La (longue) citation en exergue, empruntée au sonnet 66 de Shakespeare, donne le ton : « (…) Lassée de voir qu’un homme intègre doit mendier / quand à côté de lui des nullités notoires / se vautrent dans le luxe et de l’amour du public ». Si l’énonciation shakespearienne au masculin passe au féminin chez Salvayre, demeure le décapage des vanités fausses et gloires baudruches. C’est à ce « continent » que s’attaque Lydie Salvayre « avec l’audace d’un Christophe Colomb » pour donner les clés de la réussite la plus éclatante. Comment mentir, écraser, monter, paraître, instrumentaliser et « être au top » ? vous saurez tout en lisant cet Irréfutable essai de successologie, que l’on peine à qualifier tant il est à la fois une parodie des manuels de bien-être et développement personnel — comme autant de déclinaisons d’un prêt à penser confortable — et une fresque décapante de notre monde comme il déraille.
L’essai irréfutable part d’un constat imparable : la réussite est la notion cardinale de notre présent, elle a supplanté l’art, la politique et les religions. Le succès permet d’échapper à tout — morale, critique, besoins — il est une « transsubstantiation », le Graal d’une époque soumise à une « transformation copernicienne des esprits », certes récente mais emportant tout système antérieur des valeurs ; nul n’est désormais besoin d’avoir du talent, contrairement aux préceptes classiques. Réussir, c’est devenir l’un des êtres d’influence dont Lydia Salvayre nous offre une série de portraits (avec « une profonde et sincère philanthropie »), l’une des divinités de notre nouvelle Olympe.
L’influenceuse bookstagrammeuse d’abord, au « potentiel érotique » inversement proportionnel à l’intelligence, qui enfonce les portes ouvertes des bons sentiments tout en plaçant produits sur produits et qui finit par publier un livre que ses followers s’arrachent. Dans cet opus voué à devenir un best-seller et à l’instar de Mallarmé (qui, Lydia Salvayre le rappelle avec à propos, « collabora activement à la première revue lifestyle française La Dernière Mode »), la star des réseaux partage ses secrets de beauté/réussite (deux volets indissociables, l’un crée l’autre). Et parfois, en story, notre bookstagrammeuse va jusqu’à parler livres, en Sainte-Beuve 2.0.
Passons sur l’homme influent — très utile pour comprendre comment la successologie, véritable « art », a remplacé le terme si absurdement négatif d’arrivisme — pour nous arrêter sur le portrait à facettes de l’écrivain. En effet le syntagme (au masculin de généralité) recouvre au moins huit espèces : l’écrivain confirmé, l’écrivain pamphlétaire, l’écrivain débutant, l’écrivain transfuge (ou intercalaire), l’écrivain engagé (ou à mèche), l’écrivain-homme politique, l’écrivaine féministe et l’écrivain stupide. Chaque croquis révèle un pan de la République des Lettres, visant juste (et féroce), jusqu’à l’auto-critique puisque le « je » de l’Essai se range dans l’une de ces catégories — on vous laisse découvrir laquelle — et qu’il ose même critiquer les critiques, à ses risques et périls et « contre <s>on intérêt, mais pour l’éclairement et l’instruction de «<s>es lecteurs fidèles ».
Après un portrait au vitriol des trois types de critiques, Lydie Salvayre énonce la règle d’or du succès : quel que soit le domaine, il ne s’agit pas d’être mais de paraître, et pour cela de savoir choisir ses amis, user du mensonge comme de la brosse à lustrer et reluire, être un expert des nouveaux liens que sont les réseaux sociaux. Tout autant caricature du care et des manuels de bien-être/bien-vivre/réussir/challenger/mourir — jusqu’à en épouser la forme avec maximes en gras, listes pour aller directement aux conseils clés — qu’hybride contemporain des Caractères et des Maximes, œuvres de ces moralistes qui, selon le mot de Nietzsche, ont déniaisé l’humanité, cet Irréfutable essai de successologie est une pochade cinglante dans laquelle chacun en prend pour son grade et qui invite, de fait, à « prendre le maquis ».
Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, éditions du Seuil, « Cadre rouge », janvier 2023, 176 p., 17 € 50