«Occupy Masculinité aimerait tellement que le monde soit conjugué par d’autres pronoms, je, tu, iel, celleux, mais c’est pas gagné.»
– Tu n’as pas encore lu le livre de Massera ?
– Il en a écrit plusieurs, non ?
– Le dernier, tu devrais lire d’urgence son dernier livre ! Pour une fois qu’un homme cis hétéro s’attaque au machisme, il était temps, c’est le premier livre non binaire écrit par un homme, tu te rends compte ? Même Arnaud Viviant en a fait l’éloge sur France Inter !
– J’avais beaucoup aimé France, guide de l’utilisateur, paru en 1998 : les grandes puissances, les consultants et les débuts fulgurants des nouvelles technologies, tout cela était analysé dans une prose fluide et nerveuse.
– Oui, mais La bête commerciale tel que les pays du G7 la représentent a énormément grossi depuis, et Jean-Charles a ajouté à son observation des mutations de l’époque (1998), un commentaire ironique post-metoo (2023), au masculin, au féminin, désamorçant les appartenances genrées, ce qui donne ces moments savoureux :
Le bon de la curée
Monsieur pipi
Un homme de chambre
Si France, guide de l’utilisateur était fluide, ici les phrases sautent de paragraphe en paragraphe, de courts chapitres parfois versifiés (parfois non), succèdent à des textes à trous comme dans un atelier d’écriture, ce qui incite le lecteur (la lectrice) à combler les zones floues de sa pensée, de son questionnement en matière de machisme et de sexisme, et pas seulement en France. Et d’ailleurs l’aliénation et la puissance arrogante du patronat n’ont jamais été aussi bien décrites que dans le poème Poussette blues :
Et puis
Je regardais dans la rue
comment les mères regardent
Leur enfant
Jamais un grand patron
Ne regardera son ou sa môme comme ça
L’énergie qui impacte une boîte du CAC 40
et celle qui pousse une poussette,
ce n’est pas la même
– Ok, ça donne envie de lire le livre. Peut-être que j’arriverai enfin à différencier le cis de l’hétéro, parce que je nage complètement dans les nouvelles identités. Si je change de perruque par exemple, ça ne fera pas de moi une femme plus féminine ou plus extravagante (si ?). Si je porte une robe sexy, idem.
– Tu devrais te mettre plus souvent en robe…
– Tu mélanges tout ! On était en train de parler du dernier livre de Jean-Charles Massera, Occupy Masculinité, dans lequel il rappelle les principes de base du patriarcat à renfort de références bibliques : « Laplusgrandeforce physique, forma une moins grande force physique à partir de la côte qu’iel avait prise à iel-même et iel l’amena vers elle-même ». Il est clair que Dieu a créé l’homme en premier (si Dieu existe), et que la femme (en jupe ou en pantalon) est venue bien après (après l’homme).
– Tu veux dire que Dieu selon Massera aurait créé la femme avec les restes de l’homme, avec les restes du squelette masculin ? Il aurait fabriqué une femme, la femme, toutes les femmes avec ces débris ?
– Exact. C’était déjà dans la Bible, et il nous le rappelle à sa façon, désopilante : « La rondeur des formes, la finesse des traits, l’éclat du teint, voilà ces attributs distinctifs comme ça sera clair une fois pour toutes… »
– On dirait la première séquence du Mépris.
– Non, c’est Jean-Charles (et non Jean-Luc) qui précise que le Dieu-homme a créé un homme dur (les muscles, la guerre, le patriarcat) et une femme molle (25 à 30% de masse grasse, pas plus), et que donc l’homme possède l’intelligence, d’accord, mais parfois une intelligence confuse : « Les connaissances et les facultés de l’esprit embrouillées donnèrent à laplusgrandeforcephysique bandant comme un âne cet ordre : « vas-y baise cette pute qui mouille comme une salope ».
– C’est fou ! Pourquoi a-t-il défini l’homme en attachant ensemble tous les mots dans la formule laplusgrandeforcephysique ? C’est une faute de syntaxe ou de grammaire ? Il devrait détacher chaque mot, non ?
– Non, c’est voulu, c’est sa manière toute personnelle et inventive d’utiliser le cut, un cut adapté et dynamique.
– Tu veux dire qu’il a expérimenté un cut biblique ?
– En réinventant complètement la citation, il propose un cut qui n’est plus formaliste mais devient un véritable matériau politique et critique. Versifier la Genèse peut paraître facile :
Je multiplierai la peine de tes grossesses,
c’est dans la peine que tu enfanteras des fils
Ton désir te portera vers ton mari,
et celui-ci dominera sur toi,
Mais si tu enchaînes tout de suite après, avec des bribes de témoignages dans un commissariat, tu obtiens un transfert de la bible à la police, l’écart civilisationnel est immense :
Tout ça c’est de ma faute,
c’est moi qui provoque
alors que je suis archi complexée.
Je n’osais plus
mettre des vêtements qui pouvaient
mouler certaines parties de mon corps.
– Tu veux dire que Massera renouvelle notre vision du viol ? Du commentaire sur le viol ? Du cliché sur le viol ?
– En effet, et en cela il est beaucoup plus féministe que certaines féministes. Ses cut font passer d’un registre à l’autre sans donner le temps de réfléchir à la violence de la situation, et en même temps cette violence on la reçoit en pleine figure, la violence du réel est aussitôt transférée dans l’énergie d’un langage découpé, démonté, remonté, c’est ça qui fait la force de cette écriture…
– Au fait, pourquoi tu ne mets pas plus de décolletés ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Non c’est pas moi qui parle, c’est une citation du livre, lorsqu’il cut la parole machiste : Pourquoi tu ne mets pas plus de décolletés ?… , et la fille répond Le patron m’a dit que je pouvais quitter mon emploi si l’ambiance de travail ne me convenait pas … pour me protéger j’ai pris 13 kg, ça provoque un impact fort sur le lecteur (la lectrice), cette manière qu’a Jean-Charles de mettre en relief la dialectique dominant/dominée. Ça incite à relire la Bible autrement, à réviser nos monothéismes : « Tes courbes, tes rondeurs et ton teint ne deviendront pas actrices des grandes transformations historiques en s’appuyant sur les outils de la connaissance et de la technique… »
– On comprend en effet que le patriarcat (cf. le patron qui humilie son employée) est une forme spécifique de la domination masculine. Et on se souvient qu’Abraham était un patriarche, un vieil homme qui avait le pouvoir absolu sur ses épouses, ses enfants, les troupeaux, et BIM ! l’institution de la paternité fut définie une fois pour toutes pour des siècles et des siècles (depuis la Bible). De même lorsque l’auteur évoque le sexe tarifé, il établit un lien inédit entre mariage et prostitution : on sait plus qui paie quoi, si l’amour est gratuit ou payant. (On ne sait plus). Le sexe est-il sincère ? C’est l’incertitude totale ! Ce qui est délicieux chez Massera, c’est que l’interprétation est aux bons soins du lecteur (trice). J’ai repensé à l’essai d’Éva Illouz, La fin de l’amour (Seuil, 2020), où elle décrit la sexualité jetable et rapide des startuppers des grandes métropoles : Les relations hétérosexuelles ont pris la forme d’un marché – La rencontre directe entre l’offre émotionnelle et sexuelle, et d’autres par la demande émotionnel et sexuelle : L’offre et la demande sont fortement médiatisé par des objets et des espaces de consommation ainsi que par la technologie. C’est trop sérieux comme analyse ! Massera déconstruit en dénonçant, c’est nettement plus intéressant. Dans le chapitre « com », il propose un formulaire de baise aux hommes cis, à cocher dans une liste, comme un menu : toys SM, vibros rechargeables réduits pour les seniors, pinces, paddle cloutés, il y en a plein !
– C’est marrant … ça prouve que la sexualité sans imagination et sans accessoire peut retomber comme un fruit mort, non ?
– Si tu veux. Ça prouve aussi que Massera est un auteur inclassable, plastique (il est aussi curateur d’expositions, cinéaste, critique d’art). Même les libraires sont perdus : à la librairie du BHV, son livre est classé en « essai », tandis qu’aux Cahiers de Colette, rue Rambuteau, il est sur les tables de parutions récentes en « romans ». Comme quoi …
– Comme quoi il dresse lui-même son propre bilan des techniques narratives et documentaires.
– Ce qui fait que les libraires ne s’y retrouvent pas.
– Sa vision du monde fait un bien fou …
– Au fait…
– Quoi ?
– Tu devrais te mettre plus souvent en robe …
Jean-Charles Massera, Occupy Masculinité, éditions Verticales, avril 2023, 168 p., 18 € 50 — Lire un extrait