« C’était aux environs de Tver, à la station Dorochikha. Une grande usine de matériel ferroviaire datant de l’époque soviétique avait obtenu un crédit et avait invité la presse, y compris celle de Moscou, pour présenter un projet assez confus. On ne leur avait pas montré grand-chose, mais en revanche on les avait nourris et abreuvés avec largesse. Goloubev, emportant dans son sac une bouteille de vodka entamée et un paquet de canapés légèrement écrasés, se sépara de la foule trop bruyante pour aller s’asseoir sur l’herbe printanière dans une bienheureuse solitude et rêvasser longuement à quelque chose d’agréable. Le soleil de mai chauffait comme un fer à repasser, et Goloubev, déjà pompette, marchait à travers les rails qui s’étendaient sur une largeur équivalente à celle d’un fleuve de taille moyenne à la recherche d’une butte confortable. Du mâchefer gras et chaud comme du pop-corn crissait sous ses semelles, des papillons défraîchis voletaient çà et là, de petites fleurs d’un jaune sucré poussaient entre les traverses. Soudain, Goloubev trébucha et leva les yeux.
À vue de nez, c’était un wagon des plus ordinaires. Ou plutôt une épave de wagon, d’un modèle évoquant les trains de banlieue. Ses flancs rustiques, cannelés à la manière d’une planche à laver, étaient tavelés d’abcès de rouille. Des portes et des fenêtres obturées de tôle, quelques vitres rescapées par miracle, de ce gris rassis propre aux vieilles photocopies, et sur le toit, à l’avant, les restes d’un turboréacteur d’avion.
Goloubev fit plusieurs fois le tour de l’apparition. Le réacteur fixait l’horizon d’un œil aveugle. Le nez de l’engin, conçu pour les grandes vitesses, s’était effondré comme celui d’un syphilitique. Ferraille tragique, figée dans un cri silencieux. Les coulées de rouille évoquaient du sang séché. L’immobilité de cette chimère de train et d’avion, pour toujours vissée à ses rails, avait quelque chose d’indiciblement étrange, contre-nature. Goloubev effectua plusieurs tentatives pour pénétrer à l’intérieur et, entre deux essais infructueux, but tout ce qui lui restait de vodka. L’obscurité la plus épaisse régnait dans le wagon où flottait un air vieux de plusieurs décennies. Il ne parvint pas à entrer dans cette ruine, mais il lui sembla y entendre des vibrations et des voix inquiètes. »
Olga Slavnikova, « Le train Russie » in La Locomotive des sœurs Tcherepanov (2008), traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Gallimard, coll. Du monde entier, 2019, pp. 14-15.
