« Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France ». Rares sont les premières phrases de roman d’une telle puissance, dont la plénitude vaut apparition et évidence, qui lancent un récit sans le dévoiler et sèment quelques graines qui immédiatement fascinent et accrochent. L’héroïne du dernier roman de Lauren Groff surgit, nous fait face, dans ces mots qui ont le phrasé du vers, entre netteté et mystère, et ouvrent pourtant à la densité du roman.
« Marie, qui vient de France », donc, cette jeune femme qui dérange, bâtarde, trop grande, trop libre, orgueilleuse, qu’Alienor d’Aquitaine, n’aura de cesse d’enfermer, qu’elle finit par exiler dans une abbaye reculée d’Angleterre. Marie, au prénom biblique anagramme du verbe aimer, dont les désirs lesbiens balayent les conventions de son temps. Marie, à laquelle la littérature donnera un nom de reine, Marie de France, autrice de Lais et Fables qu’elle écrit en français. Marie, personnage d’un roman sidérant de Lauren Groff qui ose une plongée dans une vie qui échappe, tissée de blancs et inconnues. L’autrice américaine, qui a découvert l’autrice médiévale en étudiant l’ancien français, ne comble pas ces trouées biographiques, elle interprète ce qui, dans une vie, a pu faire naître certaines des images de l’œuvre de Marie de France, elle les sertit, sans jamais forcer le trait. Sa prose épouse la liberté paradoxale d’une vie dans la contrainte d’une abbaye, les désirs d’une femme qui échappe à son époque. La figure légendaire devient femme et corps.
Marie, 17 ans, émerge donc sous nos yeux de la bruine et de l’Histoire. « Elle est grande, c’est une jeune géante », elle n’est ni belle ni harmonieuse, sa force est ailleurs, dans « une intelligence et une passion indomptables ». Elle a rejoint la cour d’Angleterre, tout à sa passion trouble pour la grande Alienor qui n’y répond pas mais la fait nommer prieure d’une abbaye royale pauvre et abandonnée. Marie est révulsée, elle ne veut pas devenir nonne, « être enterrée vivante ». Mais Alienor est inflexible, sa vie sera de « travail, silence et contemplation », elle l’a « reléguée au loin et à jamais ». Là, Marie n’a pas même de vêtements à sa taille (elle si grande « que c’en était obscène », « tout en jambes comme un héron »), elle a faim et froid, elle est isolée au sein d’une communauté elle-même en marge. On parle d’elle avec mépris — elle est née d’un viol, « qu’il est étrange d’avoir du sang royal et pourtant d’être le fruit d’une telle ignominie ! » — et peur — on dit que les femmes de sa famille sont des viragos et des sorcières. Marie tient le livre de comptes de l’abbaye, elle fait le ménage. La nuit, pendant que toutes dorment, elle s’échappe en écrivant, des lettres mais aussi des lais. Elle espère ainsi fléchir Alienor, exister à ses yeux. Elle fait relier et porter son livre à la Cour mais rien ne se passe, sa vie demeure chagrin et acédie.
La liberté ne pourra venir que de l’intérieur. Alors Marie se consacre à ce lieu abandonné de tous dont elle devient la supérieure. Elle apprend aux nonnes à pêcher, à ramasser des champignons comestibles, elle exige le paiement des fermages, fait fuir les familles malhonnêtes qui spolient l’abbaye, se montre telle qu’en elle-même, « si forte, si audacieuse, si martiale et royale ». Elle comprend combien les femmes sont vulnérables, elle les protège des hommes, d’un mur puis d’un labyrinthe. « L’esprit de Marie court et virevolte, dressant des plans ». Elle transforme l’abbaye en communauté de femmes — Lauren Groff dédie Matrix à ses « sœurs », dans tous les sens de ce mot, jusqu’au plus féministe.
Le lieu devient autosuffisant, les nonnes qui erraient comme des squelettes tant elles souffraient de la « malemort », retrouvent vie et énergie. Marie favorise culture et élevage, elle s’intéresse aux secrets des plantes médicinales, donne à chacune des sœurs la place qui lui revient en fonction de ses compétences et talents. Peu à peu l’abbaye, d’un « trou humide, puant et fangeux d’Angleterre », devient une communauté en harmonie avec la nature et les animaux. Matrix est un roman (d)étonnant, par son récit qui égrène les âges de Marie comme autant de stations vers une libération et une édification de soi comme d’un lieu ; par sa prose qui mâtine la langue contemporaine d’archaïsmes et latinismes, en fait la seconde peau d’une figure féminine inoubliable — et il importe de souligner ici combien la traduction en français de Carine Chichereau est un tour de force en ce qu’elle donne forme à cette langue inédite, à l’aune de la figure qu’elle réinvente.
Marie devient de France et matrix, elle échappe à tout, aux conventions de son époque, à ce temps lui-même, à tout lieu tant ce qu’elle construit, ses textes comme cette communauté, bouleverse le connu et l’admis. Elle trouve sa liberté dans le désir et l’écoute des corps, elle édifie peu à peu une utopie, une forme de phalanstère avant l’heure, qu’elle dirige en faisant de tout ce qui dérangeait en elle (sa taille, sa bâtardise, sa langue, ses désirs) non plus ce qui la rive mais ce qui peut la libérer. On sait Lauren Groff fascinée par les communautés, qu’il s’agisse de lieux et villes (Les Monstres de Templeton, Floride), de groupes hippies (Arcadia), de couples (Les Furies), dont elle montre les limites et les contraintes comme les échappées potentielles. Dans Matrix, Marie se sait autre : elle voit le lieu « avec les yeux d’une étrangère », Alienor (son alienation) demeure « une plaie ouverte » en elle, elle aime des femmes, elle écrit en français, elle a des visions mais elle parvient peu à peu à canaliser ses désespoirs en désirs, l’éloignement en présence absolue, l’exil en puissance. Elle a conscience que son plus grave péché est cette « soif de voir son nom résonner de gloire à travers les temps futurs » et s’en moque. En édifiant ce lieu hors du monde et du temps, une communauté d’abeilles selon les uns et de sorcières pour les autres, elle se réinvente, elle devient Marie de France, elle maîtrise le récit. Marie est cette figure anachronique, préfiguration de celles que l’on nomme aujourd’hui écoféministes, elle en a pleine conscience : « peut-être, se dit-elle, s’agit-il d’une sorte de matrice ».
Lauren Groff, Matrix, traduit de l’anglais (USA) par Carine Chichereau, éditions de l’Olivier, janvier 2023, 304 p., 23 € 50
Parution simultanée d’Arcadia, dans une traduction de Carine Chichereau, dans la collection « Bibliothèque de l’Olivier », 368 p., 11 € 90