Jennifer Tamas : « MeToo m’a personnellement fait l’effet d’une bombe » (Au NON des femmes)

Jennifer Tamas, Au NON des femmes (détail de la couverture © éditions du Seuil)

Indéniablement, avec Au NON des femmes qui vient de paraître au Seuil, Jennifer Tamas publie-t-elle un essai aussi important que stimulant que chacun se devrait de lire. Car, portée par la rupture que constitue MeToo dans nos vies, la professeure de littérature d’Ancien Régime aux Etats-Unis interroge avec vigueur et acuité les classiques du classicisme pour les libérer du regard masculin – et pire que du regard : des discours, des lectures. Ainsi il s’agit ici de retracer l’histoire des refus et le chemin d’invisibilisation des autrices, des héroïnes afin d’offrir aux lectrices et aux lecteurs les lignes historiques, neuves, d’un matrimoine restauré. De la galanterie, assimilée à tort à une culture du viol jusqu’aux figures mythologiques mises en scène par Racine questionnant le consentement, Tamas ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Autant de pistes que Diacritik ne pouvait manquer d’évoquer avec l’essayiste le temps d’un grand entretien.

JF : Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre stimulant essai qui vient de paraître au Seuil, Au Non des femmes. Comment vous est venu le souhait d’examiner les modalités de l’exercice de la domination masculine dans la lecture du classicisme ? Y a-t-il eu une lecture qui vous a fait percevoir plus qu’une autre combien, du sous-titre de votre réflexion, il s’agissait de « libérer nos classiques du regard masculin », notamment la lecture de Racine dont vous êtes par ailleurs spécialiste ? Est-ce que, précisément, ce nouveau regard sur les classiques ne s’opère-t-il pas directement dans le sillage de MeToo qui, comme vous le rappelez, n’est pas à comprendre uniquement comme un mouvement de la libération de la parole mais bien plutôt comme un nouvel effet de réception invitant à reconsidérer la place des héroïnes classiques ? En quoi, au-delà des récits des violences sexuelles, MeToo peut être considéré selon vous comme un point de bascule herméneutique dont notamment Le Consentement de Vanessa Springora peut se donner comme l’un des signes majeurs ?

Je pense que MeToo m’a personnellement fait l’effet d’une bombe : je me suis tout à coup sentie autorisée à penser, écrire et « faire » de la littérature comme je souhaitais le faire depuis des décennies, ce qui m’avait été foncièrement interdit dans ma scolarité française.

Avant de partir aux États-Unis, j’ai été formée en France de manière ultra conventionnelle. Je suis allée à Louis-le-Grand à l’âge de 15 ans (au lycée donc) mais je venais d’une banlieue du Nord parisien et j’avais énormément de retard et de lacunes à combler : j’ai compris que j’étais tout simplement nulle. Pourtant j’adorais la littérature et je savais déjà que je voulais l’enseigner : c’était ma passion. J’étais convaincue que faire de la littérature, c’était une façon de s’engager dans le monde, de porter des idéaux, d’aider aussi les gens à déplier leur quotidien pour le comprendre et l’analyser. J’étais très naïve mais très enthousiaste. Mon entrée à Louis-le-Grand a été d’une violence inouïe socialement et intellectuellement. On m’a expliqué que je m’illusionnais sur la discipline comme sur moi-même, que j’étais inculte, que je ne savais pas écrire, qu’il fallait acquérir une méthodologie, accumuler des connaissances, construire un discours objectif, etc. Je me souviens d’une dissertation de philosophie où je parlais de la condition des femmes en Afghanistan entièrement rayée par un « hors sujet » écrit rageusement au stylo rouge. Progressivement, j’ai franchi les étapes (Hypokhâgne, Khâgne, Licence, Master, Capes, Agrégation de Lettres et Doctorat de Stylistique à la Sorbonne) : j’ai appris à faire une dissertation, à ne plus jamais utiliser le pronom « je », à effacer ma subjectivité, à me servir de la pensée des autres (les théoriciens de la littérature reconnus et adoubés) pour expliquer les textes qui me touchaient infiniment mais dont je n’avais pas le droit de parler personnellement. Alors que je m’inscris à la Sorbonne pour faire une thèse sur « les fonctionnements discursifs et énonciatifs de la déclaration d’amour chez Racine », je pars aux Etats-Unis grâce à deux bourses (Fulbright et Stanford) qui me paient intégralement ma scolarité américaine et me permettent de vivre de manière autonome. Je me consacre alors aussi à une thèse où je m’interroge sur l’autorité à parler dans les sphères amoureuses, politiques et religieuses (A Revolution in Rhetoric: Claiming the Authority to Speak in Early Modern France (1643-1793). Me voilà donc embarquée dans deux thèses différentes sur deux continents où tout semble s’opposer en termes de méthodologies, d’approches et de disciplines. Je pense que cette formation explique mon besoin de faire dialoguer constamment les cultures, les disciplines, les pays et les littératures…

Pour en revenir à MeToo : plusieurs choses craquent en moi, comme tout le monde, et mon urgent besoin de dire passe par la littérature ! L’explosion de subjectivité, les récits personnels et ce qui se dit sur l’amour, la galanterie et le consentement sexuel me font éprouver une nécessité d’écrire incompressible. Je sens que j’ai enfin le droit de « libérer les classiques  du regard masculin » pour exprimer mon point de vue, soit la façon dont je reçois ces textes, expliquer comment je les comprends. Comment la galanterie peut-elle à la fois être décriée et encensée par différents groupes de femmes qui toutes se disent « féministes » ? N’y a-t-il pas un malentendu sur ce qu’est la galanterie ? Ne me faut-il pas prendre à bras le corps cette question, moi qui suis devenue spécialiste du 17e siècle qu’on surnomme aussi « le siècle galant » ? Je crois déceler que la galanterie nous a été transmise de manière parcellaire : notre réception a invisibilisé la part que les femmes prirent dans l’entreprise galante, via la préciosité, les salons, la littérature. La vision édulcorée de la galanterie est néfaste car elle empêche de comprendre la portée politique que sous-tend l’idéal galant et la part que les femmes eurent pour réformer les mœurs, affiner le sentiment amoureux, proposer des contre-modèles et inventer un nouveau langage amoureux qui tranchent avec une vision éculée de la passion.

Lorsque dans le sillage de #MeToo les essais féministes fleurissent (et notamment les travaux importants de Manon Garcia, Mona Chollet, Clotilde Leguil qui touchent à des domaines qui se complètent et me passionnent), un autre texte me foudroie : Le Consentement de Vanessa Springora. C’est un « point de bascule herméneutique » majeur car il pose précisément la question de la réception de la littérature et de ses enjeux politiques. Si l’on a beaucoup parlé de l’abus sexuel et des mécanismes psychologiques qui se jouent dans le roman, on a passé sous silence un aspect qui me paraît fondamental : la façon dont V., femme de lettres, vit sa relation amoureuse à travers un script biaisé, soit la façon dont les classiques lui ont été transmis. Elle explique admirablement comment elle revit avec G. des expériences de vie qu’elle a déjà traversées dans la littérature, si bien que la domination masculine s’exerce deux fois : par G et par l’interprétation patriarcale des textes transmis. V. est ainsi doublement piégée : en tant que jeune fille et en tant que spécialiste de Lettres à qui on a « inculqué » un sens des textes délétère. Elle se retrouve ainsi coupable deux fois, l’expérience personnelle redoublant l’expérience intellectuelle. Dès la première page, V. convoque Le Petit Chaperon rouge en regrettant d’avoir fauté, de n’avoir pas tiré la bonne leçon ; elle évoque aussi Les Liaisons dangereuses qui lui permettent de trouver un sens à sa propre correspondance avec G. Elle regrette « une volonté de savoir » en citant l’exemple de la pauvre épouse de Barbe Bleue. Toute la littérature qui sommeille en elle renaît par l’abus, si bien que ce qui est déchirant (pour moi) c’est qu’elle finit par être non seulement dépossédée de son corps, mais même de son esprit. Elle finit par rejeter la littérature qui la constituait, qu’elle aimait et dont elle porte l’élan. Cette lente dissociation m’a emplie de stupeur. Et finalement, rien n’est plus réjouissant que de la voir métamorphosée en autrice sous nos yeux : la façon dont elle se réapproprie l’écriture est magistrale.

Et moi, je souhaite, à mon humble niveau, qu’on se réapproprie nos classiques car ce sont des textes dont jusqu’à présent on a mesuré la puissance patriarcale (par Springora ou par Disney). Libérer nos classiques permettrait de nous libérer de cette chape de plomb et de nous affranchir des préjugés.

JF : Pour en venir au cœur de votre propos, Au Non des femmes entend interroger un implicite patriarcal, à savoir ce regard masculin dont peu jusqu’à présent ont pu parler. L’ambition affirmée de votre essai se donne comme historique puisqu’il s’agit pour vous de tracer une nouvelle généalogie : « L’histoire que je veux retracer est celle des refus oubliés, effacés, incompris, ou irrecevables. » L’effort qui préside à cette histoire se fait double dans votre travail : le premier effort consiste ainsi à exhumer de l’oubli un certain nombre d’autrices touchées par un processus d’invisibilisation. En ce sens, vous avancez l’idée très juste selon laquelle il convient de « restaurer notre matrimoine culturel ». Vous parlez à ce titre d’un effort de « résurrection » : pouvez-vous nous expliquer en quoi cet effort consiste ? Pourquoi l’histoire que vous reconstituez s’offre comme celle d’autant de textes manquants mais qui, pourtant, existent et rééclairent avec force, comme notamment Marie Mancini ou Madame de Villeneuve, la place des autrices dans l’histoire culturelle ?

Mon essai s’apparente à un geste contestataire : d’une part, j’interroge la façon dont les classiques sont présentés via les anthologies et enseignés dans la salle de classe. D’autre part, j’invite à refuser le canon, tel qu’il a été établi au 19e siècle (les « classiques » sont les textes qu’on a décidé d’enseigner dans les « classes ») en restaurant des textes de femmes dont j’estime qu’ils sont importants. Je suggère quelques pistes mais il est évident que c’est un chantier en cours auquel plusieurs chercheuses et chercheurs participent. Or ces deux démarches sont intimement liées : ainsi, lorsque dans la Pléiade de 1999, qui est l’édition de référence des œuvres de Racine, Georges Forestier minimise le rôle de Marie Mancini en le relayant à une anecdote peu significative, il perpétue l’idée selon laquelle les œuvres des grands hommes ne doivent rien aux femmes. Pourtant, plusieurs chercheuses américaines ont montré depuis les années 90 qu’il fallait « sortir les femmes de l’ombre » pour repenser le Grand Siècle et notamment la politique culturelle de Louis XIV (voir notamment Joan Dejean, Faith Beasley). Leurs recherches ont souvent été invisibilisées quand elles n’ont pas été méprisées par les chercheurs français les plus reconnus. Au « male gaze » des intellectuels du XIXe siècle se superpose celui des universitaires français ultérieurs. Il n’est pas anodin que ce soit avant tout des chercheuses qui s’évertuent à penser le Grand Siècle en termes de genres et d’agentivité.

Pour ma part, j’ai voulu privilégier un autre type d’approche et réfléchir au refus en termes rhétorique, linguistique mais aussi littéraire et sociologique. De la même façon que j’ai voulu approcher la déclaration d’amour chez Racine par le silence, j’ai voulu m’attaquer au consentement par l’angle du refus.  Je n’ai pas voulu esquisser une typologie trop scolaire des refus occultés, mais il me semble qu’en fonction du statut des héroïnes (prisonnières, esclaves, veuves, reines, princesses, etc.) il existe différents moyens de dire « non » et qu’en dépit de ces discours de refus subsiste un invariant : l’irrecevabilité du « non ». Je distingue plusieurs niveaux de réception : au sein de la fiction elle-même (la façon dont les personnages n’entendent pas le « non » des femmes) et à travers le regard critique qui se pose sur les œuvres et qui chemine jusqu’à nous. Par exemple, la résistance et le refus de Belle sont effacés par les multiples interprétations que proposent les réécritures du conte et les films. Restaurer la version de Villeneuve permettrait que des cinéastes féministes s’emparent de cette version-là et offrent un contrepoint à celles de Disney, Cocteau et Gans.

JF : Le deuxième temps de cette histoire des refus consiste à interroger avec force le refus lui-même, à interroger comment les héroïnes du classicisme français peuvent être lues au prisme de la question sondée dans toute sa puissance patriarcale par Vanessa Springora : le consentement. Le geste matrimonial consiste alors à faire entendre un nouveau « non » car l’amour s’offrirait ainsi comme une construction culturelle de la domination masculine, qui s’élaborerait en deux temps distincts que vous appelez à déconstruire : le premier temps serait celui d’héroïnes qui, comme chez Racine, manifestent non pas une soumission mais une agentivité. Le second temps consiste à défaire la lecture essentiellement dix-neuvièmiste et largement sexiste qui a été alors faite. En quoi ces héroïnes, notamment raciniennes, vous paraissent avoir été victimes d’une lecture phallocentrée et largement misogyne ?

Je vous remercie de parler de Racine car c’est un auteur que je trouve éblouissant et dont on simplifie souvent la pensée. J’entends souvent dire par certaines féministes qu’il ne présente que des rôles de « femmes en galère » sans envergure, « hystériques », et sans pouvoir d’action. Et je constate aussi que les tenants du « male gaze » se fourvoient quand ils affirment (ce que j’ai encore entendu à un colloque de spécialistes) que Titus n’aime pas Bérénice ou qu’Andromaque en réalité aime Pyrrhus et qu’elle est victime du « syndrome de Stockholm » ! En réalité, les héroïnes raciniennes sont d’une puissance extraordinaire alors même qu’elles évoluent dans un contexte patriarcal où la domination masculine est évidente. Ainsi, les femmes, même quand elles sont des princesses, sont souvent enlevées et séquestrées par des empereurs et des rois (Andromaque, Junie, Aricie, Esther). Les dialogues opposent des bourreaux et des proies, sauf que Racine montre comment s’opère un retournement du rapport de force : alors même que l’homme a puissance de vie et de mort sur celle qu’il tient prisonnière, il finit par devenir esclave de son amour, la victime enchaînant alors son tortionnaire. Pyrrhus et Néron s’épuisent en suppliques amoureuses au point que le premier meurt et que le second en devient fou. Ils cherchent à faire céder la femme aimée (et ces situations s’inversent quand ce sont des femmes qui sont en position de pouvoir comme Roxane qui martyrise Bajazet). Il y a chez Racine une dramaturgie du consentement : le temps, le lieu et l’action sont suspendus à un silence. « Dire ou ne pas dire » disait Barthes au sujet de Phèdre, mais en réalité ce dispositif est opérant dans toutes les pièces. Racine explore la question du consentement dans toute sa complexité : les hommes, aussi toxiques soient-ils, ne violent pas leurs victimes, mais ils sont des inquisiteurs du cœur. Ils cherchent désespérément à se faire aimer, à forcer le consentement, mais ils n’y parviennent jamais. Les héroïnes sont des résistantes : elles tiennent tête (au père, à l’amant, au roi) et elles ne plient jamais. L’originalité de Racine est qu’il tire ses pièces des sources antiques qu’il retravaille et transforme justement pour mettre en scène cette question du consentement. Il imagine ainsi une Antigone qui tranche fondamentalement avec toutes les sources anciennes car dans La Thébaïde Antigone s’oppose sexuellement à Créon qui veut l’épouser et fait tuer son propre fils dans ce but. En imaginant de toute pièce un amour incestueux entre Antigone et Créon, Racine montre d’emblée ce qui l’intéresse (c’est sa première pièce). Il explore ainsi dans bon nombre de pièces les situations de forçage liées à l’inceste qui sont taboues pour l’époque (par exemple Corneille écrit une version d’Œdipe où il parvient à éviter la question de l’inceste). Il est possible de mettre en scène Racine à travers les questionnements actuels les plus brûlants. C’est un auteur dont on ne finit pas de sonder la richesse.

JF : Plus largement, en quoi votre travail consiste-t-il à redonner aux figures féminines leur pleine action dans le champ critique ? En quoi votre réflexion, comme dans le cas du Petit Chaperon rouge, consiste à redonner aux femmes leur pleine subjectivité et de faire des héroïnes littéraires non plus des objets mais des sujets à part entière ?

L’idée est d’analyser les textes avec un prisme féminin. Au lieu de considérer Andromaque avec les yeux de Pyrrhus qui lui impose de choisir entre le souvenir du mari ou l’avenir de l’enfant, on peut se placer dans son optique à elle. Que fait-elle ? Elle ne plie pas, elle ne se résout pas : elle refuse l’ultimatum. Ne pas répondre est une manière de refuser. En ne disant ni « oui » ni « non », non seulement elle invalide l’idée de choix, mais elle gagne du temps (Racine étire la temporalité en faisant durer cette supplique de Pyrrhus « un an », ce dont se moquent ses contemporains). Andromaque développe ainsi une stratégie de résistante qui s’appuie sur la déploration, la prière, l’exhortation, soit un arsenal rhétorique qui illustre le pouvoir des mots. Elle abreuve Pyrrhus de paroles, si bien qu’il n’agit pas, qu’il suspend son geste criminel et qu’il continue d’espérer. D’une manière complètement différente, mais néanmoins efficace, Shéhérazade dans les contes des mille et une nuits parvient à mettre un frein à tous les féminicides en racontant des histoires au sultan. On reconnaît souvent aux hommes leur pouvoir de séduction par les mots (Dom Juan, Casanova), mais les femmes aussi exercent un pouvoir rhétorique sans conteste puisqu’il leur sauve la vie ! Or les gens oublient souvent qu’Andromaque sort victorieuse de cette confrontation : ils croient qu’elle meurt et que Pyrrhus triomphe. En réalité, c’est l’inverse !

L’agentivité des héroïnes, comme celle du Petit Chaperon rouge, se trouve dans des versions qui coexistent avec des versions traditionnelles et sexistes : c’est en restaurant cette variété qu’on peut réhabiliter les femmes comme sujets.

SC : Comme déjà souligné par Johan Faerber, la grande force de votre essai est de proposer une histoire du refus des femmes à travers une nouvelle lecture de nos classiques et notamment du classicisme que vous analysez en spécialiste de Racine. Racine s’est abreuvé de mythes antiques sur lesquels vous vous attardez également en partie, comme Andromaque et Bérénice. Ne pensez-vous pas que conjointement à une herméneutique nouvelle des classiques, il faille aussi inciter à la découverte et à la redécouverte des réécritures qui déconstruisent l’imaginaire patriarcal issu de la mythologie ? Je pense par exemple au « Rire de la Méduse » d’Hélène Cixous qui fait du corps sacrifié de Méduse, un corps désirant et resplendissant que mes étudiant.e.s américain.e.s par exemple ont lu avec bonheur et qui leur a servi à remettre en cause précisément la faute qui incombe sur Méduse alors qu’elle est victime de viol ? Vous écrivez très justement : « Quelque chose en nous résiste toujours à écorner les mythes »… 

J’adore l’exemple que vous prenez : il est très beau et très parlant. Effectivement, il faut absolument requestionner les mythes antiques, parce que là encore il existe plusieurs versions et qu’on peut les transmettre dans toute leur complexité. Par exemple, Euripide lui-même questionne les représentations d’Hélène et sa responsabilité dans la Guerre de Troie. J’en parle dans le chapitre consacré à Marilyn Monroe pour montrer que celles qu’on appelle « les femmes fatales » selon un « male gaze » déformant sont surtout fatales à elles-mêmes puisque c’est leur beauté qui cause leur perte. Chez Euripide, Hélène n’est responsable de rien : elle est enlevée et violée dès l’âge de douze ans. Héra la prend en pitié et lorsque Pâris vient la kidnapper, elle lui substitue un fantôme pour la protéger. Je crois aussi que beaucoup des mythes anciens parlent de la monstruosité du viol avec un déplacement saisissant : la victime de ce crime monstrueux (telle Méduse) devient elle-même le monstre. Je le vois comme un mécanisme de défense contre sa propre monstruosité. Dans La Belle et la bête, Madame de Villeneuve explique que si le Prince est devenu une Bête c’est parce qu’une vieille fée qui avait un rôle maternel le désirait, qu’il a refusé ses avances et que pour se venger elle l’a transformé en horrible monstre. On voit ainsi comment la littérature offre à la psychanalyse des outils pour penser par exemple le phénomène de projection.

SC : Vous mettez l’accent sur la nécessité de prioriser l’agentivité des personnages féminins. Je viens de terminer un cours sur Bérénice, très peu parmi mes étudiant.e.s français ont remarqué  que dans la pièce de Racine, la reine de Palestine fait le choix délibéré de libérer Titus. L’agentivité est aperçue en général lorsqu’elle se transforme en pulsion guerrière comme par exemple dans le film Thelma et Louise de Ridley Scott, où par ailleurs la pulsion scopique change de place et offre en spectacle le corps-objet de Brad Pitt. Pouvez-vous nous dire en quoi l’agentivité des femmes est souvent liée à la menace et à la cruauté ? Pensez-vous qu’un female gaze pourrait renverser le système de domination ?

Le malentendu sur l’agentivité de Bérénice existe depuis sa création. D’un côté, certains critiques (comme Bussy-Rabutin) estiment qu’il s’agit d’un drame de la lâcheté, Titus n’aimant plus Bérénice et cherchant à le lui signifier. D’un autre côté, d’autres célèbrent le pouvoir d’action de Bérénice (tel Louis Racine) et saluent la leçon de grandeur d’âme qu’elle impose à Titus comme à Antiochus. Je vois le geste de Bérénice comme sublime : c’est un renoncement amoureux dans ce que cet acte a de plus puissant. Elle le délivre de sa promesse et le sauve du suicide, qui était la seule solution possible pour sortir de son dilemme.

C’est parce que les hommes redoutent les femmes puissantes qu’ils assimilent pouvoir d’action et cruauté, ce qui explique par exemple les représentations menaçantes des veuves, des sorcières et des marâtres. En réalité, le female gaze permet de considérer l’agentivité féminine de manière plus nuancée. Dans Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma décline un pouvoir d’action féminin qui place les femmes comme sujets (de leur émotion, de leur art, de leurs choix) sans pour autant manifester une quelconque cruauté à l’égard des hommes. Considérer les humains comme des sujets à part entière permettrait sans nul doute de vivre de manière plus harmonieuse.

SC : Vous écrivez : « la puissance du fantasme masculin est telle qu’il colonise l’imaginaire des femmes ». Encore une fois, la mythologie a forgé l’histoire d’une impossible sororité. Athéna ne défend pas Méduse violée mais la punit, les relations entre Antigone et Ismène ne sont pas cordiales ; au lieu de pleurer sa sœur Iphigénie et sa mère Clytemnestre, Électre pleure son père et veut le venger par le meurtre de sa mère. Athéna par ailleurs absout Oreste qui a commis un matricide. Vous analysez superbement les agissements de Mme de Merteuil qui est bien sûr une « anti-Galatée » mais qui se montre impitoyable envers Mme de Tourvel et Cécile de Volanges. Ne croyez-vous pas que nous resterons prisonnières de cet imaginaire tant que suffisamment de femmes, conscientes de cette usurpation, n’auront pas pris possession de toute instance créatrice comme le souhaitaient déjà Suzanne Horer et Jeanne Socquet ?

Vous avez raison de dire que les mythes forgés par les hommes empêchent d’imaginer des liens de sororité : pourtant l’œuvre de Sapho (que nous avons reçue de manière parcellaire) montre le contraire. Mais vous mettez le doigt sur l’un des aspects problématiques de la domination masculine et qu’on répugne souvent à examiner dans le discours féministe. Il s’agit en effet de la rivalité féminine et de la façon dont certaines femmes nuisent à d’autres femmes de manière impitoyable. Il est difficile d’aborder ces questions car on a l’impression que ce serait, d’une certaine façon, faire du tort à la cause des femmes. Or justement, la littérature, et les contes en particulier, nous montrent comment les questions de fertilité, de séduction, de maternité peuvent ériger les femmes les unes contre les autres. Non seulement il faut prendre conscience que ces rivalités servent les intérêts masculins, mais que très vite les femmes écrivent pour penser des contre modèles qui favorisent des liens fondés sur la sororité, telles Christine de Pizan (La Cité des dames) ou encore Scudéry qui, dans Les Femmes illustres ou les harangues héroïques, s’affranchit des représentations féminines véhiculées par Ovide et Boccace pour créer une communauté de femmes dont le pouvoir d’action est célébré. Vous avez raison de dire qu’il faut encourager les possibilités de créations féminines, ce qui signifie aussi développer des structures qui facilitent les conditions de productions artistiques et intellectuelles. Ainsi, les résidences d’artistes et les centres d’excellence réservés à la recherche qui ne prévoient aucune solution de garde disqualifient d’emblée toutes les mères et les parents soucieux de trouver un équilibre entre leur vie familiale et professionnelle.

SC : La maternité est aussi au cœur d’un chapitre de votre essai notamment via la figure d’Andromaque. Comment renverser cet autre stéréotype lié au sempiternel « sacrifice maternel » que la littérature a véhiculé d’Euripide à Beaumarchais en passant par Rousseau ? Et comment réussir à questionner autrement la maternité en ces temps où certaines femmes osent dire leur regret d’avoir endossé le rôle de mère sans que celles-ci soient identifiées immédiatement à Médée ?

Il est vrai que beaucoup de personnages de mère brossés par la littérature peuvent paraître peu inspirants. Soit elles sacrifient leur amour à leur rôle maternel (la Julie de Rousseau), soit, rongées par leur passion, elles tuent leurs enfants (Médée), soit elles proclament ou vivent leur amour en dépit de leur maternité et paraissent monstrueuses (Phèdre ou Clytemnestre), soit elles font abstraction de leur maternité pour se lancer dans une aventure amoureuse et elles sont alors perçues comme des « mères coupables » selon l’expression de Beaumarchais dans sa pièce qui porte ce titre. La littérature ne cesse d’interroger la façon dont s’articulent rôle maternel et désir féminin. Elle montre des personnages de mères habités par cette tension. Mais il existe aussi d’autres personnages de mère plus lumineux et moins passifs, notamment au théâtre. Qu’on songe à Elmire dans Tartuffe ou encore à Madame Argante dans La Folle enchère de Madame Ulrich, une pièce qui mériterait de faire partie du canon. Mise en scène récemment par Aurore Evain, la pièce raconte l’histoire d’une veuve qui refuse de marier son fils car elle ne veut pas être grand-mère et souhaite au contraire se remarier avec un beau jeune homme qu’elle courtise. Cette veuve joyeuse offre une tout autre vision de la maternité puisque désir féminin et responsabilités maternelles s’articulent tout naturellement ! L’Andromaque de Racine est intéressante car malgré le poids littéraire qui pèse sur cette figure antique, Racine imagine un personnage qui gagne le combat précisément en refusant le sacrifice. Elle veut rester fidèle à Hector et garder son enfant parce que dans son optique c’est exactement la même chose. On réduit souvent cette aspiration à de la dévotion amoureuse mortifère mais en réalité ce que montre Andromaque c’est que cette fidélité conjugale a une dimension politique. Victime et butin de guerre, survivante d’un peuple qui a été détruit, Andromaque incarne la permanence du souvenir, la nécessité de se rappeler, le devoir de mémoire. Les tirades sur le souvenir sont absolument magnifiques car elles s’appuient sur un dispositif de la répétition particulièrement efficace. Elle s’approprie cette nuit traumatique de l’incendie qui a ravagé Troie pour en faire une litanie du souvenir. Les vers de Racine sont puissants. En refusant l’ultimatum de Pyrrhus (qui imagine pouvoir changer la filiation d’Astyanax), Andromaque fait acte de résistance.

Pour ce qui est du regret maternel, je pense qu’il est intéressant de le questionner car il découle de la possibilité de choisir. À partir du moment où une femme a la liberté de devenir mère (car elle dispose de son corps et de moyens contraceptifs), elle peut regretter d’en avoir fait le choix. La liberté est coûteuse et c’est finalement une donnée nouvelle qui n’a pas été pensée comme telle par des siècles de littérature. Si le regret maternel a du mal à être appréhendé c’est parce que nous n’en avons pas beaucoup de représentations : c’est un sentiment qui n’a pas eu beaucoup l’occasion d’être mis en récit et « digéré ». Pourtant, je pense que la littérature de l’ancien régime peut nous aider car même si les héroïnes ne disposent pas de ce choix (par définition une femme mariée devient mère et une femme infertile peut être répudiée), ces femmes montrent qu’avoir un enfant peut représenter un fardeau, même si cet enfant est aimé. Les contes de fées, comme Le Petit Poucet de Perrault ou La Finette Cendron de Madame d’Aulnoy, parlent du fardeau économique que représente la maternité. Dans le conte de Madame d’Aulnoy, c’est la mère qui propose au mari de se débarrasser des enfants qui pèsent sur le foyer. Le regret maternel aujourd’hui peut se manifester de plusieurs façons, et notamment par une forme d’inquiétude : certaines femmes pensent qu’elles ne sont pas à la hauteur ou qu’il est trop contraignant de devoir s’occuper à vie d’un être qui dépend fondamentalement de soi. Or là encore, la littérature d’Ancien Régime permet de déplier ces sentiments. La mère de la Princesse de Clèves est terrifiée de voir sa fille sombrer et préfère se laisser mourir. La littérature permet de comprendre qu’être parent n’est pas synonyme de toute-puissance. Thétis, bien que déesse, est terrifiée à l’idée de perdre son enfant et le plonge dans le Styx pour le rendre immortel, mais elle échoue en oubliant d’enduire le talon d’Achille de cette eau magique. Je pense que le regret maternel qui se dit aujourd’hui est tout simplement l’aveu d’un sentiment de finitude humaine qui n’a rien d’honteux. Et puis, il n’a rien à voir avec Médée car à aucun moment Médée ne regrette d’être mère. D’ailleurs, la figure de Médée mériterait elle aussi d’être revisitée puisque si elle tue ses enfants c’est parce que Jason l’oblige à se séparer d’eux et qu’elle refuse de les lui laisser. J’en parle un tout petit peu dans le chapitre consacré à Andromaque…

SC : Vous faîtes un parallélisme qui pourrait sembler étonnant entre Marilyn Monroe et Hélène de Troie en tant que corps fantasmés et iconiques. Culture visuelle et culture narrative se regardent en miroir à travers les siècles pour toujours mettre en scène le corps de la femme sacrifiée. Comment déjouer cet imaginaire masculin lié à la séduction sans cesse stéréotypée ? Vous revenez d’ailleurs fort à propos sur la vision souvent faussée que l’on a de la galanterie.

Je pense justement que le chapitre que je consacre à « La Belle et la Bête » montre comment on peut penser les rapports de séduction en dehors des stéréotypes. Il s’agit d’une jeune femme qui décide de se rendre volontairement dans un château pour sauver son père, bien qu’une Bête au physique atroce y règne en maître. A peine arrivée, cette Bête lui demande si elle veut coucher avec elle, mais précise qu’elle doit répondre clairement « oui » ou « non » sans s’effrayer car sa parole, quelle qu’elle soit, sera respectée. Le conte précise qu’un sort magique garantit le libre consentement : si la jeune fille était forcée, la Bête ne pourrait reprendre son apparence de prince. Or Madame de Villeneuve montre son héroïne partagée entre deux types d’homme (elle ignore qu’ils ne font qu’un). En rêve, elle aperçoit un prince séduisant, beau et qui sait la charmer par une rhétorique galante : Belle est conquise par ces rêves érotiques qui la préservent dans son intégrité physique mais la laissent songeuse au petit jour, si bien qu’elle contemple des portraits de son amant nocturne. Elle nous apparaît comme un sujet désirant (tout comme l’était la Princesse de Clèves qui caressait la canne des Indes et songeait amoureusement à Nemours). Puis, chaque soir, elle croise cette Bête à l’apparence horrible, qui lui parle crûment de sexe et qui ne fait aucun effort pour la séduire. Sa conversation est simple, bienveillante, mais directe et sans fleur de rhétorique.

Or la jeune femme, partagée entre ces deux types d’homme, finit par choisir… la Bête ! Pourquoi ? Parce qu’elle comprend que la rhétorique amoureuse est trompeuse voire séditieuse et qu’un langage simple, clair, sans artifice la laisse maîtresse des échanges amoureux. La Bête n’est pas si rustre qu’il y paraît : elle est réservée, prudente dans ce qu’elle dit, ne cherchant pas à assaillir l’autre d’un langage flatteur qui pourrait l’emprisonner, mais surtout elle offre à Belle la possibilité de s’ériger en véritable interlocutrice qui, loin d’être subjuguée, peut recourir à sa raison plus qu’à ses élans. Il est difficile de résumer à gros traits cette opposition mais le texte de Villeneuve est finement écrit et il dit quelque chose de puissant sur les rapports amoureux et les mauvais usages de la galanterie.

Il est vrai qu’il s’agit d’une notion complexe, y compris au 17e siècle. La « femme galante » peut aussi bien être une femme qui cherche des aventures amoureuses que renvoyer à la Sapho de Mademoiselle de Scudéry qui se définit comme « la plus galante Personne du monde » au sens où elle aspire à un idéal d’honnêteté et de civilité. De même, l’homme galant peut soit exercer une séduction malhonnête sous couvert de bonnes manières (comme Nemours), soit incarner l’honnête homme en quête de justice, de sincérité et d’honnêteté. Alain Viala opposait déjà la galanterie civile à la galanterie sulfureuse. Les travaux de Myriam Maître, Delphine Denis et Nathalie Grande montrent en quoi la préciosité est constitutive de la galanterie.

C’est en me fondant sur tous ces travaux que je tente de montrer qu’en réduisant la galanterie d’autrefois à une « culture du viol », comme le pensent certaines féministes aujourd’hui, est problématique car cette accusation n’historicise pas cette notion et invisibilise la part que les femmes prirent pour réinventer l’amour. C’est d’autant plus crucial que les viols sont monnaie courante à l’époque, qu’ils sont même consubstantiels à la vie de ces femmes, notamment dans ce qu’elles nous disent du mariage. Les autrices décrivent sans arrêt la violence de leur nuit de noce, que ce soit dans les contes de fées, les romans, le théâtre. La syllepse sur le mot « autel », vu comme lieu de sacrement mais aussi comme lieu où l’on sacrifie une proie à Dieu, est un jeu de mots qui revient sans arrêt et qui dit parfaitement comment les jeunes femmes vivent cette contrainte. Je veux ainsi restaurer une autre vision de galanterie pour montrer comment les femmes du 17e imaginèrent des moyens de sortir d’une séduction masculine stéréotypée en se constituant comme de véritables interlocutrices. Je pense ainsi que les conversations imaginées par Mademoiselle de Scudéry dans lesquelles hommes et femmes réfléchissent conjointement à la passion, l’amitié tendre, la tendresse amoureuse, le coup de foudre, l’importance des portraits, la durée des rapports amoureux etc… peuvent nourrir la réflexion actuelle des rapports de séduction, comme invite à le faire par exemple Manon Garcia dans La Conversation des sexes.

SC : J’évoquais plus haut la nécessité d’inciter à relire les réécritures, notamment féminines, des mythes. Quand Duras réécrit Bérénice dans Roma, elle souligne le plaisir de la captivité ressenti par la Reine de Samarie et signale aussitôt que la situation inverse, Titus capturé par les armées de la Reine, n’aurait pas déchainé la passion amoureuse de l’empereur. La violence structure les rapports sociaux des sexes d’après Virginie Despentes, pensez-vous que la déconstruction des genres pourrait enfin nous aider à dépasser cet écueil millénaire ?

Que la violence structure les rapports sociaux me paraît indéniable, mais c’est justement l’un des grands atouts de la galanterie qui imagine que la civilité peut réformer les mœurs. Les romans de Scudéry montrent des situations de rivalités, des guerres et des affrontements, mais les conflits peuvent être apaisés par une parole honnête et soucieuse de l’autre.

C’est intéressant de mentionner Despentes car je trouve qu’il y a une évolution intéressante entre King Kong théorie et Cher Connard. Le premier est un essai qui expose les rapports de domination, révèle la culture du viol dans les arts et dénonce dans toute sa cruauté la masculinité toxique. Le second est un cas pratique où un écrivain (Oscar) est « metooïsé » par son attachée de presse pour avoir commis des abus dont il ne s’est même pas aperçu, mais le regard de Despentes est plus tendre. Oscar développe une relation épistolaire avec une ancienne connaissance qui est devenue une actrice célèbre (Rebecca) mais qui, à cinquante ans passés, expérimente la dureté du métier et se tourne vers les drogues. J’ai beaucoup entendu dire qu’il s’agissait d’une sorte de « remake » des Liaisons dangereuses, alors que cette comparaison ne tient pas la route une seconde ! J’ai trouvé au contraire que cette amitié épistolaire ressemblait davantage à un vestige d’échange galant. J’ai été surprise en effet de voir que malgré la vigueur de l’écriture et le style propre à Despentes le roman était en réalité pétri de bons sentiments. Cela s’ouvre sur une guerre des sexes et des insultes, mais progressivement l’écriture qui lie Oscar à Rebecca permet de créer de nouveaux liens, de s’apprivoiser voire de se décrypter. Les deux protagonistes s’ouvrent l’une à l’autre, réfléchissent à la différence entre passion et prédation, se conseillent, s’encouragent, s’initient aussi : Oscar saisit progressivement les enjeux du féminisme tandis que Rebecca se laisse embarquer dans des réunions de « toxico anonymes » et accepte de réfléchir à ses addictions. En réalité, Rebecca et Oscar tentent de se réformer, de revoir leurs préjugés, de rentrer dans les raisons de l’autre, développant une « tendre amitié » et se positionnant sur des sujets aussi importants que la paternité, le vieillissement des femmes, les effets du succès, le burn-out, le caractère délétère des réseaux sociaux, etc. Dans le même temps, l’attachée de presse, Zoé, noue des liens forts avec la sœur d’Oscar et avec Rebecca, ce qui montre la complexité des relations humaines et notamment la possibilité d’avoir des amitiés parallèles quoique fort différentes. Lorsqu’on se familiarise avec les textes de Scudéry on voit à quel point elle s’efforce de déplier la complexité du cœur humain, qu’elle cartographie dans la Carte de Tendre et qu’elle décrit avec beaucoup de nuances dans ses textes.

Déconstruire les relations amoureuses, repenser les rapports de genre (ce que le XVIIe siècle permet de faire), décrypter aussi les rapports de force permettent, je pense, de sortir de la pure violence.

JF : Ma dernière question voudrait porter sur la place de l’émancipation dans Au Non des femmes. Libérer, émanciper sont les deux verbes majeurs que votre réflexion met en action dans la relecture des classiques mais, plus largement encore, dans la pratique didactique que vous mettez en œuvre. Ce qui se montre remarquable dans votre manière de traiter votre sujet, c’est la manière dont vous convoquez toujours l’actualité à partir de laquelle se fabrique cette libération culturelle, sociale et politique. Vous n’hésitez pas, à ce titre, à convoquer par exemple des paroles de chanson de Jean-Jacques Goldman ou encore évoquer la robe de Michelle Obama pour illustrer votre propos ou lui donner sa dynamique argumentative.
On pense ici à votre propre pratique d’enseignement : en quoi, pour vous qui exercez aux États-Unis, vous paraît-il indispensable de faire référence constamment à l’actualité ? En quoi selon vous s’agit-il de rendre plus que jamais le savoir actuel, pratique, de montrer son lien à la fois inaliénable avec un usage quotidien ? En quoi, enfin, s’agit-il d’une manière d’offrir une véritable démocratie culturelle où les objets intellectuels se valent et participent d’un même mouvement ?

Je vous remercie de cette question : elle est centrale et je pense que j’aurais peut-être voulu commencer par là. J’ai 41 ans et j’enseigne depuis 20 ans : c’est ma passion. Aux États-Unis, on réfléchit énormément à notre pédagogie, d’une part car chaque cours est évalué avec minutie par nos étudiants et d’autre part parce que je dois moi-même m’auto-évaluer car j’appartiens à une université publique et qu’il me faut expliquer mon approche, ma méthodologie et décrypter la réussite ou les échecs de chacun.

L’idée de libérer nos classiques du regard masculin pour émanciper nos savoirs me paraît essentiel. On a une vision biaisée des œuvres anciennes et de la mythologie. Lorsque les étudiant.e.s comparent la Cendrillon de Disney avec celle de Madame d’Aulnoy au XVIIe siècle, ils sont sidérés de voir à quel point l’héroïne classique est dix fois plus moderne que celle de Disney !

Il existe beaucoup de préjugés à l’encontre de mon champ d’expertise : qu’aurait-on à apprendre des vieux hommes blancs, aristocrates de surcroît ? Là est la question. Je montre que de tels raccourcis n’aident pas à penser et que la littérature comme la culture sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Par exemple, j’appartiens à Rutgers à un groupe de recherche qui redécouvre Ignatius Sancho né esclave sur un bateau en 1729. Son père s’est suicidé plutôt que de vivre en esclavage. Et lui… il est devenu acteur, écrivain et compositeur baroque qui a mis en musique des œuvres françaises. Nous allons faire une conférence sur le sujet dans quelques jours. Pourquoi est-ce important de le redécouvrir ? Car nous manquons de modèles et de filiation et que ça légitime aussi des discours dominants racistes et sexistes. Par exemple, le Curtis Institute a empêché Nina Simone de faire de la musique classique (ce qui était son rêve absolu) en lui disant que les Noirs n’étaient pas compétents dans ce domaine.

Je veux absolument changer les préjugés. C’est pour cette raison que mon enseignement repose avant tout sur la culture vivante des personnes que j’ai en face de moi. Avant chaque séminaire, je recueille sur une fiche des informations personnelles où je leur demande leurs passions, leurs appréhensions, leurs lacunes, leurs obligations (travail, transport), mais aussi leurs objectifs pour le cours. Cela me permet de les situer. Je sais aussi que la plupart ne connaît rien au Grand Siècle et que les préjugés sont parfois très forts contre cette littérature issue de la société d’ancien régime aristocratique. C’est pour cette raison que je vais cheminer vers eux et faire feu de tout bois. Je commence souvent chaque cours avec une chanson : du rap, de la variété française, du hip hop, un air de Bach ou d’opéra ou parfois une chanson de leur choix. Et je tisse des liens : je trouve une accroche, quelque chose qui va les intéresser. Par exemple, je viens d’enseigner un cours de civilisation française du Moyen Age à 1789 et j’ai intitulé le cours « Diam’s, Princesse de Clèves des temps modernes » dans l’idée (folle !!!) qu’en rapprochant ces deux héroïnes selon un « anachronisme contrôlé » comme l’explique Nicole Loraux on peut réfléchir à ce qu’il y a de plus saillant dans la société d’Ancien Régime pour penser la nécessité d’un universalisme inclusif, l’importance de l’éducation des femmes, ou encore les relents du fanatisme religieux qui éclipsent les discours sur la tolérance. Ainsi j’ai pu comparer la diatribe de Roxane qui, bien qu’enfermée a toujours été libre (Montesquieu, dernière Lettre persane), avec « Lili », la sublime chanson de Diam’s qui pose la question du voile. Beaucoup de manuels scolaires aux USA donnent une image glamour, idéalisée et faussée de la France. Ce n’est pas parce que j’enseigne les siècles anciens que je ne dois pas changer cette perception. Lorsque les étudiant.e.s se rendent en France pour la première fois, ils et elles s’étonnent du racisme, de la pauvreté, des tensions sociales. J’essaie de nuancer leur point de vue et d’ancrer le savoir que je veux leur transmettre dans les questions actuelles. Cela demande beaucoup de souplesse et énormément de précaution aussi. Je passe tout le temps par les étymologies pour définir et redéfinir les notions que je ne cesse d’historiciser mais ce qui m’intéresse c’est de penser la continuité, les legs, la filiation. Je leur dis toujours que je veux qu’ils quittent mon cours avec des armes pour penser leur présent : j’aimerais que ces lectures des textes d’autrefois nourrissent leurs questionnements politiques. Faire des ponts, créer des liens, c’est ce que j’ai toujours fait moi-même pour donner du sens à mon parcours. C’est ce que faisait Michel Serres aussi, dans tous ses séminaires que j’ai eu la chance de suivre à Stanford. C’est ce qu’enseignait aussi Jean-Marie Apostolidès ou Dan Edelstein quand le premier tissait des liens entre littérature, sociologie et psychanalyse, tandis que le second examinait la littérature selon des questionnements historiques et politiques.

Je pars de la culture vivante de chacun, si bien que j’invente aussi de nouvelles façons d’évaluer les connaissances. Au lieu d’avoir des « mid-terms » et des « finals » traditionnels (l’équivalent des partiels), je vais privilégier les talents de chacun. Une étudiante, au lieu de faire une explication de texte orale d’une tirade d’Andromaque, va utiliser ses compétences artistiques pour « performer le NON » de la Troyenne et danser ce qu’elle a compris du texte :

L’idée de travail collaboratif est importante. C’est pour cette raison par exemple que lorsque j’enseigne un séminaire sur les contes de fées, j’invite les étudiants à former des groupes et à réaliser un épisode de podcast qui se fonde sur la méthode du « research paper ». Je dresse des rubriques, établit des critères et je les invite à écrire un script petit à petit en travaillant tour à tour l’introduction, la problématique, les sources utilisées, l’art du dialogue, le plan à suivre, l’utilisation de matériaux sonores, etc. On vient par exemple de réaliser plusieurs épisodes sur « la masculinité toxique », le « regret maternel », la question de l’inceste etc.

L’idée est qu’en réalisant une série de podcasts, leur travail pourra être partagé, diffusé et peut-être compris par les proches, la famille, les ami.e.s. Je le conçois ainsi comme une « démocratie culturelle » dans le sens où je ne suis pas toute seule dans la classe à proférer un savoir mais que j’encourage tout le monde à faire dialoguer les textes anciens avec leurs cultures, leurs religions et des perspectives genrées. Un séminaire sur les contes de fées est très malléable puisque chaque groupe a la liberté de s’emparer d’un sujet et de le questionner à travers plusieurs contes, mais il est aussi tout à fait possible d’écrire un « conte de fées moderne » selon la perspective de son choix. Ma salle de classe est un véritable laboratoire d’idées : je teste des interprétations, je lance des discussions, bref j’y fais le lien entre le passé et le présent mais aussi entre mes objets de recherche et mon enseignement.

Jennifer Tamas, Au NON des femmes : libérer nos classiques du regard masculin, Seuil « La Couleur des idées », janvier 2023, 336 p., 23 €