Véronique Bergen : « L’écriture doit créer, réinventer à chaque coup sa liberté » (Écume)

Véronique Bergen, 1982 (DR)

Livre-océan, livre-mer, Écume ne peut être que polyphonique, métamorphique, en prise avec un nomadisme, un flux qui est celui de l’écriture autant que de la vie. Écrivant une fiction en écho au Moby Dick de Melville, Véronique Bergen élabore selon un montage complexe un livre qui est autant de dénonciation, de critique, que le chant d’une éthique possible de notre temps. Entretien avec Véronique Bergen.

Ton livre est un roman polyphonique dans le sens où tu n’établis pas le point de vue d’un narrateur, ou d’un personnage qui serait le narrateur, mais où le récit est développé à partir de points de vue divers qui sont ceux des divers personnages principaux du livre : Ismaël, Anaïs, Achab I, Achab II. Dans ton livre, chacun d’entre eux existe à travers son journal ou un récit fait par lui à la première personne. Le récit général est ainsi pluralisé ou diffracté entre plusieurs récits particuliers et subjectifs. L’ensemble apparaît comme une sorte de puzzle ou une juxtaposition plus ou moins disjointe. Qu’est-ce que permet dans la fiction cette construction que ne permettrait pas une construction plus classique ou en tout cas habituelle ?

La pluralisation des instances de narration, l’inégalité dans l’importance des voix narratives permettent la mise en œuvre d’un agencement à x perspectives, lequel autorise à son tour des échos, des tressages entre les points de vue, ou plus exactement les vécus, les ressentis des personnages, Ismaël, Anaïs (au travers ou non de son journal) au premier plan, Achab I, Achab II au second plan, sans oublier un plan d’énonciation poétique au travers de courts textes en prose, de listes, d’intrusions extra-narratives. Comme son nom l’indique, la polyphonie donne à entendre une pluralité de voix, de registres personnels qui éclairent subjectivement ce qui advient aux personnages, leur rapport au monde, aux événements. Le prisme de la polyphonie s’est aussi imposé à moi en raison de la multiplicité des consciences, d’un certain solipsisme au fondement de toute intersubjectivité, en raison aussi du paysage (psychique, affectif, existentiel, météorologique, érotique, sensoriel) mouvant, multiple, en devenir que traverse chaque personnage à des degrés divers. Le décentrement, la diffraction (relative, plus ou moins grande) de l’identité des personnages, l’intériorisation idiosyncrasique des événements par les uns et les autres, la prévalence du plan des affects sur le registre de l’interprétation dresse un récit qui ne peut jaillir que de la composition (au sens musical du terme) de diverses voix, de la conjonction de plusieurs subjectivations. Un certain idéalisme subjectif semble indépassable, lequel interdit la totalisation des perceptions, le mirage d’une saisie d’une objectivité en soi.

Écume est un roman-palimpseste, un roman écrit en écho à d’autres œuvres littéraires, comme des sortes de reprises, le plus évident étant le rapport au livre de Melville, Moby Dick. En effet, ton roman reprend des éléments de celui de Melville, à commencer par la baleine blanche, mais aussi le personnage d’Ismaël qui est le narrateur de Moby Dick, ou encore celui d’Achab. Dans Écume, c’est Ismaël (qui s’appelle aussi Absalom) qui, sur son bateau, poursuit Moby Dick non pas pour la tuer mais en quelque sorte pour la sauver. Un autre personnage, celui d’Anaïs, se réfère à Anaïs Nin mais aussi pourrait se référer, pourquoi pas, à Emmanuelle, le personnage des romans d’Emmanuelle Arsan, comme à ses déclinaisons cinématographiques, ou encore à O, l’héroïne de Pauline Réage. Le récit que tu construis est ainsi multiplié par ces reprises, qui sont plus que des références. Il en va de même des personnages qui sont eux-mêmes constitués d’échos divers, de glissements de leur identité, de résonances qui en font autre chose que des personnes même fictives. Là encore : qu’est-ce que permet de singulier dans la fiction, en tout cas pour toi, cette construction par emprunts, reprises, citation, pluralisation des fils narratifs et des personnages ?

La vie se présentant comme un palimpseste multi-fibré, une tapisserie de fils enchevêtrés courant du passé au présent, l’espace de mon roman se loge à la même enseigne. Après d’autres auteurs, notamment Pierre Senges et son éblouissant Achab (séquelles), j’ai voulu construire un roman dans le sillage, dans l’écume noire laissée par Herman Melville et son chef- d’œuvre Moby Dick. Ismaël adresse des lettres de colère, de mépris à Achab I, qui représente à la fois le personnage de Melville et les clones, les disciples écocidaires auxquels il a donné naissance, ceux qui dépeuplent les mers, massacrent toujours de plus belle les princes des océans, des abysses. En contrepoint aux lettres qu’il écrit à l’attention du capitaine Achab, puritain haïssant la vie, prédateur monomaniaque drapant sa folie meurtrière sous les embruns d’une lutte théologique entre le Bien et le Mal, entre l’Humain et la Baleine Blanche, Ismaël lance des lettres à Moby Dick, adresse un chant d’amour au cachalot qu’il a baptisé Moby Dick, qu’il retrouve chaque année sur les océans du globe. L’angoisse, la tristesse s’emparent de lui quand, pour la première fois depuis vingt ans, la baleine blanche est introuvable, ne lance son panache d’écume sur aucune des mers. Moby Dick restera longtemps invisible, drame qui suscite une série d’hypothèses dans le chef d’Ismaël.

La crise écologique actuelle, le dérèglement climatique, la sixième extinction massive des espèces animales et végétales qui se produit dans une indifférence quasi générale, la pollution des océans, l’agonie de leurs habitants appelaient l’écriture d’un anti-Moby Dick melvillien. D’emblée, j’ai songé à construire un récit qui prenne le contrepied du message melvillien. Si sublime que soit son opéra maritime, sa fiction métaphysique et spéculative, le roman de Melville gravite autour d’une chasse à la baleine qui métaphorise (sans chercher à la délégitimer) la logique de la prédation humaine sur toutes les formes du vivant. Melville demeure dans une pensée puritaine sans atteindre au panthéisme. Le point d’urgence se situe là. L’Achab de Melville a accouché de légions d’Achab qui écument les mers et les vident. Pour nous, pour assurer la perpétuation de nos choix de vie, de nos modes de consommation, de notre validation de meurtres de masse, pour notre seul profit, avant que l’extinction des populations animales des océans, de la terre, du ciel ne signe la nôtre. Mon roman est tendu comme un arc entre l’éblouissant roman de Melville, sa veine de fond puritaine, et la désolation environnementale actuelle.

Les variations, les clins d’œil que tu mentionnes, que je mets en œuvre de façon explicite ou non, par exemple les correspondances lointaines entre le journal de mon personnage Anaïs et le journal d’Anaïs Nin relèvent d’une esthétique spontanée, ludique, qui jaillit d’elle-même, sans que je ne la théorise. Tout d’un coup, des strates du continent Littérature affleurent ou transpercent la ligne des flots de mon récit. Le personnage que je construis ou qui se construit souvent tout seul, sans que j’aie mon mot à dire, fonctionne par ricochets : un pan de sa réalité intérieure catalyse l’avènement d’autres pans, réveille des souvenirs d’enfance, des sensations, suscite des courants d’air temporels. Parce qu’au fond, toute créature, romanesque ou pas, tout étant est indéchiffrable. Pour lui-même et pour les autres. Dans Écume, les dialogues entre l’humain et les cétacés, entre Ismaël et sa baleine blanche avec qui il a noué un pacte, tentent par moment de s’affranchir du prisme interprétatif, de l’obsession du « pourquoi ? » dont il use dans ses relations interhumaines. Quand il s’échine à déchiffrer les migrations océaniques de Moby Dick à l’aune des instabilités, des errances amoureuses, érotiques d’Anaïs, il retombe dans le vertige herméneutique, dans un Talmud infini, très beau, irrésistible mais qui a aussi ses limites. Toute littérature dès lors qu’elle se pose, qu’elle a derrière elle des siècles d’écriture qui la hantent de façon consciente ou non, est un palimpseste.

La mer joue évidemment un rôle central dans le livre, comme d’autres liquides d’ailleurs, le sperme ou la cyprine, l’héroïne que l’on s’injecte : liquides externes ou internes, liquides évaporés en brouillards, etc. Au début du roman tu caractérises l’eau par son inconsistance, par le fait qu’elle peut « changer d’état », qu’elle est une « créature qui se métamorphose », et « le corps de la mer n’est jamais stable ». La mer, écris-tu, est susceptible de « variations ». Tu établis un parallèle ou une équivalence entre l’eau, la mer, et l’écriture, le livre : « Dans quel texte littéraire jetteriez-vous l’ancre afin de vous y installer à demeure ? ». Il me semble que l’on trouve ici une des caractéristiques de ton écriture, qui serait une écriture-mer, une écriture aqueuse. On voit, en lisant, comment tu mets en place un système de variations par rapport, par exemple, à Melville, mais aussi des variations internes, en particulier pour le personnage d’Anaïs. Ces variations sont des déplacements, permettent la mise en place de paradoxes qui rendent difficile de penser une seule et même identité. De même, autre exemple, tu as construit une succession de chapitres qui ne s’homogénéisent pas toujours mais forment une succession de différences : points de vue différents sur la mer, sur Moby Dick, sur tel événement, sur le passé, etc. Autre exemple encore : tu t’arranges pour nier l’isotopie du texte par le recours à des métaphores, à des procédés d’écriture qui tracent des lignes de fuite, des directions sémantiques hétérogènes. Enfin, dernier exemple, tu construis une temporalité complexe, achronique, où le passé et le présent se juxtaposent, se répondent, où le présent devient lui-même brouillé. La complexité de la construction de ton livre me semble au service de cette écriture-mer, cette écriture liquide. Quelle définition donnerais-tu à cette écriture liquide qui est la tienne et quels en seraient les enjeux ?

Merci, Jean-Philippe, pour la fulgurance et la profondeur (océanique, pélagique) de tes questions intriquées. Quand j’établis un parallèle entre la mouvance du corps de la mer et l’espace de l’écriture, entre types de rapports à l’eau et types de lecteurs, très curieusement, je ne songeais pas aux correspondances possibles entre les multiples états de l’empire aquatique et la tonalité de l’écriture, la « Stimmung » de l’écrivain. Comme Ismaël (curieux marin, qui est un fils du désert, dont le deuxième prénom est Absalom, en référence aussi à Faulkner), je suis peu à l’aise avec la grande bleue ; mon rapport est tout en ambivalence avec l’élément physique qu’est l’eau. C’est pourquoi tu m’éclabousses ou me révèles ce dont je n’ai pas vraiment conscience quand tu parles d’une écriture-mer, d’une écriture aqueuse. Je situerais d’instinct mon verbe, mon énergie verbale du côté du feu. Néanmoins, le principe de mobilité fuyante, ondoyante, d’une eau qui ne tient pas en place, qui danse, qui change d’états, qui, organiquement, est soumise à des métamorphoses, des devenirs (relatifs, qui n’entament pas son être en tant qu’être) répond sans doute également à ma perception, ma pratique de l’écriture, à sa chorégraphie déstabilisante, libre, ne reculant devant aucune invention formelle, devant aucune embardée de l’imaginaire.  L’eau, c’est avant une source de vie, une virtuose dans les variations de couleurs, de rythmes, de températures, l’eau, c’est insaisissable. Anaïs est la descendante, la sœur de l’Albertine de Proust. « A ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler », écrit Proust dans La Recherche. Comme Albertine, Anaïs fuit, à dos du tréma qui surmonte son « i », comme l’eau, elle file entre les doigts, elle navigue entre des amantes, entre son passé traumatique et son présent avec pour seule boussole l’amour, sa faim de corps féminins surtout, d’intensités sensorielles, de défonces. Anaïs déteste l’eau qui, pourtant, lui ressemble.

Dans un paysage littéraire hyper formaté, l’écriture doit créer, réinventer à chaque coup sa liberté libertine à l’instar de la puissance de l’eau : l’eau ne se laisse pas dompter même si on la malmène, même si lui impose des barrages, si on la contient par des digues. On a beau l’éventrer avec des forages, la vider, détruire ses fonds sous-marins avec des câbles, des sonars, des déchets polluants, l’exploiter jusqu’à ce que mort s’ensuive, on a beau la soumettre à un trafic maritime, une pollution chimique et sonore qui tue ses habitants, elle se révolte, elle explose en raz-de-marée, en vagues scélérates, en tempêtes, en tsunamis.

Écume articule diverses oppositions, par exemple entre la logique marine et la logique terrestre, mais en particulier entre deux types de rapport au vivant, à la nature : un rapport prédateur et un autre rapport qu’il faudrait définir. La prédation est un thème qui court à travers l’ensemble du livre : Anaïs est victime d’un prédateur dès l’enfance, comme Moby Dick pouvait être, chez Melville l’objet de la chasse menée par Achab ; Anaïs prostituée subit aussi, en un sens, la prédation des clients ; la nature, les animaux sont victimes de la prédation des Hommes, de leur volonté de s’accaparer la nature jusqu’à la détruire. A cette logique prédatrice, s’oppose celle que développe Ismaël dans son rapport à Moby Dick, à la mer, etc. Ton livre porte aussi une forme de militantisme concernant le rapport à la nature aujourd’hui. Qu’est-ce qui caractériserait la façon dont tu conçois la nature, le vivant, et notre rapport actuel à cette nature ? Qu’est-ce qui caractériserait ce que devrait être notre rapport à la nature ?

J’ai construit mon roman autour du thème, du motif de la prédation, en entretissant le récit de deux ogres, de deux logiques ou illogiques prédatrices qui n’ont rien en commun hormis le rapport de domination qu’elles impliquent. D’une part, le prédateur Achab I, celui de Melville, ayant donné naissance aux XXème et XXème siècles à des essaims de serial killers des mers, d’autre part Achab II, qui demeure sans autre nom, parfois prénommé I., l’ogre d’Anaïs durant son enfance. Mais qu’est-ce qu’un ogre ? En quoi l’« ogre » est-il victime de lui-même ? Comment évolue-t-il ? Comment sa dimension ogresse cohabite-t-elle avec des puissances solaires, des dimensions émancipatrices ? Dans l’existence d’Anaïs, mais aussi dans l’ensemble de mes écrits, la ballade de Goethe, Le Roi des Aulnes (et de là Les Météores de Michel Tourner) joue un rôle central. La charge d’accusation portée par le personnage d’Ismaël contre Achab I et ses épigones est sans appel. Elle va au-delà du capitaine du Pequod, elle s’embarque dans une généalogie des « coupables », des schèmes de pensée qui, depuis la Bible, du fond des mythologies proto-hébraïques, assyriennes, mésopotamiennes, hittites, nordiques, ont dressé la scène d’un face-à-face entre d’une part Dieu, principe monothéiste ou les dieux du polythéisme et, d’autre part les créatures présentes avant Dieu, qu’on les appelle Léviathan ou autre, ces divinités des eaux, assimilées au chaos, que Dieu/les dieux demande/nt de mettre à mort. Pour se concentrer sur l’Occident, la scène pose une dualité, un partage hiérarchique mortifère entre l’Humain et le reste des règnes du vivant. Le divin a donné à l’Homme le permis de tuer, de massacrer. L’équation (paradoxale au niveau de la symbolique des couleurs) posée entre la blancheur de Moby Dick et son principe diabolique, maléfique, autorise Achab à la pourchasser sans fin. Pur alibi théologique, vapeurs d’une gigantomachie cosmico-religieux qui masquent une haine de la vie, un ressentiment ontologique. A Achab I, jamais Ismaël ne donnera quitus.

Le traitement que je réserve à Achab II, ogre d’Anaïs, est tout autre. En tant que prostituée, Anaïs ne subit pas la prédation des clients. Sauf au sens où tout travail est aliénation, repose sur une logique de domination, de vente de son corps, de ses capacités, de ses heures en échange d’argent. Anaïs pratique une prostitution libre, choisie, thérapeutique (pour elle et les clients et clientes), épicurienne, libertine, aventurière, dans la lignée de Grisélidis Réal, des courtisanes anarchistes qui choisissent la marge, les milieux interlopes.

A la logique prédatrice qui, de nos jours, dévoile ses conséquences désastreuses, ses saccages irréversibles, au système de penser qui, accentué par le capitalisme, par l’habitus extractiviste et consumériste, repose sur le paradigme de l’exploitation des ressources naturelles, humaines et non humaines, il importe d’opposer un autre rapport à la nature que l’on voit émerger de nos jours, dans la société civile, un rapport égalitaire, favorisant l’harmonie entre les humains et les non-humains. Il importe d’accélérer la mutation dans les modes de penser et de vie, de ne pas laisser les coudées franches à des gouvernants, des États, des multinationales qui poursuivent de plus belle leurs actions écocidaires. Les ZAD, les collectifs d’écologie politique, les mouvements comme Les Soulèvements de la Terre, les activistes et penseurs environnementaux, les écrits de Bruno Latour, Isabelle Stengers, Vinciane Despret, Donna Haraway, Starhawk, Arne Naess, Michel Serres, Baptiste Morizot, pour n’en citer qu’une poignée, les praticiens de la désobéissance civile, les militants en vue d’une justice tout à la fois sociale et environnementale, les peuples autochtones travaillent à la mise en œuvre de cette nouvelle alliance avec la nature.

Le rapport à la nature qui se dessine dans Écume est en lui-même porteur d’une éthique. Il me semble que ton livre est aussi un livre d’éthique dans un sens plus large. Y est valorisée une forme de nomadisme des corps, des identités, des possibilités. Y est valorisée une forme de marginalité ou l’exploration de possibilités que la morale ou le discours dominants condamneraient. On peut lire dans ton roman, par exemple, des pages sur le SM ou sur la consommation d’héroïne qui ne reviennent pas à dire qu’il faudrait nécessairement prendre de l’héroïne ou pratiquer le bondage mais qui témoignent de l’idée que d’autres voies existent pour vivre, que des possibilités existent, des puissances qui sont à prendre en compte y compris là où la loi pose des interdits, là où la conservation de soi est mise en danger. Est-ce qu’une réflexion éthique aujourd’hui, selon toi, doit passer par la prise en compte, voire l’expérimentation, de zones « marginales », minoritaires, volontiers dangereuses ? Quelle serait ton idée de l’éthique et d’une vie qui vaudrait d’être vécue ?

Une ligne éthico-politique, tout en immanence, sous-tend ou active les pages d’Écume au sens où l’ode, le chant d’amour lancé à Moby Dick et ses congénères implique des co-habitations pacifiques, celles que pratiquent depuis des siècles les peuples autochtones, les nomades des mers, les gardiens de la forêt, les tribus animistes, des populations gravement menacées dans leur mode de vie, à qui le néolibéralisme livre une guerre sans merci. Celles aussi que mettent en œuvre des collectifs de citoyens à travers le monde. Les autres manières de vivre, les écosystèmes existentiels privés que tu évoques, le BDSM, la consommation d’héroïne, on les élit, elles nous choisissent dans le mouvement où nous sommes attirés par elles. C’est un tropisme irrésistible, un coup de foudre viscéral, un recours à une modalité de survie, lesquels n’ont pas à être légitimés, analysés, hypostasiés dans une ligne éthique. On les affectionne, on s’y voue corps et âme d’autant plus qu’ils demeurent dans la pénombre, minoritaires, inscrits dans des sous-cultures excentriques, irrévérencieuses, loin des centrifugeuses sociétales qui récupèrent toutes les énergies dissidentes, toutes les intensités en quête de formes de jouissance. Paradoxalement, le nomadisme des corps, des divines substances est absolument fixiste, addictif, voire tyrannique. Je ne pense pas du tout qu’une réflexion éthique doive prendre en compte ces expérimentations qui n’engagent que ceux et celles qui les pratiquent. Les projecteurs, fussent ceux de l’analyse éthique, de l’« ouverture », n’ont pour effets que de normaliser, d’édulcorer, de banaliser des expériences des marges, des limites et de les assimiler. Clandestinement ou à l’abri de la société du spectacle, nous nous emparons de ces puissances flamboyantes qui, jouant sur la ligne de vie-ligne de mort, sur les pulsions, les désirs nous dépassent. Le refus d’une reconnaissance officielle, l’appétence pour l’irréconcilié, un manifeste secret d’irrecevabilité permettent d’habiter dans des terrains en friche, à l’abri de toute visibilité.

Les marges, celles du désir, sont très fragiles, elles peuvent s’abîmer dans une re-normalisation ou s’effondrer dans le chaos, dans la débandade. Elles revendiquent l’invention d’une solitude en commun, une flamboyance qui jongle avec l’aube et le crépuscule, avec la blessure et la jouissance. J’aime la dimension du secret, de l’underground parce qu’elle compose un espace-temps hors des rails du monde, un paradis (tantôt hédoniste, tantôt douloureux, tumultueux), une réserve d’enfance, une manne d’intempestivité. Les formes d’érotisme, de défonce, celles que recherche Anaïs, sont affaire de corps, de rencontres électives, électriques. Un haut voltage du style (de vie et d’écriture, écriture de soi, du monde). Sous leurs guises paroxystiques, elles sont de l’ordre d’un ravissement. Nous sommes alors raptés, nous montons dans un autre régime du vivre, nous nous abandonnons aux éclats d’une expérimentation sauvage. C’est ce que Lou Reed chante dans « Take a Walk on the Wild Side» : « hey babe, hey honey, take a walk on the wild side ». Comme l’écrit Olivier Steiner dans son éblouissant Le Ravissement de Marilyn (dont il signe le texte tandis qu’Anne Gorouben signe d’une manière souveraine les dessins) : « il y a là un abîme qu’il est impossible de ne pas combler, un appel auquel il est impossible de ne pas répondre. Et elle [Marilyn], peut-être aussi à son corps défendant, elle se donne à lui, le jeune inconnu, parce que se donner à un inconnu c’est ne se donner à personne, mais c’est se donner quand même. Et en se donnant ainsi, elle veut qu’on la prenne, qu’on la reçoive, qu’on la définisse. Qu’on l’annule aussi bien ». Tout se joue là, dans ce territoire des affects qu’Olivier Steiner emporte dans la danse des mots, Anne Gorouben dans le vertige des dessins. En leurs retombées, les revendications des minorités courent le risque de s’enferrer dans un devenir majoritaire, consensuel qui les vide de leur substance, de leurs forces transgressives, subversives, de leur activisme, de leur esprit de sécession, de résistance. Gilles Deleuze a interrogé ce mouvement de prise à revers des minorités par l’obéissance à la loi, leur devenir fasciste ou leur réduction à l’inoffensif. A chacun, à chacune son régime de vie, de pensée, d’émois, de fruition pour faire étinceler un mot qu’affectionnait Marcel Moreau, à chacun, à chacune ses modalités de vibrations, de connexions au monde.

Véronique Bergen, Écume, éditions ONLIT, mars 2023, 416 p., 24 € 99