Giuliano Da Empoli : Poutine et Raspoutine

Le mage du Kremlin (bandeau @ éditions Gallimard)

Il est heureux de voir un romancier d’aujourd’hui renouer avec la tradition de certain roman historique, tel qu’il croise à sa façon réel et imaginaire. C’est le fait de Giuliano Da Empoli, professeur par ailleurs et qui signe Le Mage du Kremlin (Gallimard). La part du réel (ô combien réel) est ici le maître actuel de la Russie dans sa toute puissance. Quant à la part de la fiction, elle est incarnée par Vadim Baranov, qui démarque celui qui figura pendant des années l’éminence grise de Poutine et son homme de confiance. L’original se nommait Vadislav Sourkov et fut donc vice-président de la Fédération de Russie. Mais rappelons que Baranov comme personnage inventé venait du monde de la télévision, ce qui en roman lui valut d’être en mainte circonstance le grand organisateur. Car il est loin d’être un simple exécutant dans le style « bon-vivant ». D’un bout à l’autre du roman, il en impose, fait peur, déplace à Moscou et en d’autres pays son imposante stature, faisant courir les bruits qui se répandent à son propos. « Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe. » nous dit un avant-texte.

C’est cependant au dixième chapitre seulement que Poutine dans son style grinçant fait de Baranov son plein adjoint, son conseiller et son Raspoutine de quelque manière. Désormais la conduite de l’État se mènera à la verticale, en effet, et à partir d’une base solide.  « L’homme avec lequel je venais de partager le repas ne consentirait jamais à laisser qui que ce soit le guider, se dit Baranov. On pouvait peut-être l’accompagner, et c’était mon intention d’essayer de le faire, mais certainement pas le conduire. » (p.102-103).

C’est alors que le destin s’en mêle : après des attentats terroristes à la bombe sur plusieurs immeubles dans Moscou, un sous-marin de la marine nationale coule avec tout son équipage au fond des océans. Deuil pour le pays entier. Mais aussi affrontement entre la télévision et le pouvoir d’État. Grand patron de la télévision, Berezovsky s’agite beaucoup ; il croit bon d’organiser des collectes en faveur des familles de victimes. Sur quoi ce patron de la télé nationale est mis à pied brutalement.

Par ailleurs, l’inauguration des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi a lieu avec la bénédiction du Président. Voilà notre Baranov de plus en plus intégré à son rôle. « Moi, je ne peux le nier, j’ai glissé dans le nouveau régime avec le naturel de celui qui avait dans le sang au moins trois siècles de courbettes. » (p.158-159) Baranov pense ici à son grand-père, vieux sage et grand dévoreur de livres mais plus encore à son père, fonctionnaire zélé. « Mais il faut admettre que d’autres, bien que ne disposant pas d’un tel patrimoine génétique, m’ont rapidement surclassé. » Sechine, par exemple, qui joue les humbles secrétaires de Poutine et que Baranov tient à l’œil : jusque-là, il donnait les coups de fil et ouvrait les portes sans plus. C’était un fonctionnaire à peine sorti du rang. Mais le voilà qui déboulonne peu à peu le « mage du Kremlin », alias Baranov. Deux faits jouent à cet égard. C’est d’abord que Poutine trouve ses alliés les meilleurs à Saint-Pétersbourg et non pas à Moscou ; c’est par ailleurs qu’il n’a jamais fait du « Mage » un véritable ami, tout en le respectant. Ainsi peu à peu la position de Baranov est devenue plus incertaine. Il est vrai qu’il a pris goût à la fréquentation des bars chics. Et c’est là qu’il retrouve celle qu’il a aimé à ses débuts et qui l’a quitté jadis pour un autre. Il s’agit de la belle Ksenia dont il célèbre à chaque occasion la prétendue férocité. Elle fut son amante et le redevient après que notre héros eût réussi à faire extraire son Mikhaïl du camp sibérien dans lequel il est détenu sur ordre du Tsar.

Baranov, qui a en charge la cérémonie d’ouverture aux Jeux olympiques d’été va en faire trop alors que sa position n’est plus ce qu’elle était. Il ne peut plus compter sur Berezovsky, qui vient de se suicider ou que l’on a suicidé sur ordre. Il va dès lors s’associer à une sorte d’aventurier à la tête d’un troupeau de motards qui feront de la cérémonie d’ouverture un show délirant. « Une farce », dira Sechine, qui est monté en grade.

La fin du roman est quelque peu confuse. On ne sait d’ailleurs pas trop si la guerre à l’Ukraine est déclarée vraiment à ce moment. Mais beaucoup de signes le manifestent. Toujours est-il que Baranov et sa Ksenia, par ailleurs enceinte, sont interdits de séjour aux USA comme dans une partie de l’Europe. Ils se réfugient dans un hôtel de Stockholm et c’est depuis là que la belle jeune femme se jette nue dans une mer glacée, suivie de Baranov. C’est peu après que celui-ci dresse le bilan de son action comme conseiller du Tsar. Il n’a jamais fait que conspirer à son service sans dévier de sa ligne. C’est en quelque sorte sa fierté. Désormais le grand chef est seul : l’adjoint n’a pas été remplacé.

On saluera encore ici la qualité et l’élégance de la prose dans lesquelles la narration est conduite tout au long de ce drôle de roman. Alors que personnages et épisodes sont nombreux, On prend un réel plaisir à suivre Giuliano Da Empoli dans les méandres de son beau récit.

Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, mai 2022, 288 p., 20 € — Lire un extrait Lire ici l’article de Dominique Bry, « Giuliano da Empoli : c’est le mot Tsar qu’on assassine (Le Mage du Kremlin) »