Nicolas Tellop : « Max Roussel annonce le body horror tout en brassant des influences qui vont du Marquis de Sade au romantisme noir »

L’odyssée des éditions Musidora, emmenées par Nicolas Tellop, s’annonce décidément passionnante : après l’étonnant et riche Anachronopoète, voilà que la jeune et inventive maison annonce la réédition de deux romans cultes devenus introuvables : Ne sont pas morts tous les sadiques et Le Festin des charognes d’un certain Max Roussel dont on sait peu de choses. A l’occasion d’une levée de fonds pour mener ses rééditions à bien, Nicolas Tellop est longuement revenu pour Diacritik sur la personnalité pour le moins trouble de Max Roussel et sur son écriture si étonnante et violente, quelque part entre Céline et Burroughs.

Après L’Anachronopète, les éditions Musidora que vous animez se lancent dans une nouvelle et stimulante aventure éditoriale : publier les deux romans de l’énigmatique Max Roussel, Ne sont pas morts tous les sadiques et Le Festin des charognes. Pouvez-vous, pour commencer, nous présenter Max Roussel ? Que sait-on de lui, sinon que son nom est un pseudonyme, mot-valise entre Max Jacob et Raymond Roussel ? Et surtout comment vous avez découvert son existence et comment vous avez décidé de vous atteler à sa réédition ?

C’est l’écrivain et essayiste Sébastien Gayraud qui m’en a parlé, quand je lui ai confié ma volonté de créer une maison d’édition qui ouvrirait grands les champs de l’imaginaire. Il m’a évoqué un roman d’une obscurité sans nom, qui transpose l’imaginaire gothique dans l’immédiat après-seconde guerre mondiale, au milieu des ruines de Berlin. C’est Le Festin des charognes de Max Roussel, dont Sébastien signe la magnifique postface. J’ai aussitôt recherché un exemplaire du livre (un premier défi, tant l’édition originale est rare) et j’ai commencé à me renseigner sur l’auteur. Le tour de la question est vite fait, puisqu’on ne sait pas grand-chose à son propos. On ignore sa date de naissance et il disparaît après la parution du Festin des charognes sans laisser de trace. Associée à la réputation plus que sulfureuse de ses deux romans, l’énigme qui entoure Max Roussel a contribué à élaborer une véritable légende, largement alimentée par les initiés et amateurs de son œuvre. Ainsi, les rumeurs les plus folles ont circulé jusqu’à aujourd’hui : l’écrivain aurait été proche du mouvement surréaliste et son nom ne serait qu’un pseudonyme forgé à l’aide des deux figures tutélaires que vous citiez – à moins que derrière cette signature se cache en réalité plusieurs auteurs s’amusant à composer un cadavre exquis autant que repoussant… La réalité est tout autre. En enquêtant, on découvre que Max Roussel a commencé à publier ses premiers textes dans l’Algérie des années 1920, au sein de plusieurs revues littéraires. Il écrit un premier roman, Comédiennes, qui obtient un prix là-bas. Ensuite, on retrouve sa trace en France, dans les années 1930. Il publie en particulier deux nouvelles dans la revue Police-Roman, « L’auberge des angoisses » et « Devant la mort », que je reprends également dans le livre. Avec un certain Georges Oubert, il co-écrit La Monstrueuse Affaire Weidmann, un livre-enquête sur les crimes d’Eugène Weidmann, le « tueur au regard de velours », un Allemand qui a défrayé la chronique en France à la fin des années 1930 : meurtrier en série ne suivant aucun schéma sinon celui de ses pulsions, il est également le dernier homme à avoir été exécuté sur la place publique suite à sa condamnation à mort. Max Roussel n’est pas le seul à avoir été marqué par l’événement, car Jean Genet gardait toujours sur lui une photographie de Weidmann prise au moment de son arrestation et il en parle longuement au début de Notre-Dame des Fleurs… Pendant la guerre, Max Roussel a également commis un livre problématique, Je reviens d’Angleterre, un essai collaborationniste, dans lequel il critique la Grande-Bretagne qui s’oppose au régime nazi… Évidemment, on ne connait rien des circonstances dans lesquelles a été écrit ce pamphlet, mais on peut supposer qu’il s’agit d’une commande odieusement opportuniste. La teneur des deux romans qu’il publie à la Libération ne semblent pas écrits par le même homme : à travers les visions d’horreur et l’écriture hallucinée, on devine un esprit humaniste torturé, une tentative de rédemption en plongeant jusqu’au bout de l’épouvante. C’est clairement un auteur qui écrit avec ses démons. Mais là, sans aucun opportunisme, au contraire, puisqu’il n’a rien à gagner à publier Ne sont pas morts tous les sadiques et Le Festin des charognes. On peut y voir un geste désespéré pour rendre compte d’une fin des temps qui a eu lieu pendant la guerre – à travers la guerre elle-même et sans doute la façon dont il y a été associé, en vendant son âme au diable. De fait, ses héros sont des criminels qui courent à leur perte en voulant se mesurer à l’horreur du monde qui les entourent. Il y a une beauté authentiquement convulsive, pour citer André Breton, dans ces deux romans qui peuvent se lire comme un adieu à l’humanité, les funérailles d’un monde qui a atteint ses limites. Au-delà de l’écriture trash souvent vantée par les commentateurs, c’est cette étrange et mélancolique beauté qui m’a poussé à envisager la réédition de ces deux textes qui n’ont aucun équivalent, mais qui semblent annoncer aussi bien William Burroughs que J.G. Ballard ou même Pasolini.


Venons-en si vous le voulez bien aux deux romans eux-mêmes : commençons par Ne sont pas morts tous les sadiques publié en 1948. Quelle en est l’intrigue et en quoi ce livre vous a-t-il séduit ? Véronique Bergen écrit à son propos qu’il s’agit « d’un polar épique, un roman vénéneux » : pourriez-vous nous en dire davantage ?

À sa parution, Ne sont pas morts tous les sadiques est présenté comme le roman d’un jeune anarchiste et déserteur allemand, Ersnst Ratno. Max Roussel apparaît sur la couverture en tant que traducteur. Il s’agit d’un ouvrage qui mêle homoérotisme trash et polar hard boiled, hors du champ de l’acceptable pour l’époque. Dans les ruines d’une ville allemande bombardée, Johan, âgé de 24 ans, vit une passion violente pour un adolescent de 15 ans, William, qui va devenir son souteneur et le faire entrer dans un monde encore plus pervers et exploiteur que celui qu’il connaissait déjà. Je ne peux que citer Sébastien Gayraud sur le sujet : « Viol des corps et des esprits, prostitution, exploitation, tout le programme roussélien se met en place, avec déjà cette terminologie obsessionnelle, dont le point culminant se trouve dans cette appellation définitive : les ‘‘sadiques’’, ceux qui achètent et qui vendent, torturent et mutilent, ceux qui gouvernent et contrôlent, à l’abri derrière les masques, et qui, quand ils meurent, ne disparaissent que pour être remplacés par d’autre, plus riches, plus sophistiqués. Les sadiques, les démons de l’enfer de Ratno/Roussel. » Face à cette révélation, Johan va entreprendre un labeur diabolique : tuer tous les sadiques et élever le meurtre en série au rang d’œuvre vengeresse. Dès sa sortie, le roman est frappé par la censure, Max Roussel et son éditeur arrêtés pour « outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre ». Interrogé par la police, Roussel avoue ne pas connaître la langue allemande, il n’est donc pas le traducteur d’Ernst Ratno : il est Ernst Ratno ! À l’origine, je ne voulais republier que Le Festin des charognes, mais j’ai trouvé et lu Ne sont pas morts tous les sadiques, l’évidence s’est imposée : ce sont des livres jumeaux, il fallait les éditer ensemble. Il s’agit d’un diptyque sidérant. Véronique Bergen le formule parfaitement dans sa superbe postface au roman : « Max Roussel écrit comme on flingue ».

Venons-en à présent au Festin des charognes : un roman qui semble être lui aussi tout aussi ambitieux que le précédent. Quelle en est l’intrigue ? En quoi peut-on dire qu’il s’agit selon vous d’un roman des limites, d’un roman qui, par sa noirceur, questionne les genres ? 

Comme l’écrit Sébastien Gayraud, Le Festin des charognes est un voyage au bout de la nuit dont on ne revient pas. La référence à Céline n’est pas hasardeuse, car l’écriture de Max Roussel rappelle à bien des égards celle de Céline : une espèce de logorrhée à la première personne, mais pour le coup complétement hallucinée, avec des fulgurances poétiques aussi bien que des approximations grammaticales, le tout rythmé par des passages en capitales, comme des incantations ensorcelées crachées dans l’espoir de contrer la malédiction du réel. Il faudrait en dire le moins possible sur le récit de ce voyage au bout de la nuit, cette descente aux enfers qui ménage des chausses trappes au fur et à mesure de la narration. On suit cette fois-ci un autre jeune homme, Siegfried, un loup au milieu des autres loups, obligé de commettre des crimes pour pouvoir survivre difficilement. Le décor est celui des ruines d’une ville que l’on suppose être Berlin, un no man’s land en zone de non-droit, où toutes les abominations sont possibles, comme va le découvrir Siegfried, jusqu’au point de non-retour. On croirait lire un roman de science-fiction postapocalyptique, sauf que l’auteur ne nous donne pas à voir une fin du monde qui aurait eu lieu dans le futur, mais qui a déjà eu lieu dans le passé : la Seconde Guerre mondiale et le trouble indicible qui lui a succédé. Les personnages sont comme des rescapés à la limite de l’être-zombi, comme s’ils avaient été exposés à une catastrophe qui les avait contaminés dans leur corps comme dans leur âme. Max Roussel annonce le body horror, le gore, le splatterpunk, tout en brassant des influences qui vont du Marquis de Sade au Grand-Guignol en passant par le romantisme noir et le roman gothique. Un pied dans une tradition, un autre dans un avenir littéraire insoupçonné, le texte de Max Roussel est en vérité unique. Et je suis convaincu, comme je le disais plus tôt, qu’il est la conséquence directe des horreurs de son temps, celles vécues, celles dont il a été témoin, celle qu’il s’accuse d’avoir commises, peut-être… En tout cas, ce roman incroyablement visionnaire invente une écriture et une synthèse très personnelle, qui apparait comme le seul moyen qui lui soit donné pour rendre compte du réel. Le réalisme, de ce point de vue, ne peut suffire : l’imaginaire atteint une vérité d’autant plus forte qu’elle est éprouvée par le lecteur lui-même à travers ses sens et sa sensibilité. Du cerveau à l’estomac en passant par le cœur, Le Festin des charognes est un roman qui se lit au corps-à-corps.

Les deux livres seront accompagnées par des illustrations de Gérard DuBois : comment en êtes-vous venu à collaborer avec lui sur les deux romans ? Quel était le cahier des charges ?

Le seul cahier des charges que je peux détailler, c’est celui des éditions Musidora. Je suis amoureux de la littérature, mais je suis aussi amoureux des images. Dès le départ, avec Musidora, j’ai affiché la volonté de publier des livres illustrés. Pour L’Anachronopète d’Enrique Gaspar, les illustrations de F. Gómez Soler existaient déjà. En ce qui concerne Max Roussel, rien de tel n’avait été tenté. J’avais contacté Gérard DuBois, que j’admire depuis longtemps et dont je possède tous les livres, pour un autre projet, et soudain je me suis rendu compte qu’il était le candidat idéal pour se mesurer à l’atmosphère étrange et macabre des romans de Max Roussel. Les illustrations de Gérard DuBois ont un caractère intemporel qui oscille entre le charme et l’inquiétude. On sent que ses modèles se situent du côté des illustrations pour la jeunesse de la première moitié du XXe siècle, mais auxquelles il apporte une dimension parfois fantastique, parfois ironique – une pointe d’acidité qui fait basculer ses images dans un autre monde. J’y vois un surréalisme doux-amer, une rêverie vénéneuse, une fantaisie d’où sourd un indéfinissable « Unheimliche », une inquiétante étrangeté qui fascine et saisit. Et puis, il a une manière qui n’appartient qu’à lui et qui en fait à mes yeux un artiste incroyablement talentueux, résolument hors-norme. Très souvent, les illustrations de Gérard DuBois mettent en scène des enfants. Elles ont en tout cas quelque chose de l’enfance, y compris dans sa dimension la plus sauvage et indomptée. Lorsqu’il m’a montré ses premières images, j’ai immédiatement compris l’intuition qui m’a poussé à l’associer à Max Roussel. Ne sont pas morts tous les sadiques et Le Festin des Charognes ne parlent justement que de l’enfance. Une enfance sacrifiée, meurtrie, abandonnée, martyrisée, détruite, broyée, anéantie – mais l’enfance tout de même. Les héros de ces deux romans sont d’ultimes Enfants Perdus d’après la Catastrophe, des Garçons Sauvages à qui on a volé l’innocence et les rêves. Gérard DuBois donne vie et chair aux cauchemars les plus sombres et les plus terribles d’un enfant brisé. C’est beau, déchirant, littéralement sublime. Je ne lui ai donné aucune instruction. On s’est mis d’accord, dès le départ, sur l’usage du noir et blanc, et il a lui-même choisi les scènes qu’il souhaitait illustrer. Le résultat me fait penser aux Caprices de Goya. Je suis infiniment reconnaissant à Gérard DuBois d’avoir prêté son talent à ce projet. D’ailleurs, je propose lors de la souscription Ulule des tirages d’art issus des principales illustrations des deux romans.

© Gérard DuBois

Enfin, un dernier mot sur un point important et si stimulant de vos rééditions : elles sont accompagnées de postfaces de Véronique Bergen pour Ne sont pas morts tous les sadiques et Sébastien Gayraud pour Le Festin des charognes. En quoi semblait-il nécessaire de placer les romans sous leurs regards ? Vous qui connaissez Max Roussel, en quoi leur approche respective apporte un éclairage neuf et stimulant ?

Je tiens vraiment à ce que les livres qui portent le label Musidora se distinguent par une forte valeur ajoutée. Celle-ci concerne les illustrations, mais aussi l’appareillage critique, qui est pour moi fondamental.  Comme c’est Sébastien Gayraud qui m’a fait découvrir Max Roussel, il était évident que nul autre que lui ne pouvait écrire la postface du récit-vedette de cette réédition, à savoir Le Festin des charognes. Quand j’ai décidé d’ajouter Ne sont pas morts tous les sadiques, je me suis dit qu’il serait intéressant de proposer un autre regard, cette fois-ci féminin. J’ai pensé à Véronique Bergen car c’est une écrivaine qui, comme Sébastien Gayraud, s’intéresse beaucoup à la littérature des limites, aux cultures de la subversion, aux expériences en clair-obscur. De fait, ces deux postfaces sont très différentes l’une de l’autre mais surtout elles sont complémentaires. Ce sont deux authentiques auteurs qui, par l’écriture, tentent de sonder les abîmes des romans de Max Roussel, avec une vraie sensibilité et surtout une authentique vision. Le lecteur désireux de prolonger sa (re)découverte de Max Roussel est entre de bonnes mains.

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