Hugues Jallon : « Le capital, c’est ta vie, il te ronge, il te brise, il t’abîme »

Hugues Jallon, Le capital c'est ta vie (détail de la couverture © éditions Verticales)

Le personnage du nouveau livre d’Hugues Jallon, Le Capital, c’est ta vie, est pris dans une double contrainte : son moi est scindé entre ce qu’il est et ce que ses crises de panique provoquent en lui, il évolue dans deux espaces conjoints, « une contrée hostile, douloureuse » (le territoire de la panique) et le monde du capital, cet « empire de la valeur » qui le soumet puisque sa « domination » est désormais « la mesure de toute chose et de toute existence ». Un double bind en quelque sorte, si ce n’est que les deux contraintes ne sont pas contradictoires, que l’une, la panique, est le versant intime de l’autre, que toutes deux agissent sur le corps et l’esprit et exercent leur pression insoutenable, au point que tout s’effondre, en soi comme autour de soi.

Quand monte la panique, aucune résistance n’est possible : « une main énorme » semble remonter, suivre le réseau des organes, serrer le cœur, les poumons — elle remonte et ne lâche plus. L’attaque survient quel que soit le lieu : un banc dans un square, au travail, chez soi, sur la côte normande ou en vacances en Sicile, quelle que soit l’heure, souvent plusieurs fois par jour. Elle est cette menace constante, tapie et aux aguets, depuis 2013 pour le « je » qui, dans ces pages terribles, parvient enfin à mettre des mots sur ce qui lui échappe : « des épisodes dont je perds après coup la mémoire et beaucoup de mots pour les raconter » et dont ne restent que des « images intenses, insensées ». Le récit rend les crises dans des scènes et tableaux d’une précision clinique sidérante alors qu’ils exposent le plus intime — Lydia Flem l’avait écrit, la panique est l’« expérience de l’intime extrême ». Mais il n’est pas question ici (pas plus que dans Panique) de confession, d’apitoiement sur soi ou de complaisance narcissique, quand bien même quelques dates jalonnent les pages en une chronologie très personnelle : l’enfance à Toulon, l’adolescence parisienne, les études à Sciences Po et les premières crises, en 2013, qui ne le lâcheront plus, malgré un séjour en clinique en 2016.

Ces dates ne sont pas des manières de parler de soi mais bien du monde, quand son empire, économique et libéral, a fait du capital la seule valeur et la seule monnaie d’échange dans un monde pensé comme plat, fluide, sans obstacle pour que les marchandises circulent, dans une forme d’utopie affichée du sans frontière qui n’est que le cache-misère du tout bénéfice. Chaque date trouve sa place sur une double frise : personnelle et collective, comme des champs/contrechamps constants entre l’intime et le mondial. En 1980, « je » a 10 ans et vit sur les hauteurs de Toulon, avec ses parents et son frère — c’est l’année où la notion d’attaque de panique fait son entrée dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). En 1986, il est au lycée — le réacteur n°4 de Tchernobyl explose, Christopher Knight taille la route et disparaît 27 ans dans un campement en retrait et comme au bord du monde. En 1983, « je » a 13 ans, souvent mal au ventre au point de ne pas pouvoir aller à l’école — c’est l’apparition du terme globalization (mondialisation), notion forgée par Theodore Levitt pour dire ces produits standardisés pour s’adapter souplement au marché mondial avec, en amont, une réduction toujours plus drastique des coups de production et, en aval, une réponse idéale à des besoins créés de toutes pièces.

Le mouvement même du livre est celui d’un élargissement de la focale : il s’agit, depuis cette « main énorme » qui s’empare de tout son être, de comprendre le mouvement du monde, ses rouages et ses contraintes économiques. C’est une double crise qui s’énonce et se formule dans ces pages, dans un texte plus scalaire qu’(auto)biographique en ce qu’il varie les échelles, une dimension étant toujours le contrepoint de l’autre ; le corps d’un homme y est le révélateur de ce que le monde nous fait, nous impose, la manière dont il colonise nos corps. Dans ces moments d’« effondrement général », tout « dévisse », les marchés en 2008 et la panique en cascade des bourses mondiales face aux bulles spéculatives, trop plein du vide — The Center Will not hold (Joan Didion). En écho, un « je vais tomber, mais non je ne tombe pas, je m’étale, je me répands, en moi le centre ne tient pas, fragile, incapable, désaxé ». La crise, intime comme économique, est liquidation, dans tous les sens du terme, l’épanchement est à la fois le but supposé (la fin des frontières, un monde sans obstacles, comme liquide, pour la circulation des biens) et la conséquence tragique (vertiges, menaces, agression), laissant le moi comme le monde « désaffecté », « désœuvré », des termes à comprendre dans leur polysémie. À quoi sert le corps devenu inutile à travailler, être rentable, ce corps improductif ? Comment écrire, faire œuvre de ces moments où plus rien n’est possible ?

Il y a la formule Kim Kardashian, l’autre grand personnage du livre : elle est la « madone » dans sa version contemporaine, celle qui fait du K du Kapital, le K des capitaux, la lettre d’une existence qui épouse la fluidité et la plasticité du monde économique, qui investit le néant, fait du chiffre sur le vide, gagne des millions à ne rien faire. Sa vie est son capital, elle la met en scène, l’affiche, le K est sa vitrine. Face à l’égérie du vide, le « trop plein de moi qui tourne à vide » comme deux figures en chiasme, l’une droite et fluide, l’autre marchant sans but quand il ne peut « ni fuir ni combattre ». Une présence qui s’impose, l’autre en retrait. Quand le magazine Forbes, en 2016, fait sa une sur Kim (« NOT BAD FOR A GIRL WITH NO TALENT »), le narrateur du Capital, c’est ta vie est dans une clinique proche de Paris. L’une exulte, expose son corps totalement improved, elle s’est autoengendrée (« son père, s’il était encore vivant, ne la reconnaîtrait pas »), elle a tout recréé, à coup d’opérations que liste le texte ; en contre-champ la liste des médicaments que le « je » avale, « cloué sur lui-même ». Si l’une s’invente et s’élève, l’autre chute, il est en dehors de lui-même, avalé par la panique. Ils sont comme les deux faces d’un même monde, le précipité de ceux qui non seulement épousent mais transcendent sa marche effrénée, la dynamique en accélération constante du commerce, les valeurs du vide et de ceux qui se retirent, parce que le système les refuse ou qu’ils ne peuvent plus vivre dans l’indécence du fluide et l’obsession du libre-échange. 

Le Capital, c’est ta vie trouve la formule poétique pour dire cette crise générale parce qu’intime, pour articuler les crises qui terrassent un moi à une psychose historique née du néolibéralisme. C’est la mise en miroir du moi et du monde, le récit d’un double effondrement que les chiffres, les statistiques, les sigles (GATT, OMC), les algorithmes et pourcentages affichent, règlent, racontent mais contre lesquels on ne peut rien. Face à la crise, des constats cliniques qui ne sortent pas de la crise. Le récit littéraire, lui, peut donner à comprendre, fragmenter pour changer d’échelle, rapporter la parole des autres (les témoignages de F., G., N., L., etc.) et constater dans cette polyphonie la diversité d’un tableau unique, la singularité de chaque expérience formant collectif. La fragmentation permet aussi de sortir de la linéarité de la chronologie. À la flèche vers l’avant du progrès, Le capital, c’est ta vie oppose non seulement les blancs entre chaque fragment (forme même d’un vide saturé de forces contraires) mais des échos, d’un paragraphe à l’autre, d’une page à l’autre, des refrains, des phrases et motifs qui font retour, soit l’itération comme puissance qui résiste à la force du capital. Sans cesse la prose bute sur des vers libres, aux comptes répondent les contes (l’apocalypse dans une grande surface, le récit au futur d’une vie potentielle après). Dans ce livre puissant, toute digression apparente et tout détail deviennent un récit alternatif à la grande fiction que l’économie nous impose.

Au grand corps et grand récit capitalistes, Hugues Jallon, écrivain du soulèvement, oppose le corps littéraire, seule résistance possible au codage du monde par le chiffre. Face aux rets du libre-échange, le réseau d’une prose du monde, qui décrypte mécanismes et rouages sans fermer les perspectives, sans offrir un sens directement consommable (ce qui serait encore du commerce) mais donne à déduire dans la diffraction. Ainsi peut-on espérer s’extraire de notre panique collective dont un corps, qui en est l’écho intime, fait une caisse de résonance et un révélateur.

Hugues Jallon, Le capital, c’est ta vie, éditions Verticales, janvier 2023, 144 p., 16 € — Lire un extrait