Samy Langeraert : « Mes narrateurs sont dans une marginalité choisie, et plutôt ‘douce’ » (Les Deux dormeurs)

Samy Langeraert Les deux dormeurs (détail de la couverture © éditions Verdier)

Si vous n’avez pas encore lu Samy Langeraert, arrêtez tout, et précipitez-vous sur son deuxième récit, Les Deux dormeurs qui vient de paraître chez Verdier. Après le très beau Le Temps libre, le jeune romancier revient avec un récit encore plus troublant de douceur et de beauté contemplative. Un jeune homme, ancien étudiant en art, s’installe des après-midis entières dans la cafétéria d’un centre d’art pour y travailler à des textes mais observe aussi bien les clients. S’il s’attarde à regarder les uns et les autres, s’engage très vite un autre récit qui questionne le rapport au monde, au travail dans un rare effet Bartleby. Poème en prose magistral davantage même que roman, Les Deux dormeurs est un livre de prix que Diacritik vous invite à découvrir en compagnie de son auteur le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau récit qui vient de paraître aux éditions Verdier, Les Deux dormeurs. Comment est née en vous l’idée de raconter, à la première personne, l’histoire de ce jeune homme, ancien étudiant en art, qui, du mardi au dimanche, s’installe des après-midis entières au cœur d’un centre d’art « dans le coin le plus sombre de la cafétéria » ? Ce récit est-il né d’une expérience personnelle ou renvoie-t-il à des scènes nées de lectures ? Est-ce, enfin, une manière de poursuivre pour vous l’écriture entamée dans Mon Temps libre dont le narrateur était résolument placé sous le signe de la vacance, vivant comme une manière de dimanche à perpétuité ?

J’écris généralement mes textes plus ou moins à l’aveugle, sans plan préétabli. C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique une bonne partie de leurs maladresses, mais je ne veux pas ou je ne sais pas faire autrement. Comme avec Mon temps libre, j’ai commencé ce qui allait devenir Les deux dormeurs sans me demander ce que j’allais raconter ni même ce que je faisais au juste. À l’époque, j’allais souvent travailler à la bibliothèque de la Cité de la musique, à Paris, et j’ai fini par remarquer un groupe de personnes âgées qui se retrouvaient régulièrement dans un coin du hall. Pour une raison ou pour une autre, je suis resté un peu bloqué sur eux. C’est de cette fascination que m’est venue la phrase par laquelle démarre le récit proprement dit (« Il y a un groupe de retraités, tous portugais, qui se retrouvent chaque jour à la cafétéria du centre d’art »). Toute la première partie du livre est sortie de cette phrase et de la situation qu’elle recouvrait. C’est une phrase plutôt banale, mais qui a résonné en moi de manière très intense, un peu comme une formule magique. J’ai eu envie de déplier la situation et d’enchaîner d’autres formules à la première, et c’est comme ça que l’histoire s’est développée, avec très peu de direction de ma part. Ce qui m’a guidé au début, c’est aussi un style, un rythme, une énergie qui venaient de m’imprégner à la lecture des premiers livres de Lydie Salvayre. Je suis d’ailleurs toujours très fortement influencé par d’autres et je me considère bien plus comme un lecteur que comme un écrivain. J’écris quand mes lectures débordent, en quelque sorte.

Pour ce qui est de l’utilisation de la première personne, elle m’intéresse surtout pour l’effet de réel qu’elle provoque en brouillant le rapport entre l’auteur et le narrateur. C’est un peu bête à dire, mais quand je lis un texte écrit à la première personne, j’y « crois », je veux y croire, je suspends volontiers mon incrédulité, je m’empresse d’accepter le pacte de lecture qu’on me propose, tandis qu’un texte à la troisième personne me demande un effort assez pénible. J’ai l’impression qu’on veut me refourguer de la Littérature, une Œuvre, alors que moi c’est le réel, la vie qui m’intéressent, des expériences brûlantes de première main !

C’est vrai que le narrateur des Deux dormeurs ressemble beaucoup à celui de Mon temps libre, même si je trouve qu’il est plus incisif et qu’il se lamente un peu moins. On pourrait dire qu’ils sont tous les deux dans une marginalité choisie et plutôt « douce », dans le sens où leur quotidien n’est pas comparable à celui d’un prisonnier ou d’un migrant. Dans les Deux dormeurs, mon personnage a un logement, un travail, des revenus, il va même au café de temps en temps, il peut et veut jouer un minimum le jeu social. Mais comme il l’annonce dès le départ, il se conçoit comme différent, tordu, incompétent, il ne sait pas jouer le jeu au-delà du minimum. C’est comme s’il y avait une frontière infranchissable entre le monde et lui, et curieusement il est d’autant plus attentif au monde qu’il est incapable d’y participer. Disons qu’il mène une existence un peu lunaire tout en restant très attaché et très intéressé par l’atmosphère terrestre.

Pour en venir au cœur même de votre récit, évoquons sans attendre le narrateur même des Deux dormeurs qui, d’emblée, se présente comme un personnage qui ne paraît pas adapté au monde contemporain, un personnage qui paraît en contradiction avec ce que la société attend de lui. Ce personnage est, pourrait-on dire, une manière de contemplatif. C’est un regardeur plutôt qu’un voyeur : il se poste ainsi dans la cafétéria de ce centre d’art et détaille ainsi ce qui l’entoure. Personnage passif, il est aussi et surtout un personnage qui écrit : le matin, il rédige des publireportages pour une agence de voyages, l’après-midi son activité devient créatrice : il se fait poète. En quoi vous importait-il de lier la contemplation active de votre personnage à la question de l’écriture ? En quoi s’agissait-il pour vous d’écrire ce récit pour que votre personnage puisse répondre lui-même aux questions suivantes qu’il s’adresse : « Qui es-tu plumitif ? Je me parle à moi-même. Qui es-tu ? Que veux-tu ? »

Il y a beaucoup de contradictions dans ce personnage. Comme vous le dites, c’est un inadapté contemplatif, mais il est en même temps très occupé à écrire, que ce soit pour gagner sa vie, composer des poèmes ou raconter son quotidien. Mais si on considère que l’écriture est une activité qui naît de la contemplation, tout se tient parfaitement. Gertrude Stein dit quelque part que pour être un génie, il faut passer beaucoup de temps à ne vraiment rien faire. C’est exagéré et provocateur, comme la plupart des affirmations de Gertrude Stein, mais à mes yeux il y a quelque chose de profondément juste là-dedans, à condition aussi bien sûr de prendre le mot « génie » avec de grosses pincettes. Pour la pratique de l’écriture telle que je la conçois et à laquelle j’aspire, le savoir-faire, l’application, l’intelligence sont peut-être utiles, mais pas indispensables. Ce qui importe bien plus, c’est l’oisiveté, autrement dit le temps perdu, passé à ne rien faire de rentable, à regarder, à fantasmer, à rêvasser, etc. Mario Levrero le dit magnifiquement dans Le Roman lumineux. Chez lui, d’ailleurs, l’oisiveté n’est pas définie de manière négative, mais avant tout comme une manière d’être et d’agir qui laisse toute sa liberté à l’esprit. C’est un état de disponibilité ultime, auquel on n’accède pas comme ça, en s’installant dans un fauteuil, mais à l’issue de tout un processus qui peut comporter des phases plus ou moins angoissantes. Alors, et seulement alors, on peut se mettre au travail.

Mon narrateur écrit pour essayer d’appréhender les choses. S’il était un peu plus sociable et dégourdi, il irait voir ces retraités qui l’intriguent ou cette employée qui l’attire. À défaut il les scrute dans le détail, il les observe pour les saisir par l’écriture, et puis il imagine, il rêve. C’est une sorte d’idiot ou de paumé qui ne comprend pas bien ce qu’il fait là et ce que c’est que ce monde qu’il y a autour de lui. Il se pose des questions en tous genres. Il se demande pourquoi les moineaux sont de plus en plus rares dans les rues, en quoi est faite cette table à laquelle il travaille, pourquoi les vitres du centre d’art sont toujours propres, ce que fabrique le vigile quand il n’y a pas de visiteurs. Et avant tout il se demande ce que lui-même fabrique dans cette cafétéria et qui il est au juste. Pour lui, rien n’est évident, tout doit être questionné toujours encore. D’où l’épuisement qui le prend aux deux tiers du livre et qui l’amène à se refermer davantage sur lui en restant dans sa chambre.

Ce personnage de contemplatif et de plumitif ne va pas sans poser tout au long du récit la question de la tradition dans laquelle, résolument, il s’inscrit. Ce personnage travaille à l’endroit d’une figure de la modernité, celle de la disparition ou plutôt la désapparition à soi-même. Votre personnage apparaît comme un personnage qui s’efface progressivement, qui se retire des choses et du monde, une figure du retrait qui plonge dans le sommeil, un sommeil parallèle ou presque paradoxal. « Aujourd’hui, je ne suis pas très présent à moi-même. Je ne suis pas très présent tout court. » dit votre narrateur ou encore : « Je me désarticule ». En quoi avez-vous cherché à réinterpréter à travers lui une figure du Neutre chère à Blanchot et Barthes ? S’agissait-il par cette neutralité progressive d’en faire un centre d’hypersensibilité au monde qui nécessiterait l’effacement de toute personnalité ?

Je ne pensais pas du tout à Blanchot ni à Barthes en écrivant ce texte, mais le fait est que mon personnage reprend précisément certaines des figures dont parle Barthes dans son cours sur le Neutre. Le refus ou la lassitude d’avoir à se positionner, par exemple, qui est exprimée très clairement dans les passages sur l’école d’art. D’un côté, cette injonction des professeurs à prendre position est totalement compréhensible dans la mesure où l’art ne se fait pas sous vide. On est toujours inscrit dans un contexte et une histoire et il est tout de même bon de faire preuve d’un minimum de curiosité, de regarder ce que les autres ont fait et font autour de soi. Mais cette demande sans cesse réitérée fatigue le narrateur dans la mesure où elle sert de prétexte aux professeurs pour ne pas faire l’effort de regarder ce que font concrètement les étudiants. C’est le pourquoi et le comment qui priment aux dépens de la matière de l’œuvre, de l’expérience qu’elle propose. Là encore, d’ailleurs, on retrouve la question du temps, parce qu’il en faut beaucoup pour se confronter sérieusement à l’art. Alors, si le temps manque et qu’il faut en plus évaluer, administrer, il est bien plus simple et rapide de saisir quelques coordonnées – des thèmes, des références, des intentions, etc. C’est le même fonctionnement dans les musées, avec ces petits textes de présentation très bien ficelés qui permettent de comprendre les œuvres sans avoir à les regarder.

Au-delà de l’injonction à prendre position, c’est le règne du discours qui étourdit mon narrateur. Il faut savoir qu’en école d’art on parle énormément, on ne fait que parler ! Il est recommandé d’avoir quand même un petit quelque chose à présenter de temps à autre, mais l’essentiel, c’est de savoir se justifier, se défendre, s’expliquer, légitimer en quelque sorte par le discours ce que les autres n’ont pas vraiment le temps ou l’envie de regarder. Je me dis souvent que c’est ça, le principal enseignement qui est dispensé par cette institution, même s’il n’apparaît pas dans les programmes : apprendre à maîtriser les codes de ce discours de légitimation, savoir ce qu’il faut dire et ne pas dire, donner les références appropriées, bref, devenir un interlocuteur efficace et convaincant dans le milieu de l’art contemporain. Ce serait peut-être l’équivalent dans le champ artistique de la disputatio qui était pratiquée à l’université au Moyen Âge : un mode de discussion très codifié, réglé, avec au bout du compte une évaluation de l’œuvre sur la base du discours qui l’enveloppe.

Pour éviter d’avoir à discourir lui aussi, mon personnage se réfugie à la bibliothèque, dans le silence des livres. Il bavarde aussi volontiers avec la bibliothécaire, car leur conversation n’obéit pas aux règles qui prédominent ailleurs dans son école. Cette bibliothèque tout comme la cafétéria du centre d’art sont d’ailleurs deux lieux de retraite ou de repli qui partagent certains traits des espaces du Neutre esquissés par Barthes. Ils permettent au personnage de faire un pas de côté sans se mettre complètement hors-jeu. Ce sont des sortes de repaires, des lieux où il se sent à l’aise, où il a ses habitudes, des objets familiers, où il peut retrouver chaque jour des gens qui, même s’il n’interagit pas forcément avec eux, le marquent, le touchent et l’intéressent. Au centre, il y a les retraités et le vigile, l’employée aux tee-shirts à rayures, et puis la table du coin dans l’ombre et le distributeur Selecta, le peuplier qu’il voit dehors, la flaque d’eau, les pigeons… C’est une espèce de monde en réduction où il a pris ses marques, dans lequel il s’est aménagé une place et où il peut faire marcher sa sensibilité à plein régime.

Je ne sais pas si je parlerais d’effacement de la personnalité, car ce narrateur a un caractère, des goûts assez marqués. Il s’est mis en retrait, mais il ne vit pas dans l’indifférence pour autant, au fond ce n’est pas un pur contemplatif. Il y a beaucoup d’irritation en lui, d’impatience, d’attirances. Il n’aime pas les romans, comme il le dit tout au début. Il n’aime pas certains mots. Il se moque volontiers des visiteurs du centre d’art. Il se moque de lui-même aussi d’ailleurs, de son air inspiré quand il écrit de la poésie et des formules toutes faites qu’il utilise quand il rédige des publireportages. Surtout, il est très amoureux d’une employée, mais il ne veut pas trop la regarder ni en parler par peur de perdre la tête. Bref, il est tout de même traversé par les gens et les choses et il y réagit à sa manière. Mais son petit monde est très fragile, et il finit effectivement par s’effondrer et par être tenté par la disparition, avant de se reprendre à la toute fin du livre. C’est une sorte de cycle.

Un des aspects les plus remarquables des Deux dormeurs consiste à poser votre plumitif comme une figure de la résistance au travail. S’il est employé par cette agence de voyages, il se désintéresse progressivement de sa tâche commerciale pour s’enfoncer dans la contemplation, se réfugier dans les poèmes écrits en amour d’une jeune femme au t-shirt à rayures. Tout dans Les Deux dormeurs paraît contester la logique frénétique contemporaine du travail que votre récit prend résolument à rebours, à commencer notamment par le groupe des douze retraités portugais de la cafétéria, retraités, ayant fini de travailler. A ce titre, Les Deux dormeurs fait penser à L’Homme qui dort de Georges Perec ou encore Bartleby, le scribe d’Herman Melville. Diriez-vous que votre personnage est leur descendant mais au contemporain de nous ?

Quand on s’intéresse au retrait, à l’effacement, le personnage d’Un homme qui dort et Bartleby sont des figures incontournables. Mais je dirais que mon narrateur se rapproche peut-être plus des personnages un peu bizarres ou carrément idiots qu’on trouve chez des auteurs comme Flannery O’Connor, Felisberto Hernández ou Matthias Zschokke. Ce sont des gens qui ne sont pas en phase avec le monde dans lequel ils vivent, mais qui ne s’en détournent pas pour autant, au contraire. Ils se passionnent pour des détails infimes, absurdes, ils sont têtus, bourrés d’affects, ils ont un rapport très intense aux choses. Ils regardent le monde et se regardent eux-mêmes avec curiosité, circonspection. Le narrateur des Deux dormeurs est aussi un grand nostalgique qui regrette amèrement le temps où il était en phase (quand il « dévorait des romans » et que la musique « était encore belle », etc.). On pourrait dire qu’il cherche à retrouver cette adhérence, cet état primitif par l’écriture. C’est elle qui lui permet de recréer un rythme et de renouer avec les choses. Et puis c’est par le biais d’une langue, le portugais, qu’il croit pouvoir enfin se rapprocher de l’employée dont il est amoureux.

Pour revenir à votre question, c’est vrai que ce livre n’est pas précisément un éloge de cette fameuse « valeur travail » dont on nous rabâche les oreilles ces derniers temps. Cela dit, mon personnage n’est pas un résistant. Il fait ce qu’il a à faire, c’est-à-dire qu’il rédige ses textes publicitaires du mieux qu’il peut, même si personne ne lui fait le moindre retour et qu’il n’a jamais vu les gens pour lesquels il travaille. Il en tire même parfois un certain plaisir. C’est une espèce de compromis auquel il est arrivé avec le système, un équilibre qu’il a trouvé, qui lui permet de vivre, de payer le loyer de sa chambre, et surtout d’être libre de son temps l’après-midi. En résumé, c’est peut-être bien une sorte de décroissant, mais il ne l’est certainement pas par conviction. Ce n’est pas son vocabulaire ni son problème.

L’après-midi, c’est l’autre travail qui commence, la poésie, les « analyses ». C’est le travail qui ne génère aucune valeur, mais qui a du sens, qui importe, qui comme je le disais le fait revenir au monde. Pour lui, c’est une activité presque sacrée, un rituel très soigneusement organisé, avec des horaires très précis : il y a d’abord un temps de somnolence pendant la digestion, qui est un moment de préparation ou de méditation en quelque sorte, puis le café, puis une période d’écriture abondante mais insatisfaisante, car trop consciente, trop motivée. Puis c’est la dernière phase, qu’il associe à une fatigue heureuse, à un oubli de soi. À ce moment-là, ce n’est plus lui qui écrit, il dit que ses poèmes se font d’eux-mêmes.

Récit sur la résistance au travail, récit qui fuit toute activité rémunérée : de telles logiques posent immanquablement la question d’un roman social. Diriez-vous ainsi que Les Deux dormeurs peut se lire comme un roman politique ?

Je dirais que pour moi tout livre est politique, que ce soit par les sujets qu’il aborde (et qu’il n’aborde pas), la langue qu’il véhicule, tout ce qu’il présuppose et sous-entend. Bien sûr, il y a des livres qui le sont plus expressément que d’autres, qui délivrent un message, qui soulignent par exemple telle ou telle injustice. C’est un peu fatigant, je trouve. Personnellement, je ne veux convaincre personne de quoi que ce soit. Il m’arrive de faire attention à certaines choses, de faire la chasse aux stéréotypes de genre les plus grossiers, par exemple, mais je sais bien qu’en dépit de tous les efforts que je pourrai fournir, mes idées, mes limites, ma bêtise, mon rapport au monde transparaîtront nécessairement dans ce que j’écris. Et c’est très bien comme ça.

J’ajouterai qu’il m’arrive d’écrire des choses bien plus ouvertement critiques, mais ce n’est jamais pour faire de la littérature engagée. C’est une manière de faire quelque chose de la stupéfaction ou de la colère que je peux éprouver quand je regarde l’actualité, par exemple. Je donne une forme à ce qui m’empoisonnerait peut-être si je le laissais macérer en moi sans réagir.

Dans Les Deux dormeurs, au cœur des activités d’écriture du narrateur, s’engage une réflexion sur les genres littéraires. Le genre romanesque fait ainsi d’emblée l’objet d’un violent rejet tant le personnage paraît se concentrer sur la poésie, qu’il entend mieux correspondre à sa contemplation, à la « force de l’inertie de l’écriture-pour-rien », à ce mouvement anti-épique, formule continue de résistance à l’action. En quoi ainsi le poème correspond mieux à la saisie du monde du personnage en quête, comme il le dit, d’« un poème très simple, très calme, qui ne prétend vraiment rien dire de plus que ce qu’il dit » ? A ce titre, parleriez-vous des Deux dormeurs comme d’un récit poétique, pareil à la « petite bille cristalline qu’est le poème » dont parle votre personnage ?

J’ai un petit problème avec le mot « roman » qui sert aujourd’hui à désigner tout et n’importe quoi. J’ai l’impression d’avoir surtout affaire à un concept marketing très creux (mais efficace, apparemment, surtout si on le fait précéder de l’adjectif « premier »). Cela dit, je ne sais pas trop quel terme utiliser pour désigner ce que je fais. Ce qui m’importe, c’est de le faire, pas de le définir, encore moins de l’analyser, même s’il faut bien de temps en temps se soumettre à cet exercice. Si le terme n’était pas aussi désuet, je dirais volontiers que j’écris des poèmes en prose. Le plus souvent, je ne me mouille pas, je prétends que j’écris des « textes », c’est vague mais ça dit quelque chose. Je dis que je n’écris pas pour faire des livres. Les livres figurent parmi les choses que j’aime le plus au monde et je suis très heureux quand je parviens à en bricoler un, aussi boiteux soit-il, mais c’est avant tout l’écriture qui m’importe, la recherche à laquelle elle est associée. Publier est une chance incroyable pour quelqu’un qui, comme moi, ne sait pas trop ce qu’il fait ni où il va. Cela me permet de poursuivre un travail très fragile auquel je n’aurais peut-être pas l’énergie ou l’envie de m’atteler encore et encore si je n’étais pas encouragé et reconnu (à ma petite échelle, bien sûr). Tout ça n’est pas très cohérent, j’en suis conscient : c’est parce qu’on me donne l’opportunité de publier des livres que je peux continuer à écrire sans chercher à en faire. Mais je m’éloigne de plus en plus de la question.

Je n’ai pas une idée très précise des poèmes qu’écrit mon personnage. Vu l’air inspiré qu’il affiche parfois, je crains le pire ! Disons que je lui souhaite de faire une sorte de poésie objectiviste, à la Charles Reznikoff. Quelque chose de pas trop ampoulé, si possible, de concret, de retenu. C’est ce que cherche à faire mon narrateur avec sa prose, même s’il a parfois la manie de vouloir tout interpréter. Il voit des signes un peu partout, mais le problème, c’est qu’il ne sait pas les traduire. Alors il parle des signes en tant que signes. Il reste à la surface, un peu comme une araignée d’eau. La surface de la table à laquelle il travaille, la surface des vitres du centre d’art, et la surface des gens, leur peau et leur tenue vestimentaire, leurs gestes, le portugais des retraités qu’il écoute sans comprendre. C’est peut-être en partie pour cette raison que l’action est aussi peu spectaculaire, dans le livre. Mais je ne dirais pas qu’elle fait l’objet d’un rejet particulier. En fait, je crois qu’il y a beaucoup d’action, dans cette histoire, simplement ce n’est pas l’action d’un blockbuster. C’est l’action de journées banales, répétitives, l’action de l’infra-ordinaire. Mais pas seulement. Il y a tout de même cette intervention prodigieuse du vigile pour sortir le pigeon du centre d’art, la femme qui s’en prend violemment aux Portugais, la soirée alcoolisée du narrateur avec visite d’exposition et bain de foule en prime, et même une scène de sexe ou presque, rêvée, mais d’autant plus troublante pour mon personnage !

Le moment est venu d’évoquer le dispositif narratif et énonciatif des deux dormeurs, car précisément un dédoublement s’opère entre une manière de moi éveillé du plumitif et une manière de moi endormi qui prend le pas sur le premier. Le lyrisme de la parole devient ici un somnambulisme narratif qui guide progressivement le récit comme si la question de l’identité se voyait soumise à la question de l’estrangement : « ça ne me dérangeait pas d’être à la fois celui qui parle et celui qui écoute. Je nous appelais « les deux dormeurs ». » Pouvez-vous revenir pour nous sur ce dispositif énonciatif au cœur de votre récit ?

Le narrateur est avant tout quelqu’un qui analyse, autrement dit qui décompose, distingue, sépare pour mieux comprendre. C’est sa manière de voir, mais aussi de vivre le monde. Il y a la chambre où il rédige ses publireportages et la cafétéria où il écrit sa poésie. À la cafétéria, il y a la table des retraités dans le coin lumineux, et dans le coin dans l’ombre la table à laquelle lui travaille. Cette table, il l’examine attentivement pour en identifier les types de traces, les caractéristiques. Il se divise aussi lui-même en trois entités bien déterminées, un poète, un rédacteur et un analyste. Mais sur un autre plan, il y a encore une autre opposition, qui n’est pas toujours claire d’ailleurs, entre un soi éveillé, actif, sur le devant de la scène, et un soi endormi à l’arrière-plan qui le bouscule, le pique, lui lance des formules un peu fulgurantes mais plus ou moins énigmatiques à la figure. C’est un peu son démon. Tout ça est assez embrouillé, je suis le premier à me perdre dans son système, mais en effet, ce qui compte, c’est ce dédoublement et ce drôle de rapport entre lui et cet autre. Il veut tout bien comprendre et contrôler – sa vie, son temps, ses émotions –, mais il est rattrapé par son désir et ses délires, par le tranchant de la solitude. Il voudrait être le plus éveillé possible, mais la fatigue le guette. Alors les phrases de l’autre surgissent en lui à l’improviste, s’imposent, c’est comme s’il entendait des voix. Mais j’ai aussi envie de dire que cet autre, c’est la langue, que c’est tout simplement la langue qui parle en lui. Ce que lui dit « l’autre dormeur », ce sont des phrases, des expressions qui semblent se former toutes seules, dont il n’est pas l’auteur. Comme il le raconte à la fin quand il se remet à écrire, il a la sensation que les mots s’agrègent d’eux-mêmes les uns aux autres selon les règles et le vocabulaire. Ce n’est pas lui qui parle, mais la langue qui l’habite. C’est peut-être précisément à ce moment-là qu’il atteint enfin quelque chose comme l’insouciance, la légèreté. La langue divague à travers lui. Alors plutôt que de compartimenter, il mélange tout, il finit par vouloir se mélanger lui-même aux autres en allant se promener dehors, sous le soleil.

Ma dernière question voudrait porter sur la vision du quotidien que suscite ce dispositif des deux dormeurs qui se côtoient et échangent leur place. Quand le narrateur remarque ainsi que « Je crois qu’il y a quelqu’un. Peut-être que c’est encore l’autre dormeur », force est de constater que le réel bascule du côté du fantastique : que son quotidien le plus élémentaire devient absolument fantastique. Est-ce ainsi par le fantastique qu’il s’agit selon vous d’aborder l’existence ordinaire, que c’est finalement le registre premier de tout infra-ordinaire ?

Votre question me rappelle une remarque du narrateur de Artforum, le livre de César Aira : « Chaque jour il se passe des petites choses inexplicables à la maison. Pourquoi c’est arrivé, pourquoi ce n’est pas arrivé ? On ne le sait pas. »

Le quotidien de mon personnage est tellement peu varié, tellement aride, tellement pauvre en interactions réelles que, disons-le, la tête lui tourne un peu parfois, sa perception se trouble et il finit par avoir des visions bizarres. Mais il n’est pas question de les disqualifier pour autant en leur donnant un caractère pathologique. Dans le livre, ces visions sont prises très au sérieux, même si elles ne sont jamais précises, sensationnelles ou signifiantes. Ce sont les arbres dans lesquels il croit percevoir des « mouvements anormaux », les tables de la cafétéria qui « vibrent » sans raison apparente ou bien la lumière dans sa chambre qui rampe « comme une taupe » ou semble émaner des objets eux-mêmes.

Mais à vrai dire, pour lui, c’est le réel dans son ensemble qui a quelque chose de fantastique même quand il n’arrive rien d’inhabituel. Tout est chargé de mystère, peut-être parce qu’il contemple trop, de trop près, trop longtemps. En fait, ses visions sont plutôt des ébauches de visions, des visions avortées. Dans les récits de séances chamaniques, la transe proprement dite est souvent précédée de ce genre de perturbations, comme si le réel commençait à trembler, à perdre son évidence et sa solidité. Il y a des bruits ou des odeurs inexplicables, le feu crépite, s’éteint, le chaman se met à tousser, à chantonner d’une voix étrange, etc. Je pourrais d’ailleurs peut-être rapprocher le quotidien légèrement désaxé de mon personnage de la période d’initiation des futurs chamans. Le processus varie d’une culture à l’autre, mais leur vocation est généralement associée à des malaises, des maladies, des rêves, des pertes de connaissance. Elle donne lieu à un temps d’exclusion, d’isolement, à un jeûne ou un régime particulier. Finalement, le sujet revient dans sa communauté où il peut assumer pleinement son nouveau rôle. Le narrateur des Deux dormeurs est peut-être bien une sorte de chaman qui s’ignore ou qui échoue à le devenir vraiment. Il ne fait que subir les symptômes de sa vocation sans pouvoir passer à l’étape suivante – sans doute parce que la société à laquelle il appartient rejette radicalement ce type d’activité. Mais peut-être aussi que l’écriture est la technique, la ruse qu’il a trouvée pour tromper son monde et s’adonner quand même à une forme dérivée de transe par le langage.

Samy Langeraert, Les Deux dormeurs, Verdier, mars 2023, 96 p., 14 €