Giuliano da Empoli : c’est le mot Tsar qu’on assassine (Le Mage du Kremlin)

Le mage du Kremlin (bandeau @ éditions Gallimard)

« Aucun livre de ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu de pouvoir »

Comment ne pas penser à Amadeus de Milos Forman — film inspiré de la pièce de Peter Schaffer, elle même inspirée d’une pièce en un acte d’Alexandre Pouchkine —, avec Vadim Baranov en Salieri et le narrateur du Mage du Kremlin intronisé confesseur nocturne ? Vadim Baranov est une invention, un personnage de fiction possédant néanmoins de nombreuses ressemblances avec Vladislav Sourkov, ex-éminence grise de Vladimir Poutine. Mais de magie il n’est nullement question dans le livre de Giuliano da Empoli. À moins de considérer que manipulation des masses, déstabilisation et coups de force sont les « trucs » des illusionnistes, des spin doctors et des dictateurs qu’ils conseillent.

La première moitié du vingtième siècle n’aura au fond été rien d’autre que cela : un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car les artistes avaient besoin de se reposer. Mais aujourd’hui, les artistes sont de retour.

Puisant aux sources de l’âme russe et visitant l’histoire d’un pays successivement Tsarat, empire, union de républiques soviétiques et fédération, Giuliano da Empoli offre avec ce roman, le récit d’une accession, d’une chute et d’une hypothétique rédemption. Mais avant tout, il propose une formidable plongée dans une psyché que les Occidentaux ne peuvent comprendre : « entre un Russe et un Occidental il y a la même différence de mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un Martien« . Parce qu’il vit, souffre, résiste dans un pays continent, l’état d’esprit russe s’est forgé au gré des guerres, des invasions, des batailles contre les conditions climatiques extrêmes, s’accommodant des distances, agrégeant ethnies et cultures disparates pour ne former qu’un (souvent de force).

Sur le ton de la confidence, Vadim Baranov déroule un récit crépusculaire, son histoire personnelle et familiale, donnant autant de pistes et d’indices qui racontent en creux rien moins que l’histoire littéraire et politique de la Russie et le passé récent (à l’échelle d’une à deux générations). De fait, Le Mage du Kremlin tient-il de l’essai romancé ou du roman historique ? La frontière est incertaine et si personnages ou situations sont fictifs, le propos, lui, est bien ancré dans le réel et le contemporain. Parce que derrière la figure du « Tsar » répétée de pages en pages ne se cache même pas Vladimir Poutine, déjà nommé ainsi alors qu’il n’est encore que le sixième président du gouvernement de Boris Eltsine. Baranov raconte presque par le menu comment Poutine, d’officier du KGB à la mairie de Saint-Pétersbourg, de ministre d’Eltsine à Président de la fédération de Russie, a gravi les marches du pouvoir avec patience et stoïcisme. Tout en s’appuyant sur des hommes atypiques dans un pays longtemps monolithique — un producteur de télévision, rompu à la quête de l’audience à tout prix, un self made man dans une Russie post-soviétique livrée à elle-même. Parce que la Russie de la fin de l’ère Eltsine est en proie à un libéralisme galopant que les Occidentaux veulent voir s’installer, les repères s’effacent peu à peu et les nostalgies sont exacerbées (et ne demandent qu’à l’être toujours un peu plus).

On assiste donc à l’ascension de Vladimir Poutine par les mots de Baranov/Da Empoli et la reconstruction fait a posteriori froid dans le dos : « Il est comme moi un passionné de judo et en connaît la règle de base : utiliser la force de l’adversaire contre lui. » Alors que la Russie et Poutine se sont lancés dans l’opération militaire spéciale en Ukraine, lire comment un conseiller de l’ombre aurait (a ?) contribué à porter au sommet un ex-agent du renseignement est évidemment glaçante : « les Russes, voyez-vous, ont une très mauvaise image de leurs dirigeants. Et quand la politique est aussi décriée, au lieu d’être un avantage, l’expérience se transforme en handicap. Voici pourquoi votre absence d’expérience politique sera un atout, Vladimir Vladimirovitch. Vous êtes neuf, les Russes ne vous connaissent pas. » Ainsi sera-t-il : l’inexpérimenté, l’impénétrable Poutine accède au pouvoir grâce à des opérations successives de communication guerrières, sur fond de discours nationaliste qui en appelle à une Russie éternelle, aux dogmes du passé et de toutes sortes.

Giuliano da Empoli se fait alors conteur cynique quand il égraine les (ex)actions qui ont jalonné la marche vers la présidence de Poutine (le spectacle d’ouverture des JO de Sotchi, « l’opération anti-terroriste » en Tchétchénie, la création des fermes de hackers qui attisent les haines et confortent celles des autres) : « nous ne devons convertir personne (…), juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus ». Mais sous le vernis du roman, Le Mage du Kremlin est aussi une réflexion puissante sur un certain état des sociétés modernes : « la politique a un seul but : répondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au moment où l’État n’est plus capable de protéger les citoyens de la peur, le fondement même de son existence est remis en question. » On ne peut alors que constater les erreurs d’appréciation à l’endroit de Vladimir Poutine dont le comportement et les discours échappent à toute analyse occidentale. Si l’on en croit Da Empoli qui convoque Limonov, Raspoutine, oligarques et courtisans, Zamiatine ou Staline, « il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ». Un peuple que Baranov s’est appliqué à mobiliser, à conforter, à rassurer, en lui donnant à entendre ce qu’il voulait entendre, en lui offrant un Tsar qu’il n’envisageait peut-être même pas. Tel un mafieux repenti, Vadim Baranov prend tardivement conscience du danger représenté par sa création, fruit de sa seule et coupable intelligence. Mais comme il le disait lui-même d’un oligarque tombé depuis en disgrâce,  « l’intelligence ne protège rien, même pas de la stupidité ».

Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 288 p.,  mai 2022, 20 € Feuilleter les premières pages — Lire ici l’article de Jacques Dubois, Giuliano Da Empoli : Poutine et Raspoutine