c’est « l’intenable », et, en présentant son cours, il annonce : « Il faut tenir sur l’intenable, et ensuite cela s’abolira probablement » (Le Neutre, p. 63.) Et de fait, la parole de Barthes  y est moins fluide, les difficultés conceptuelles poussent parfois à des phrases complexes, syntaxiquement retorses, sur lesquelles il a fallu – un  peu – intervenir. C’est aussi un cours où Barthes joue avec son auditoire, dialogue avec lui au sein du monologue de son discours, lit des lettres des auditeurs du cours… C’est enfin un cours à fragments, organisé par figures – il y en a vingt-trois – depuis « Bienveillance » jusqu’à « Androgyne », selon un ordre aléatoire qui donc, du « flumen », du flux, esquive l’idée d’une direction, d’un courant, d’un cours – au sens d’un cours d’eau. Barthes, par ce dispositif, remet en fait à l’auditeur, ou au futur lecteur, le soin d’y projeter une trame au travers de la fluctuation (plus que d’un flux) de la parole, avec ses contrastes, et où les points de repères sont donc aléatoires et les étapes implicites. C’est cette logique-là qui m’a animé dans « l’établissement du texte », pour reprendre une formule académique. Quoi qu’il en soit, on peut dire sans exagérer que Le Neutre paru en 2002 et celui de 2023 sont deux livres absolument différents. Et cette appréciation, on le comprend, ne tient pas seulement au fait qu’on passe d’un volume de 258 pages à un volume de 430 pages.


Venons-en, si vous le voulez bien, à présent au sujet même du cours par Barthes, à savoir le Neutre lui-même. Comme vous le rappelez judicieusement dans votre riche avant-propos, le Neutre ne constitue en rien une nouveauté dans la pensée de Barthes puisque, depuis 1947, date de son premier article, jusqu’en 1953, date de son premier essai, elle en constituait le terme liminaire sous la formule depuis devenue célèbre : le degré zéro de l’écriture. Ici, le Neutre consiste donc de la même façon à poser ce qui déjoue le paradigme, ce qui dépasse l’opposition de deux termes pour trouver une troisième voix. Pourquoi, selon vous, Roland Barthes, pour l’un de ses premiers cours au Collège de France, son deuxième plus précisément, choisit-il de repasser par l’un des points majeurs de sa pensée ? S’agissait-il pour lui de commencer à préparer, somme toute, son roman puisque, comme vous le faites justement remarquer, le cours suivant qui s’intitulera « La Préparation du roman » est finalement une autre variation du Neutre : quand le désir du roman demeure désir ? Comme Barthes le dit au dernier cours, est-ce que l’examen éthique du Neutre est un préalable nécessaire à l’épreuve esthétique de la préparation d’un roman ?

Tout d’abord, le Neutre est, en effet,  ce qu’on pourrait appeler une idée « princeps » chez Barthes, quelque chose de profondément originaire, et peut-être d’idiosyncrasique, d’humoral même. Mais c’est aussi une catégorie de pensée profondément historique qui traverse les temps et les cultures, avec le Tao auquel Barthes se réfère ou l’entreprise philosophique de Husserl chez qui la réduction phénoménologique aspire à une forme de Neutre, à une expérience de neutralisation du donné « naturel ». Et ça a été également une sorte de leitmotiv souterrain, ou au contraire pleinement affiché, de la Modernité. Pleinement affiché par exemple avec Blanchot auquel Barthes fait souvent référence dans ce cours, omniprésent chez Deleuze, le Deleuze du Sacher-Masoch et de Logique du sens, plus discret mais tout aussi significatif avec Derrida au travers de la différance qui est le nom derridien du Neutre, et même chez Michel Foucault, depuis Histoire de la folie, où la catégorie de la déraison est le Neutre où vient s’abolir le paradigme folie/raison, jusqu’à son texte de la fin sur Herculine Barbin autour du monosexuel qui est un Neutre où vient se périmer le « dispositif de sexualité » dominant.

Si le Neutre peut ainsi prendre des formes si différentes d’expression et s’incarner dans des discours aussi apparemment éloignés, c’est que le Neutre se définit, moins comme doctrine, que comme expérience de pensée ou comme technique de pensée. Le sujet au Neutre, selon la formule très précieuse de Barthes, est celui qui introduit dans l’acte même de pensée et dans son expression, une distance, un silence, un « blanc », un intervalle, ce que donc Derrida appelait la différance dont la fonction pourrait se ramener à une hantise commune à cette génération : la hantise du sens en tant qu’il est de manière systémique, sens commun, idéologie (au sens de Marx), stéréotype. On pourrait dire que, si la déconstruction est ce qui définit cette génération dans sa pratique théorique, le Neutre est le sommet de la déconstruction en tant qu’il  vise une cible radicale : le sens.

Il y a quelque chose a priori de surprenant dans le choix de Barthes pour son deuxième cours au Collège de France de vouloir regarder le Neutre en face, d’envisager ce travail de réflexion sur un objet difficilement conceptualisable et qui, comme le dit Foucault, à propos de la « déraison », se perd dans tout ce qui le fait venir au jour. On a eu vite fait, après la publication de Fragments d’un discours amoureux (1977) de réduire Barthes au statut de « l’essayiste élégant et sensible », et on a oublié chez lui le « démon de la théorie » toujours à l’œuvre et qu’illustre parfaitement ce cours. Il y peut-être alors eu de sa part une sorte de protestation d’intellectualité face à ces images stéréotypées que lui renvoyait le succès des Fragments. Mais il y a autre chose. Et vous avez raison d’insister sur ce mouvement en boucle, et d’une sinuosité qui fait penser à un nœud lacanien : repasser, comme vous le dites, par un point originaire pour préparer ce qui sera une  préparation au roman…

Revenir frontalement au Neutre c’est donner à la méthodologie (le Neutre comme méthode) une fonction qu’on pourrait dire initiatique : c’est la définition même du Tao, méthode et voie. De sorte que le cours vise moins à la synthèse théorique d’un objet – le Neutre – qu’à être, comme on l’a dit,  une expérience de parole, ou encore une nouvelle pratique d’écriture guidée par la lumière du Neutre, comme autre logique du sens, pour reprendre la formule de Gilles Deleuze. En effet, une sorte de « préparation à la préparation », où l’accès au « roman », à l’écriture, devait être précédée comme dans toute ascèse, par ce que vous appelez justement un « examen » – le mot est bien choisi – qui relève de l’éthique.

À lire dans la version désormais fluide, éminemment lisible, du cours, le Neutre ne s’offre cependant pas exactement comme le degré zéro de l’écriture. À la différence des propositions critiques de 1947 et 1953, le Neutre ne se définit plus ici comme un degré zéro dont la formule s’affirme d’emblée absente du cours lui-même mais bientôt comme ce que Barthes définit comme le complexe. Pourquoi Barthes substitue-t-il cette notion de « complexe » à celle usitée autrefois de « degré zéro » ? Que cherche-t-il à éviter, ce fascisme de la langue qu’il dénonçait un an plus tôt dans sa leçon inaugurale ? Vous suggérez qu’en 1978, l’époque a évidemment changé si bien que, poursuivant le mouvement amorcé par son Roland Barthes par Roland Barthes, il s’agit de sortir de l’enfermement théoriste d’un Ricardou notamment ? S’agit-il enfin d’éviter de sombrer dans la Terreur quand le Neutre avait pour but premier de se donner comme une contre-Terreur ? On est très loin ici du Barthes presque péremptoire sinon dogmatique de Critique et vérité…

Il y en effet une mutation du Neutre au fil du cours. De sorte, que derrière l’apparent dispositif fragmentaire, et dont l’ordre semble n’obéir qu’au hasard d’un tirage au sort des figures, il y a bien des flux virtuels de pensée, des courants, des directions… L’introduction du « complexe » comme nouvelle version du Neutre en est illustration, tout en demeurant dans le système originaire, puisque le complexe, comme le degré zéro, est présent dans le schéma structural de Brøndal qui a inspiré Barthes originairement : nous ne sommes plus dans le ni… ni… du degré zéro, mais dans le  et…et… du complexe. Il faut ajouter que, mutation dans la mutation, Barthes va introduire également la notion d’intensités qui, elle, compromet le formalisme de la structure linguistique sur laquelle repose le premier Neutre.

En réalité, Barthes est très conscient du caractère éphémère, précaire et provisoire de tout Neutre : ce n’est pas une catégorie qu’on peut conserver, et qui au contraire est rétive à tout vouloir-saisir. Barthes montre bien de ce point de vue le caractère aporétique du Neutre : comment par exemple le silence, qui en est une figure, se solidifie, rentre à son tour dans le registre du sens ordinaire, d’un vouloir-dire qui cherche à dominer et se perd donc sous la forme d’une pose, d’une rhétorique. Le degré zéro, comme technique de suspension des rituels littéraires bourgeois, n’échappe pas à cette dégradation. D’où le recours à d’autres expériences du Neutre, avec le complexe, avec les intensités… Il y a donc une dimension méta-théorique du Neutre au sens où le Neutre est aussi contestation, dérèglement de la « Théorie ». Vous faites allusion à Ricardou qui est un bon exemple de ce moment où la « Théorie », terme originaire de rupture de la Modernité, s’est enkysté dans une forme académique, vulgarisée, scolastique, de ce qui donnait au départ comme une anti-philosophie, comme un dérangement général des discours. D’ailleurs, au même moment, Michel Foucault mène une critique violente de ce qui lui apparaît comme une « sacralisation » de la théorie, et Louis Althusser, le véritable promoteur de ce terme de « Théorie », opère une série d’autocritiques contre le théoricisme. Le Neutre barthésien de l’année 1978 est pleinement inscrit dans cette séquence.

Plus globalement, le Neutre est alors une manière de constater que la révolution des Modernes qui visait à ruiner un certain nombre de figures dominantes (l’Intellectuel, le Grand Écrivain, le Grand Philosophe et même le Grand Poète…), si elle a parfaitement réussi à destituer ces mythologies bourgeoises, est sur le point de les réinstaurer elle-même et d’occuper désormais ces places honnies, la place du mort. Le Cours de Barthes, par petites ou grandes provocations, par une parole prise dans une modulation incessante, par une critique de toute position scolastique, par un certain recours au carnavalesque aussi (avec même un Neutre émanant des Marx brothers…), ne cesse de dissoudre le Neutre à mesure qu’il le fait émerger. Ce dispositif des contraires fait du Neutre une sorte de Joker dans l’espace de la pensée – un  lieu vide et substitutif – qui défait et déjoue toutes les valeurs possibles du jeu intellectuel. En ce sens, le Neutre n’est pas seulement le sommet de la déconstruction, c’est aussi celui de la subversion, mais une subversion qui s’applique d’abord à soi et d’abord peut-être à l’intelligentsia de cette fin des années 1970. 

Pour en revenir à une question de contextualisation et plus largement d’époque, le cours sur le Neutre permet de mieux saisir la position qu’occupe alors Barthes en 1978 face aux avant-gardes et plus largement devant la modernité. Grâce à votre travail, on comprend mieux que, contrairement à ce qu’affirmait Antoine Compagnon, Barthes n’est pas cet antimoderne qu’on a rapidement voulu faire de lui. Loin de devenir réactionnaire, comme une large part des intellectuels post-68 allaient devenir au tournant des années 80, la position barthésienne à l’égard de la modernité est celle d’une indifférence permissive : il ne revendique rien mais n’est cependant pas hostile à la modernité. Peut-on dire que ce Neutre peut aussi être lu comme un opérateur historique et axiologique de classicisation qui tient à distance un objet historicisé ?

Votre question est évidemment capitale parce que l’enjeu est fort, et nous concerne pleinement aujourd’hui. La fin de la Modernité, à partir des années 1980,  n’a cessé d’être un champ de bataille où, sous couvert d’inventaires, d’héritages, de relectures, il s’agissait en  réalité de prendre le pouvoir sur l’époque. Dans ces inventaires, une place importante a été donnée aux retournements, aux trahisons, aux conversions ultimes, comme dans une petite mythologie qu’aurait pu écrire Barthes lui-même par avance, tant tout y était prévisible. Ce processus, sans doute inévitable, a concerné l’ensemble de cette génération dont la fin d’ailleurs a pu donner le sentiment d’une chute collective : meurtre et folie pour Althusser, suicide de Deleuze, sida de Foucault, aphasie finale de Lacan, fin mélancolique de Barthes…

Or je crois que, dans toutes ces fins, pour tragiques qu’elles puissent paraître, il y a toujours chez chacun d’eux une espèce de libido de pensée qui est demeurée à l’œuvre, une proximité à cette énergie de rupture qui les avait conduit à produire une singularité de discours, une écriture. Je ne crois pas, par exemple, que l’intérêt de Foucault pour le néo-libéralisme ou celui qu’on a imputé à Deleuze avec L’Anti-Œdipe, soient à lire sur un plan idéologique et comme « réactionnaire » : chez Foucault comme chez Deleuze, on pourrait dire que le « néo-libéralisme » est neutre idéologiquement, ce sont des jeux de ruptures internes à leur écriture qui poursuit obstinément la même impulsion. La figure de Barthes antimoderne de ce point de vue n’est pas exacte. Les réserves que Barthes ici ou là dissémine à propos de la Modernité relèvent bien de cette subversion adressée à soi-même que j’ai évoquée précédemment et non d’une régression, d’un recul. Barthes ne cesse, à ce moment-là, de chercher et de découvrir des objets modernes tout en minimisant la religion du Moderne qui à ses yeux relève d’un rituel emphatique dont le terme est en réalité l’intériorisation de son échec. Barthes est très conscient que la Modernité, selon le schéma orphique qu’il partage avec Blanchot, ne se doit pas se retourner sur elle-même, car, de rupture de la tradition, elle se renverse, selon le mot d’Octavio Paz, en tradition de la rupture, et devient alors son propre contraire. La Modernité doit avancer masquée, silencieuse, dans une forme d’indifférence à elle-même, dans une forme de Neutre donc.

Ainsi, Barthes a pu écrire qu’il lui était devenu indifférent (idéal du Neutre) d’être moderne, tout en manifestant son admiration pour des « Modernes », Warhol, Antonioni, Bernard Faucon, Boucourechliev… Ce qui importe à Barthes, ce n’est pas la religion du Moderne, mais c’est le geste moderne, comme en témoigne aussi la manière dont il investit par exemple le travail de Twombly en 1979 au travers précisément du geste pris dans la littéralité, la rareté, le décentrement, et placé sous l’autorité – moderne par excellence – d’Alban Berg… Qui en France écrit sur Cy Tombly en 1979 ? Le dispositif du cours sur le Neutre, le fragmentaire, le discontinu, l’aléatoire, est placé, quant à lui,  en référence à György Ligeti ou à John Cage…

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la place que le Neutre occupe au regard de la sexualité. La désexualisation que suppose le Neutre passe, dites-vous, par un corps rendu libre ou tout du moins rendu disponible aux expériences. Vous prenez alors soin de préciser que l’érotisation barthésienne prend un tournant benjaminien, celui de la drogue, au point de poser le Neutre comme drogue même, ce qui, d’une certaine façon, rend le sujet à une disponibilité qui n’est ni contemplation ni action mais un entre-deux déjouant tout paradigme. Le Neutre serait alors l’érotisme mais sans les mains ?

Le Neutre entretient avec le désir un lien particulier. Barthes y fait allusion en évoquant la tradition Tao de retenue de la jouissance, c’est-à-dire du « désir demeuré désir » pour reprendre la formule de René Char qui est vraiment une très belle approche du Neutre au travers d’un désir intransitif, sans fin, sans terme. Précédemment, le Neutre avait été pris par Barthes dans un tropisme de la perversion. On se souvient de la formule du Plaisir du texte où le Neutre est donné comme la « forme la plus perverse du démoniaque ». D’ailleurs on retrouve des motifs équivalents chez Deleuze avec le masochisme, ou de manière plus large encore dans Logique du sens ou dans L’Anti-Œdipe, tout comme chez Blanchot avec « l’apathie sadienne » ou chez Derrida dans sa lecture blanchotienne d’un rapport incestueux à la loi. Cette question de l’articulation du Neutre à la question sexuelle, je l’ai évidemment beaucoup abordée dans Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre paru en 2021, et son effacement, dans le cours de 1978, censé établir une pensée du Neutre, interpelle.

Il y a des raisons logiques, c’est-à-dire positives, à ce silence sur la question sexuelle, des raisons qui donc relèvent de la pensée du Neutre, de sa puissance de déconstruction. Si la « perversion », au sens que ce terme a pu prendre dans le champ de la Modernité, déjouait  les paradigmes de la Loi (la différence sexuelle, l’inceste, le lien entre sexualité et procréation, l’opposition désir/plaisir…), c’était par une déconstruction limitée sans doute par tout ce qu’elle empruntait aux catégories de ce que Foucault a magistralement nommé comme le dispositif de sexualité, à commencer par le terme même de perversion… La thématique de la désexualisation, qui était sous-jacente à l’univers pervers, est une manière d’achever la déconstruction de ce  dispositif. Ainsi, si Foucault ou Deleuze, de manière très différente, ont fait de la génitalité (comme « organe » pour Deleuze comme « construction sociale » pour Foucault) le point stratégique et critique de cette désexualisation, Barthes, dans ce cours, prend une option plus radicale par le silence : n’en rien dire. Un silence qui est très beau, je trouve, du point de vue de la poétique du cours puisqu’il nous met en position de lire, d’entendre ce silence. Mais il y a autre chose que vous pointez très justement, c’est que, du point de vue de l’érotique, la place n’est pas vide. La drogue, le hasch principalement, est, tout au long du cours, ce qui construit progressivement une érotique au Neutre. Manière politique de signifier que, dans l’ordre du désir/plaisir, la sexualité n’est pas hégémonique et la génitalité n’est pas centrale, matière de défaire le corps tel qu’il est construit, agencé, par les usages symboliques, culturels, ou sociaux, manière d’inventer d’autres érotiques du corps. La drogue offre pour Barthes un processus au plus proche du Neutre parce qu’elle s’inscrit aussi dans « le non-agir », dans le « non-vouloir-saisir », dans un rapport halluciné à soi, au monde qui conduit à cet état extatique de la conscience où, selon le vœu barthésien, les paradigmes s’abolissent. Il y a bien sûr Walter Benjamin qui joue le rôle d’expérimentateur, mais pas seulement, il y a Baudelaire, et puis Castaneda autour de la recherche initiatique du sitio, de l’espace idéal, d’une altérité « qui se tient sous la nomination du neutre », où le Neutre apparaît alors comme appartenant aussi au champ des rapports humains : la bienveillance, qui est la première figure du cours, l’illustre assez bien.

Vous parlez d’un « érotisme sans les mains », et l’on pourrait alors alléguer le « corps sans organes » (CsO) de Deleuze, ou encore la dernière figure de Fragments d’un discours amoureux, qui est le « Non-vouloir-saisir » (NVS), deux figures, deux monogrammes, d’une érotique au Neutre qui disent qu’il y a dans le projet moderne, dans ce qu’on a appelé la déconstruction, la place pour l’invention d’autres corps, d’autres modalités de penser, d’être, de sentir, de vivre. Ce cours de 1978 sur le Neutre, sur le désir de Neutre, en est l’un des témoignages parmi les plus troublants. Il témoigne de cette « vitalité désespérée », pour reprendre la formule de Pasolini qui hante le cours de Barthes, qui est sans doute l’ethos brûlant de cette génération d’intellectuels et d’écrivains, une forme de maxime qui s’applique à chacun.

Roland Barthes, Le Neutre. Cours au collège de France (1978) : nouvelle édition, transcription des enregistrements par Nathalie Lacroix et Éric Marty, avant-propos d’Éric Marty, notes de Thomas Clerc et Éric Marty, avril 2023, 464 p., 28 €