En ces temps de réécriture(s) permanente(s) de l’histoire, à l’ère des fake-news, de la post-vérité et des exubérances érigées en nouvelle doxa bolloréenne, il convient de remettre sinon l’église 2.0 au milieu du village numérique du moins un peu de fantaisie dans le morose. Fort de son savoir d’autodidacte diplômé, Boris-Hubert Loyer vous propose un petit précis d’histoire-géo pour les pas trop nuls qui sauront séparer le vrai grain du faux livresque. Quatrième épisode : le « moyen remplacement ».
AVERTISSEMENT. Avant que les zélateurs cathodiques ne nous tombent dessus comme un satellite obsolète en perdition, la rédaction du PPHA (le petit précis d’histoire-géographie approximative en acronyme dans le texte) tient à mettre en garde le lecteur courageux qui aurait dépassé le laïus introductif prétentieux comme le twittos lambda qui aurait partagé, liké ou commenté haineusement sur la foi du seul titre de cette chronique. Au risque de spolier le propos développé ci-dessous, disons d’emblée que cette chronique s’adresse à tou.te.s et non à la poignée de privilégiés à l’érudition discutable qui hante le débat public avec une omniprésence regrettable et déverse ses obsessions réticulaires à longueur de temps d’antenne pour dire tout le bien qu’elle pense de la mixité, de l’évolution de la société, de l’humanisme, des lumières, de la tolérance, des combats d’hier, de la démocratie, de l’état de droit…
Beaucoup moins connu que ses aînés, le « moyen remplacement » est une notion très peu présente dans les médias (et pour cause), forte d’une absence totale dans les livres d’histoire communs ou les encyclopédies participatives en ligne. Contrairement au petit et au grand (remplacements) théorisés par un cuistre dont la postérité se serait très bien passée, le moyen remplacement est un phénomène peu voire pas expliqué mais parfaitement explicable dont les effets primaires et secondaires sont visibles et audibles chaque jour un peu plus sur les écrans de télévision, sur les ondes des radios périphériques, dans les bouches des politiques en mal de voix, dans les colères sur-jouées des animateurs et les indignations forcées des experts auto-désignés et des chroniqueurs d’importation.
Si l’on revient sur l’expression « grand remplacement » (également connu par ceux qui s’y connaissent vraiment sous le nom de « grand n’importe quoi »), il s’agit d’une locution banale, qui pourrait définir nombre de situations tout aussi banales. On peut par exemple citer le grand remplacement des vêtements d’hiver par les tenues d’été à la mi-mai ; le grand remplacement à la 75ème minute de l’avant-centre du FC Vierzon par un défenseur de 1m95 afin de tenir le score jusqu’au coup de sifflet final ; ou le grand remplacement des piles alcalines jetables par des piles rechargeables sur le secteur beaucoup plus écologique. Mais cette notion qui fait florès dès qu’il s’agit de faire preuve d’un conservatisme rance ou d’un populisme outrancier n’est en définitive qu’une construction sémantique fourre-tout, qui ne dit rien en soi à l’inverse de mots-valises comme infox, infobésité ou pourriel. Pire, en généralisant la formule sans discernement, en la laissant flotter dans l’air du temps sans contradiction, non seulement on l’installe dans le champ rhétorique sans la situer dans son contexte d’origine et on passe sous silence le parangon oublié qu’est le « moyen remplacement » qui ne demande pourtant qu’à être mis en lumière face à son concurrent surexposé à tort.
Insidieux et propre sur lui, le moyen remplacement est à l’œuvre depuis bien longtemps et on n’en a pas tout de suite mesuré les effets, trop préoccupés que nous sommes par des sujets frivoles et inconséquents tels l’éducation, la pauvreté dans le monde et l’accès au logement, à la nourriture, à l’eau potable ou à la culture, le dérèglement climatique, la pollution atmosphérique ou la fin des énergies fossiles… On ne l’a pas vu venir malgré ses gros sabots et sa finesse très relative, mais le moyen remplacement a permis à nombre de rhéteurs médiatiques de s’exprimer ou de se faire interroger sur n’importe quel sujet qu’il ou elle ne maîtrise pas : ex-journaliste sportif reconverti en diafoirus de la société moderne ; penseur au cerveau proche de l’âge de départ à la retraite d’avant la réforme de 1983 ; pasionaria anti-IVG qui vient donner des leçons de flirt et milite pour le retour de la main au cul dans les pince-fesses de la haute ; philosophe d’occasion qui est persuadé que Kant, on a que l’amour a été écrit par Schopenhauer ; candidate estampillée droite républicaine qui reprend la formule à son compte avant de se justifier avec des propos plus alambiqués qu’une eau-de-vie de contrebande…
Au risque de froisser les susceptibilités des intéressés et de ceux qui les écoutent, si l’on devait s’aventurer à donner une définition précise et définitive du moyen remplacement, on pourrait envisager ce qui suit.
Le moyen remplacement est une situation à l’œuvre qui a vu petit à petit l’intelligence, la raison, la rigueur, l’objectivité et la modération se faire remplacer par l’outrance, la provocation, l’idéologie larvaire et les mensonges de toutes sortes. Les principaux artisans du moyen remplacement s’appuient généralement davantage sur des impressions que sur des données factuelles, biaisées par des défiances de nature homophobe, xénophobe, raciste et extrême-droitiste. Forts de leurs savoirs ès qualités procurés par leurs postes ou leur seule aura médiatique, ces prêcheurs moyens ont remplacé au fil des ans les journalistes rigoureux, les scientifiques reconnus, les universitaires faisant autorité… Signe des temps, crise des vocations, passivité coupable et Internet obligent, le moyen remplacement permet par exemple d’apprendre l’Histoire de France en lisant les ouvrages d’un vulgarisateur passé par la section Sport-études d’un club de foot ou en assistant religieusement aux représentations d’un parc à thème qui reconstitue les guerres de Vendée en équilibre sur un fil hésitant entre réécriture douteuse et propagande avérée. Mais là où le moyen remplacement est le plus évident, c’est quand on assiste aux éructations populacières des invités des plateaux de télés qui cautionnent (pour ne pas dire véhiculent) des théories complotistes et ne connaissent qu’un seul coupable à n’importe quel mal : l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas comme eux (grand bien leur fasse, soit dit en passant, de ne pas leur ressembler).
À l’inverse du « grand remplacement » qui peut s’apparenter à la température ressentie quand le thermomètre annonce 4 degrés sous abri et que sur les quais du Canal Saint-Martin ou sous les piles des ponts où s’entassent les réfugiés faute de structure étatique digne de ce nom, on se gèle les arpions et le reste avec l’idée qu’il fait moins cinq comme dans la Sibérie d’avant le réchauffement climatique, le « moyen remplacement » n’est pas qu’une perception abusive et erronée de la réalité. Parce qu’avec le temps, les faits et la vérité ont cédé la place à l’opinion, à l’incohérence, à l’invérifiable, le petit monsieur lambda occupe une place prégnante hors des cercles privés et concentriques des partisans de la haine et ne cache même plus sa consanguinité idéologique avec les politiques qu’il commente. À tel point que l’on peut se demander en regardant assidument cette devanture qu’est la télévision, en zappant d’une chaîne d’info à une autre, devant un reportage, une interview sans contradicteur digne de l’exercice ou la diffusion d’un meeting qui laisse les rancœurs, la division et le rejet de l’autre s’exprimer en tout impunité : combien de théoriciens dans la vitrine ?