Michel Jullien : l’eau et le feu (Constat d’estuaire)

Felix Vallotton, "La Grève blanche", 1913 (DR)

L’eau et le feu ? – L’eau de l’estuaire (celui de la Loire) et le feu de la phrase (celle de l’auteur, remarquable par sa vivacité et sa plasticité, semblable à ces flammes dont le narrateur et sa compagne, au terme d’une longue marche, contemplent le fascinant mouvement dans l’âtre qui ronfle).

L’eau et le feu, si l’on en croit l’étymologie latine du mot « estuaire ». « Æstuarium, de Æstus avec comme acception “ Agitation de la mer, flots houleux, force entraînante, marée“, mais aussi “Grande chaleur, ardeur, feu “ ». Tels sont les derniers mots du livre.

Parti-pris des lieux

Mais revenons au début et d’abord au titre. Faire droit au sujet, au motif, le respecter, c’est d’abord dresser un constat. Et c’est bien ce que fait Michel Jullien, dès le premier chapitre d’un livre qui n’est petit que par son nombre de pages (54, mais à la typographie très serrée). Le narrateur mesure : « J’ai mesuré avec une corde, le quai est large de neuf mètres cinquante, un peu moins, des premiers clapotis au pied de notre mur sous nos fenêtres, d’où l’on voit passer le fleuve.  » (telle est la première phrase).

Objectivité et exactitude sont donc de mise, selon une poétique qui n’est pas étrangère au parti-pris de Ponge, celui des choses, toujours, comme on sait, compte-tenu des mots. Et, dans le cas de Michel Jullien, ce parti-pris est d’abord celui des lieux, décrits avec une précision toute phénoménologique. L’en soi mais aussi le pour soi (pour parler comme Sartre) car compte-tenu des sujets humains, en l’occurrence les habitants de ce bord d’eau d’où parle l’auteur (il habite une maison sur le quai, à Paimbœuf, ex-préfecture de la Loire-Inférieure).

En résulte un art du paysage d’une rare acuité de trait. Un sens aussi très fin, très nuancé, de la couleur, c’est-à-dire de l’humeur, celle de l’estuaire et des lieux que vient visiter la « marée latérale » de l’océan. Quelle couleur ? – « … l’exacte teinte d’une cuillerée de moutarde oubliée sur le bord d’une assiette le temps d’une nuit, à croire que la mer en tenue de camouflage s’est déguisée en fleuve pour une reconnaissance dans les terres. Le ciel par-dessus ça donne de son mieux, tant qu’il peut, très Turner, très Ruysdael et Monet… ». D’autres peintres sont au fil des pages cités. Marquet par exemple, ou le plus inattendu Maximilien Luce. Et, parfaitement idoine, une reproduction d’un superbe tableau de Vallotton (La Grève blanche) orne la page de garde du livre.

Protocole et humour

L’exactitude des descriptions se double de celle propre au récit (car il y en a bien un, de même qu’est racontée l’histoire de la ville de Paimbœuf, naguère port d’importance). Elle tient d’abord la singularité de ce qu’il narre, à savoir une sorte de « performance », où l’auteur et sa compagne entreprennent, selon un très rigoureux protocole, de longer au plus près, à pied, le trait de côte, depuis leur maison de Paimbœuf jusqu’à l’estuaire de la Garonne. « Toquade » qui ne va pas sans quelque mésaventure pour ceux (« L. et moi ») que le récit brocarde sous l’appellation de « petits pieds-nickelés du littoral ».

On le voit, l’humour, conformément à l’étymologie du mot, fait bon ménage, chez Michel Jullien, avec l’évocation de ce qui fait l’humeur (la tonalité, pour parler comme la musique ou la philosophie germanique) des lieux. Particulièrement hilarant est de ce point de vue le récit de l’aléa final qui vient, à Noirmoutier (dans le bien-nommé bourg de Barbâtre très exactement), le déroulement du « bonus » auquel se sont astreints nos deux marcheurs. Au protocole de leur performance, ils ont cru bon d’ajouter une contrainte supplémentaire : par une « obligation de style » ( !), ils ont tenu « à appliquer [leurs] pas sur le contour de toutes les îles » incluses dans leur trajet.

On sourira beaucoup également quand l’auteur évoque les chaussures des marcheurs De marque « Vibram », leur semelle, apprend-on, fut conçue avant-guerre par un alpiniste italien du nom de Vitale Bramani en lien avec le laboratoire technique des pneus Pirelli, « le plus performant en matière de tenue de route »…

On ne s’étonnera pas, en conséquence, de voir évoquer, à la toute fin de l’ouvrage, le dernier quatuor de Chostakovitch, ce maître des humeurs les plus contrastées, aussi bien mélancoliques qu’acides et grinçantes à souhait. « Au feu les bûches crachouillaient leur salive de résine tandis que s’étiraient les notes du dernier quatuor de Chostakovitch, six adagios à la suite, une désolation de son aveu : “Il faut le jouer de telle sorte que les mouches tombent mortes du plafond et que les spectateurs  commencent à sortir de la salle par pur ennui.“ ». Et Michel Jullien d’ajouter, pince-sans-rire : « Le sommeil lui aussi tombait du plafond ».

Mais c’est une autre musique qui convient à l’estuaire, à sa tonalité foncière, laquelle n’est pas sans rapport avec « le climat du Désert des Tartares ou du Rivage de Gracq ». C’est le Boléro de Ravel qui est alors convoqué, non sans une touche de légère ironie : « Le Boléro joué dans un sens puis repris à l’envers de la partition », en toute conformité avec le mouvement alterné des marées.

Chant de l’estuaire et mélopée des pas

Il serait tentant de voir dans ce Constat d’estuaire, en écho à ce Chant de notre Rhône de Ramuz que Michel Jullien cite à un moment de son récit, quelque chose comme un « Chant de notre Loire ». Formant diptyque avec à précédent livre de l’auteur intitulé Intervalles de Loire, Constat d’estuaire contribuerait ainsi à inscrire l’auteur, à la suite de Gracq, dans le patrimoine littéraire ligérien (si jamais quelque chose de cet ordre existe autrement que dans l’esprit des « communicants » en charge des territoires régionaux et locaux).

La différence toutefois avec le « nous » de Ramuz est que nulle note d’un quelconque patriotisme local n’est perceptible dans l’ouvrage de Michel Jullien. Le regard sur le pays et ses lieux est en l’occurrence sans aménité aucune : le pays de Retz est « navrant », et « chagrineux » le « village de Paimbœuf ».

L’auteur en effet est un horsain : « je viens d’autres ailleurs où l’eau n’en fait pas tant ». Certes, par-delà les lieux arpentés, la « mélopée des pas », « attisant l’engrenage de la pensée », n’est pas pour rien dans la musique du texte. Mais si l’écriture invente le motif estuarien, si l’acuité du regard déployé au gré de la marche en cerne et rehausse les contours, on hésite à attribuer au motif lui-même une part secrète de cette musique. L’hypothèse serait grevée de trop lourde métaphysique, invoquant quelque esprit des lieux.

Mais peu importe, toujours est-il que ce qui est au final composé, c’est bien, sans nulle complaisance, quelque chose comme un chant de l’estuaire, tant est magnifique la prose de l’auteur.

Michel Jullien, Constat d’estuaire, La guêpine éditions, mars 2023, 55 p., 16 € 50