C’est un choc, c’est un événement dans l’espace poétique contemporain que Séverine Daucourt signe avec Les Eperdu (e)s qui paraît aux toujours passionnantes éditions LansKine. Dans une puissance lyrique au souffle suffoquant, Daucourt livre une odyssée poétique tremblante mais ferme depuis son expérience personnelle du suicide, sa place de soignée à partir de laquelle, devenue poète et soignante, elle va sonder ce qui dans la société étiquette les unes et les autres. Dans une forme poétique qui tresse les voix des soignés, de l’institution médicale et des poètes, Daucourt défend la poésie comme renaissance à la singularité entière du monde. Inutile de dire que Diacritik ne pouvait qu’aller à la rencontre de la poète le temps d’un grand entretien pour échanger autour de l’un des livres majeurs de l’année.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre bouleversant nouveau livre, Les Eperdu(e)s qui vient de paraître chez Lanskine. Comment avez-vous été conduite à évoquer et revenir sur votre expérience personnelle, celle d’une tentative de suicide lorsque vous aviez la vingtaine ? Qu’est-ce qui vous a poussée en tant que poète mais aussi en tant que soignante à écrire sur votre expérience de soignée ? Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez choisi le titre de votre texte : s’agissait-il pour vous de faire part à la fois de la folie qui court éperdument, et du sentiment de perte qui traverse le sujet en proie au suicide ?
Ce livre est le fruit d’un travail mené dans le cadre du dispositif Résidence d’écrivains en Ile de France. J’ai eu la chance de rencontrer début 2019 Anne-Marie Paul et Maryan Benmansour, respectivement professeur*es de français et de philosophie à l’hôpital de Jour Montsouris qui m’avaient sollicitée pour y monter un projet d’action littéraire. Cette structure accueille une quarantaine d’adolescents de 12 à 20 ans atteints de « troubles importants de la personnalité sans déficit intellectuel ». De 9 heures à 16 heures, ils suivent des cours, participent à des ateliers, jouent, parlent, crient dans les couloirs, les salles, les escaliers. Il s’agit d’un lieu de soin. Un lieu qui accueille la souffrance. Un lieu d’éducation aussi, de culture, de formation. Un lieu de passage, d’élaboration, de transition. Un lieu qui condense, qui en condense tant d’autres, où l’on va entrer, parvenir à dire nous, et peut-être dire Je en sortant.
Avec l’équipe, nous avons réfléchi à ce que pourrait être, dans un tel lieu, la place de la poésie. J’y ai animé des ateliers qui s’articulaient autour des diverses notions de « voix » du texte : voix de l’auteur, voix du lecteur, voix basse de la lecture silencieuse, voix haute de la lecture sonore, voix écrite. Je devais intervenir conjointement dans une classe de Première du milieu ordinaire, dans le lycée de secteur où sont rattachés les jeunes de l’hôpital de jour. En plus de se découvrir des potentialités d’expression et d’utilisation du langage, je souhaitais permettre aux lycéens atteints de handicaps psychiatriques de renouer avec le milieu ordinaire, favoriser leur inclusion par le biais de la littérature ; considérer le mot, le livre comme vecteur de lien dans un lieu marqué par les processus de « déliaison » (l’Entbindung décrite par Freud, ses mouvements brusques de libération de déplaisir, de plaisir, d’excitation, d’affects ou d’angoisse, c’est-à-dire de « processus primaires » perceptibles dans des ressentis pénibles). Je voulais aussi donner de la visibilité à un enseignement particulier situé au carrefour de l’éducatif, du pédagogique et du thérapeutique, où l’usage du manuel scolaire est souvent inadapté. J’emploie le conditionnel parce que l’aventure a pris un tour totalement imprévu avec l’arrivée du Covid19. Ce fut donc une drôle d’expérience, intense, complexe, inachevée, dans un contexte où la question du cadre était par essence problématique et où celui que j’essayais de poser s’est délité pour des raisons qui nous dépassaient, sociales d’abord avec les grèves de l’automne 2019 puis sanitaires avec le confinement au printemps 2020.

Pour ne pas abandonner ces jeunes à leur sort, j’ai fini par créer une chaîne YouTube, « A voix haute », qui tentait de pallier la suspension des ateliers écriture. J’ai lancé un appel à des dizaines de poètes dont 67 ont apporté leur contribution. L’ensemble de leurs réponses a pris les allures d’une poéthèque, élaborée dans l’urgence et destinée aux élèves/patients de l’hôpital de jour. Cet inventaire simple, éclectique et vivant leur a permis de découvrir chaque semaine 4 à 6 vidéos, 4 à 6 poètes, lors de visio rendez-vous programmés avec leurs enseignants, leurs référents et moi, pour les inciter à maintenir un lien avec la langue, avec la poésie et avec le groupe auquel ils appartenaient, jusqu’à la fin de ce que fut cette drôle d’année scolaire.
Voilà pour le contexte d’écriture. Je devais le poser pour répondre à votre question. Parce que l’idée du livre n’était en rien au départ liée à mon expérience personnelle, encore moins à ma pratique de soignante. C’était un projet d’écrivaine en résidence dans un lieu qui rassemblait adolescence et psychiatrie.
Je suis poète mais j’exerce aussi, sporadiquement pourrais-je dire, le métier de psychologue, quand mes ressources d’autrice ne suffisent plus et aussi parce que j’aime garder un pied dans les institutions, surtout celles qui accueillent la face cachée d’un pays qui s’acharne à décorer sa vitrine. J’ai la chance d’accompagner des équipes soignantes dans leur réflexion sur leur pratique et bien sûr, comme je suis la même personne, poète et clinicienne, mes activités s’entrecroisent, se nourrissent, se répondent, même si elles ne sont pas mues par les mêmes enjeux. Il m’est arrivé d’introduire la poésie dans mon activité clinique. J’ai tenté de pousser jusqu’au bout cette approche avec une jeune femme autiste, considérée comme « non-verbale ». Elle n’avait jamais parlé, mais étonnamment elle savait lire (à voix intérieure). Sa sensibilité aux mots était aussi insoupçonnable qu’absolue. J’ai eu quelques-unes de ces troublantes expériences « poéthérapeutiques », où je considérais les troubles dits mentaux comme des troubles poétiques envahissants. A défaut de les rendre compréhensibles ou guérissables, la poésie – ce qu’elle régénérait de la relation – les rendait simplement… possibles. Elles ont fait germer en moi l’idée d’un livre que je voulais d’abord appeler Les entravé(e)s, où il s’agissait de tout, sauf de théoriser autour de ces faits. Il s’agissait de témoigner d’une ouverture, d’écrire contre la stigmatisation, de produire un texte qui porterait cette nécessité. Ce livre est devenu le projet d’écriture de la résidence évoquée plus haut. Ce fut une évidence. J’intervenais pour la première fois en tant que poète dans un établissement de soin psychique ; ma pratique de clinicienne et mon travail de poète étaient pour la première fois appelés à fusionner dans l’écriture.
Mes projets littéraires ont toujours été ancrés dans le ressenti, dans l’effet, à l’intérieur, du quotidien. Ils sont très liés à ma vie, même s’ils en désignent et dévoilent, par leur caractère hyper ordinaire, des dimensions impersonnelles. Dans mes précédents livres opérait une pensée du corps. Il était question de différence, d’intimité, de sexe, de maternité, d »animalité, d’écriture, autant d’expériences qui se confondent, se répondent et s’intriquent dans le sensible. Salerni (La Lettre Volée 2009) et A trois sur le qui-vive (La Lettre Volée 2013) parlaient d’un même lieu, en différents temps : l’espace exotique des possibles narrations féminines. Dégelle (La Lettre Volée 2017) a fait céder une digue formelle : de versets aérés où le vide se refusait à révéler ce qu’il engloutissait, je suis passée à des blocs qui dissimulaient moins leur logique. Transparaître (LansKine 2019), en prose hachée dés-écrite, se plaçait du côté du manifeste et d’un témoignage du « drame féminin » et de ses contradictions. Enfin, Noire substance (LansKine 2020), récit en forme de compte à rebours, relatait le déclin de mon père atteint de la maladie de Parkinson et l’ébranlement subséquent de la forteresse familiale.
Avec Les entravé(es), je voulais changer de point de vue. Ma source était extérieure – croyais-je. Il s’agissait d’écrire sur et à partir de mes « muets » du dehors, les patients qui souffraient d’une forme de persécution par la langue ou qui semblaient privés de son usage (atteints de troubles « psychotiques » ou du « spectre autistique »). Je les avais en mémoire, visages, corps, voix, présences souvent paroxystiques, existences croisées lors de mes missions de psychologue remplaçante en institution, et je comptais aussi sur l’expérience de la résidence pour circonscrire d’autres traces, d’autres moments où saisir au vol l’expression – appel qui ne nomme rien – quand le discours – usage du pouvoir de la langue – était altéré. Je formulerais plus tard cette quête dans le poème : je cherche ce qu’elle dit en deçà des mots avec le plus signifiant des mots pourtant le plus cinglant le plus collé à ce qui se dit sans qu’on sache comprendre nous les handicapables de parler.
J’ai écrit pour/par les retenus ou les débordants. Je voulais que mon livre les parle et je m’efforçais de disparaître en lui pour entrer en relation avec eux. Le texte, en leur absence, disait mon incapacité et à décoder et à me taire. Il charpentait leur silence ou leurs agirs, modelaient leurs mots-choses pour en faire une « pâte-mots » telle que la concevait Christophe Tarkos. Je suis allée au bout de ce texte avec une ambivalence farouche qui confinait parfois à l’aversion. Ces Entravés semblaient m’avoir contaminée. Je l’ai envoyé à mon éditrice Catherine Tourné (LansKine) qui en a trouvé la matière intéressante mais qui m’a dit : « Et toi, tu es où ? » Puis, avec délicatesse, elle a refusé le manuscrit. Elle avait vu juste. Je n’étais pas dans le texte. Je m’étais désengagée, effacée de son écriture. J’étais restée à la marge en pensant ainsi offrir plus d’espace aux autres. Je n’avais pas entrevu ce que, de commun, j’avais avec ces ados, ce qui sans doute m’avait permis d’aller vers eux, de les subir parfois, de souvent les apprécier. Je les maintenais dans leur isolement, comme s’ils avaient été d’un côté et moi d’un autre, ce que déjà la société leur renvoyait.
La phrase de mon éditrice a fait l’effet d’une révélation. Je me suis plongée dans ce que je partageais avec ces jeunes gens, mon adolescence, ma propre expérience de la dépression sévère que j’ai traversée pour la première fois à cet âge. J’étais revenue souvent sur cette phase de ma vie, qui avait été déterminante pour la suite, mais jamais sur mon séjour dans un bien-nommé Centre Hospitalier Spécialisé (en quoi ? en tout « sauf ce qui est somatique » – comme si les troubles mentaux n’impliquaient pas de dérèglement du corps). J’ai commencé un texte, pour entrer chez les Entravés par une autre porte, au prisme de mes souvenirs. J’ai petit à petit réinjecté des bribes du premier jet, seulement quand elles répondaient à ce que je relatais. Et alors elle invitaient dans leurs sillages d’autres souvenirs, d’autres réminiscences : face à leur adolescence, leur souffrance, leur folie, il y avait mon hospitalisation en psychiatrie, ma sortie, l’évolution de ma souffrance, presque un historique de mes propres troubles mentaux. D’autres personnes, d’autres patients croisés dans d’autres institutions s’invitaient dans la narration. De quoi étais-je sortie en définitive ? M’en étais-je vraiment sortie, et si oui, comment, pour quoi ? Quel rôle avait l’écriture dans cette échappée ? En quoi mon expérience pouvait permettre de poser les problématiques qui présidaient à l’écriture du texte : quand on ne se sent pas chez soi dans la langue, la poésie peut-elle sauver de la folie ? Comment pouvait-on soigner et quoi ? Soi/moi, l’autre et la langue comme frontière et territoire partagés se sont noués pour tenter, au moins, de faire entendre ces questions.
C’est donc en tant que poète que j’ai été poussée à écrire sur mon expérience de soignée, pas en tant que soignante. Même si je prends conscience en affirmant cela que dans le geste d’écrire, je vois une possibilité d’apaiser autrui qui s’inscrit aussi du côté du soin. Ce sera d’ailleurs très net dans mon prochain livre où s’érige l’idée d’une poésie salvatrice qui réhabilite un rapport supportable au temps et au monde – ce texte s’écrit d’ailleurs dans le cadre d’une autre résidence Ile-de-France, intitulée Rayon Poésie, que je débute en décembre 2023 à la librairie Le Merle Moqueur dans le 20e et au Lycée professionnel Charles de Gaulle (qui sera, nouveau désastre annoncé, comme sept autres lycées parisiens, fermé à la rentrée 2023 pour cause de « baisse démographique »).
Pour en venir au titre de mon livre, j’avais eu cette image d’entrave, un lien qui sert à limiter les mouvements des membres d’un animal, comme si quelque chose, chez les patients, moi comprise, faisait obstacle à la liberté d’être, quelque chose qui aurait pu être retiré, impliquant un retour à une condition dénuée de ces limites. Sans que ce soit toujours légitime, on entrave facilement un individu qui présente des symptômes dérangeants, avec des médicaments, des contentions, ou des interventions plus subtiles. Ces entraves pourraient être considérées comme temporaires. Mais d’aucuns ne peuvent plus s’en passer et, même sans entraves, n’en seront pas moins du côté du « sempiternel persécuté » qu’Antonin Artaud désignait en parlant de lui. Ils ne sont pas entravés, ils sont éperdus. L’entrave, on peut la voir, la pulvériser même. On ne peut plus voir ce qui est perdu. On ne peut pas le rendre. L’Eperdu ne peut pas être rendu à lui-même. Quand on est éperdu, on est face à un désemparement profond, en proie à un trouble certes envahissant, bruyant, désocialisant, mais qui est aussi, plus qu’un affolement, une survivance de l’affect. Les Eperdus sont tellement vivants qu’ils s’égarent.
Pour en venir au cœur de votre texte, Les Eperdu(e)s se concentrent ainsi sur la violente crise identitaire qui vous a traversée lors de votre sortie de l’adolescence. Cette crise s’est traduit par une désappartenance que vous retranscrivez ici en disant notamment : « j’ai perdu ce qui m’appartient » ou encore le très beau : « Je me sens vendangée par des sauvages ». Un tel sentiment de coupure avec le monde vous conduit notamment à assimiler votre présence à une horreur, à une erreur, dites-vous aussi bien. En quoi la jeune fille d’alors ressentait-elle une crise d’identité si puissante qu’elle a pu vous conduire à affirmer que vous deveniez « un fantôme » ?
J’aurais tendance là à vous répondre avec les armes de la pensée clinique, en ressaisissant mon « cas » dans le spectre de la théorie. Parce que je ne peux pas, moi, résumer autrement que dans une vie d’écriture, ce qui m’a conduite à devenir, à l’âge de 20 ans, un spectre, une morte ratée. Je cherche toujours à le formuler pour continuer à m’en dégager. Je peux néanmoins énumérer quelques conditions :
- un sentiment de décalage, d’inadéquation qui remonte aux origines de ma mémoire et qui s’accompagne d’efforts permanents, éreintants, pour le compenser,
- l’absorption, au cours de l’enfance, de mon désir par celui d’autrui (mes parents en l’occurrence, et leurs caractéristiques respectives, normales et pathologiques), l’injonction d’y correspondre,
- l’aliénation au regard, la mise en conformité de mon corps de petite fille puis de jeune femme à ce que je pensais qu’il devait être, à une époque où cette violence était moins contestée,
- ce que j’appelle dans un de mes livres la “guerre mondio-familiale” (à ce propos, depuis février 2022, un enfant exposé à des violences conjugales est considéré par la justice non plus comme un témoin, mais comme une victime).
Le cumul de ces quatre points, qui touchent et à la vie familiale et à la vie sociale, aux mouvements spéculaires entre soi et autrui dès le début de la construction psychique (la naissance et même en amont), entraveraient le développement de n’importe qui. Je veux dire par là que ces conditions suffisent pour conduire à l’effacement du désir, à la béance narcissique, à la scission entre soi et son corps, ce qui en termes de symptôme produit angoisses, conduites à risque, troubles alimentaires ou autres addictions, dépression, tentatives de suicide… voire tout cela à la fois.
Quand on arrive à l’adolescence avec cette charge, qui va de pair avec la mobilisation de défenses psychiques archaïques, des difficultés d’élaboration, avec une pensée attaquée et une parole inaccessible, la métamorphose du corps, difficile à affronter dans tous les cas, devient insurmontable. Les coutures lâchent en quelque sorte. Il y a une faille à enjamber à la fin de l’adolescence, un passage à trouver qui se résume à une impasse quand le sentiment de vide, de perte, de catastrophe empêche la nécessaire réinvention de soi. Les mots s’enfouissent, le corps devient une masse, un reste. Ce qui m’a poussée moi à vouloir mourir le jour de mes 20 ans, c’était la conviction que je n’aurais dans la vie que deux alternatives : être un reste ou être le vide. Ce désastre, qui en psychopathologie peut s’appeler décompensation, arrive parfois à cette période charnière, ce qui ne signifie en rien qu’il débouchera sur un trouble chronique. Mais ce peut être spectaculaire.
Vos questions vont aussi à la jeune fille que j’étais, qui sans doute a été la vendangée que j’écris. Je veux toutefois préciser que quand j’écris je, je ne m’identifie pas qu’à mon vécu, mais à ce que je prends en moi (comprends au sens littéral) des autres que j’observe, à qui je parle, que je rencontre. La part autobiographique est une portion de matière à partir de laquelle je vais travailler, que je vais mettre dans une forme destinée à rendre des émotions partageables. J’aurais pu mettre elle (je l’avais fait d’ailleurs dans une première version), ce qui aurait généré moins de radicalité. On aurait été ailleurs – nulle part peut-être. Je, ça brouille. On croit que tout est vrai. Mais non ! Je est là parce qu’il a fallu à ce texte son effet, l’effet-je, pour mieux questionner les limites du normal et du pathologique. J’ai pris la parole d’un lieu où je ne suis pas que moi, un lieu où j’emménage parce que l’autre y est enfin un miroir possible, y compris au cœur de ses dysfonctions les plus vives. Je, là, c’est nous. Et grâce à nous, je récupère le temps perdu, je construis des bords autour du trou. Mon/notre histoire devient possible parce que moins absolument solitaire. Le fantôme que vous évoquez, ce n’est pas uniquement moi dans ma dissolution adolescente mais ce à quoi peuvent être réduits les « malades-du-narré », ainsi lumineusement nommés Patrick Beurard-Valdoye quand il désigne les êtres en souffrance qui vivent une expérience limite du langage – fous, prisonniers, poètes –, que j’étends aux jeunes adultes, personnes âgées et handicapées, enfants, migrants, sans-abris, invisibles, tous ceux qui font partie des populations fragiles d’une société, fragiles physiquement, socialement mais aussi et surtout psychiquement.
Ce qui est remarquable dans Les Eperdu(e)s, c’est combien à partir de cette expérience se forge une puissante réflexion sur la manière dont l’institution prend en charge les souffrances et choisit de les traiter. Votre texte peut ainsi se lire, comme y invite son très suggestif sous-titre, comme un « Petit précis de psychiatrie poétique » dont l’explicite visée consiste à interroger avec force l’assignation du discours médical. Pour vous, le discours qu’entend la jeune femme propose un étiquetage sinon une manière de normativité qui viennent redoubler la souffrance qui accable le sujet. Pour le défaire, votre livre ne cesse de confronter ce discours finalement policier à deux autres types de discours qui le remettent en cause, le fissurent et le défont : celui des patients traités et celui des poètes. Ma question ici sera double : est-ce que le dispositif textuel qui ne cesse de confronter discours psychiatrique, parole du patient et recherche de l’écriture par la poète constitue une manière de venir défaire la violence et l’inhumanité institutionnelles ?
Ces trois discours n’étaient pas présents d’emblée. Comme je l’ai dit plus haut, il n’y avait qu’une seule voix dans la première version du texte : celle des patients. C’est dans un second temps, quand j’y ai introduit mon expérience à travers une voix narrative que l’on pourrait dire mienne – mais je suis dans les trois voix, folle, poète et psy passionnée d’anatomie, de biologie cellulaire et ne refusant pas de recourir aux manuels diagnostiques –, que la troisième voix, celle de la médecine planifiée et de l’illusion technocratique, est venue s’enchâsser aux précédentes. Il m’a fallu faire entendre cette troisième voix, l’introduire avec sa consistance, la rendre concomitante aux autres, pour en renvoyer et la violence et l’absurdité.
Comme je suis obsédée par la réconciliation (sans doute les séquelles de la guerre mondio-familiale), j’ai cherché le dynamisme de ce trio de voix – faire de ses frictions, ses désaccords, ses zones de porosité un ensemble roboratif. Car elles ont chacune leur bien-fondé. Je les entremêle sans cesser de les démarquer : chacune a sa police de caractère attitrée. Malgré cette distinction, les voix jouent ensemble. Je les orchestre et en prenant cette place de cheffe, j’obtiens réparation, je déjoue la violence. Presque j’en rigole. Il se dessine une partition, un concerto pour Folle en trois mouvements : le discours du poète est parfois plus abscons que celui des manuels nosographiques, celui des patients plus logique que celui des médecins, celui des manuels plus fous que celui des fous, etc. J’essaie d’abolir les frontières, d’éviter la guerre, mais comme la guerre est déclarée, d’éviter l’écrasement, de retrouver un espace créatif, ne serait-ce que le temps de l’humour, cet ultime rempart contre la dévastation. Je ne suis pas sûre que la violence institutionnelle soit défaite par ce dispositif, mais il est un moyen de résistance qui permet de réinsérer du subjectif là où l’on en est dépossédé. Il pose aussi la question de la pathologie à travers la langue – quelle langue trouvez-vous la plus normale là-dedans : celle du poète, celle du discours médical ou celle du fou ? En lisant Les Eperdu(e)s, on peut répondre je l’espère : celle du fou.
Je veux juste revenir sur la violence et l’inhumanité institutionnelle, souligner, comme vous le formulez parfaitement, que c’est de l’institution qu’émanent la maltraitance, l’inhumanité, la violence et non des soignants, mais qu’ils sont en première ligne pour recevoir les doléances. Ils sont en souffrance parce que l’institution est en souffrance elle aussi. La psychiatrie publique est en train de craquer. Il faut lire le Manifeste pour une psychiatrie expérimentale d’Emmanuel Venet (Verdier 2020) où l’auteur qui est aussi psychiatre évoque « la menace d’une révolution épistémologique dont pourrait sortir un enfer pavé des meilleurs intentions de (la) néopsychiatrie ». Il y dépeint avec une concision remarquable un tableau d’une objectivité nécessaire. L’ambiance des hôpitaux est froide même quand les locaux sont flambant neufs. Les lieux de consultations (centres médico-psychologiques) sont saturés et les délais d’attentes pour un premier rendez-vous sont de plusieurs mois voire dépassent l’année. Les structures privées privilégient le rendement aux objectifs thérapeutiques. Les praticiens hospitaliers sont embringués dans des guéguerres de théorie, d’où la désertion de certains vers la pratique libérale, avec des plannings surchargés et des honoraires excluant une partie de la population… Bref, l’avenir institutionnel est compromis, la pénurie généralisée, la démotivation patente. Face à cela, les Agences Régionales de Santé martèlent des recommandations impossibles à suivre car doublées de restrictions budgétaires permanentes. Il faut toujours faire plus avec moins. L’inhumanité, c’est qu’on est arrivé à une situation de prestation de service là où il est question de souffrance mentale. On stigmatise davantage, on prévient moins les crises, on n’a plus les moyens d’insérer : comme les malades sont de moins en moins accompagnés par les structures sectorielles de proximité, ils ont tendance à présenter des troubles du comportement plus graves et à être considérés comme des animaux sauvages ou de fainéants désespérés. Il y avait eu tant de progrès dans la psychiatrie depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La régression est immense. L’organisation a vraiment déraillé. Et les malades et leur famille dérouillent.
À cette première question du dispositif s’interrogeant sur l’assignation vient s’ajouter la question de la désignation et surtout son intime violence. On peut notamment penser à ce que vous écrivez comme suit : « Quand les blouses cherchent à poser un diagnostic sur mon mode de vie : autiste, dépressive, bipolaire, borderline, petite pute, post-traumatisée, hypocrite, hystérique, sanguinaire, poète ? » Est-ce que finalement l’auto-désignation par le sujet lui-même de « poète » est une manière d’échapper à ce fichage ?
Décréter être poète, avant que ce ne soit à la mode, a toujours été compliqué, y compris pour ceux et celles qui écrivent de la poésie. Je ne sais ce qui repousse, ce qui fascine, séduit, exaspère dans ce statut – à part le fait de voir sans cesse proclamer poètes, au mieux des artistes au pire des gens qui font tout autre chose que de la poésie. Mais Poésie est un mot fourre-tout (voilà un autre débat). Je me suis toujours revendiquée poète plutôt qu’autrice ou qu’écrivaine. C’est en tant que poète que j’anime mes ateliers, que je donne mon avis sur des textes dramatiques au Comité de lecture de la Comédie-Française, que j’organise un cycle de rencontres poésie-chanson à la Maison de la Poésie de Paris. C’est en tant que poète que je m’entoure des musiciens Armelle Pioline et Michel Peteau pour composer et réaliser un livre-qui-est-un-album-qui-est-un-spectacle entre pop indépendante, électro artisanale et spoken word, qui paraîtra en février 2023 chez LansKine. Je me suis toujours sentie poète dans mon travail, devant mon ordinateur, face à un groupe ou sur scène. Et comme je l’ai dit plus haut, je me suis aussi sentie poète quand j’étais démunie en tant que psychologue. Parce qu’il y a, au cœur et à l’origine de ces activités, les mots et la voix posés sur l’établi ?
J’ai en outre justifié par cette condition de poète le sentiment d’inadéquation que j’évoquais pour répondre à votre deuxième question. Je l’ai très tôt éludé en me plongeant dans les mots (les livres, mais aussi les chansons – à la maison, j’étais davantage nourrie de variété française que de littérature). Plus tard, je m’y suis frayé la sente d’une langue ad hoc, mon refuge, l’infinité de ses formes inédites. Je pouvais agir sur un code commun, le transformer, me l’approprier, faire corps avec lui pour m’adapter, démuselant ma vision des choses, la manifestant, la donnant en pâture partage. Être poète ne m’a pas empêchée d’être peut-être, de surcroît, autiste, dépressive, bipolaire, borderline, petite pute, post-traumatisée, hypocrite, hystérique et sanguinaire, mais tant qu’à être fichée, je préfère choisir l’étiquette ailleurs que dans le prêt-à-porter.
Ce qui ne peut alors manquer de frapper dans votre texte, c’est combien il poursuit une interrogation sur le langage ou plutôt sur l’usage de la parole. La langue, la manière dont elle est articulée et dite par le sujet, devient l’objet de l’attention même de votre récit : « Ma langue est la seule chose en ma possession » ou aussi bien cette somme d’interrogations : « Y a-t-il quelque chose que je veux dire ? La science de mon corps ? Le corps de mon ombre ? » A propos de cet usage de la parole, vous citez le très suggestif propos de votre analyste bien des années plus tard : « jamais trop de mots ». Pouvez-vous nous expliquer comment vous l’avez reçu ?
J’ai découvert la psychanalyse très jeune, je veux dire que j’ai eu la chance de faire très jeune l’expérience de la cure. J’avais atterri presque par hasard en fac de psychologie, après quelques mois de psychothérapie et d’errance (l’une n’empêche pas l’autre) suite à mon hospitalisation en psychiatrie. J’ai passé deux ans à Strasbourg, à l’université Louis Pasteur où à l’époque, l’UFR de psychologie était un fief lacanien, Lucien Israel ayant largement contribué à implanter la psychanalyse dans la région. J’ai découvert Lacan comme on découvre un poète, en n’y comprenant rien. Pendant des années, je n’ai plus lu que les textes psychanalytiques et d’autres essais liés aux sciences humaines – sciences du langage, linguistique, anthropologie, philosophie. Certains m’ont marquée, je les dévorais en vrac, passant de Saussure à Kristeva, de Roudinesco à Anzieu, de Levi-Strauss à Foucault, de Winnicott à Kierkegaard… C’est l’imbrication et les passerelles que je construisais entre ces écrits qui m’ont ouverte et à la pensée et à la plasticité de la langue, à son architecture, à son mode d’emploi. L’exploration des textes poétiques est venue après. Au cours de mon analyse, dont chaque séance me renvoyait à la possibilité d’habiter les mots, de les revisiter un à un, d’entrer enfin dans une matière qui m’avait toujours semblé inopérante, j’ai d’abord, en quelque sorte, appris à parler. Disons que j’apprenais à prendre la parole. L’acte d’écrire, alternative à retardement d’un cri en détention, me sortait du mutisme d’une manière différente.
Alors que j’évoquais en séance la déferlante ininterrompue de mes pensées, mon besoin de tout récupérer, un peu beaucoup passionnément à la folie dans et par le langage, qu’il s’agisse de la souffrance, des vicissitudes du quotidien mais aussi, ce qui m’embêtait davantage, de l’amour, alors que je disais ma fatigue, mon désir de trouver un interrupteur pour arrêter le flux, en formulant à mon analyste un « j’ai trop de mots » éperdu, elle m’a répondu, en effet, assez péremptoirement : « Jamais trop de mots ». Ce qui sur le moment m’a presque fait penser que j’avais de la chance, mais qui, sitôt reparti le bouillonnement de la marmite et le travail du chapeau, m’a convaincue de l’incapacité de ladite analyste à concevoir l’immensité de mon besoin de sens et l’hémorragie langagière permanente que cela générait – la difficulté étant moins de faire avec que de ne pas encombrer les autres de cet excès irrépressible de verbalisation. Car tous les mots sont peut-être bons à dire, mais pas à entendre. Il peut donc, sauf le respect que j’ai encore pour cette analyste, y en avoir vraiment trop.
Si Les Eperdu(e)s marque tant ses lectrices et ces lecteurs, peut-être est-ce parce que dans ce livre construit en deux mouvements dont le second, après le récit de l’internement, se consacre à une manière de Vita Nova dont l’Art constitue l’acte majeur. Vous dites ainsi sans détours : « Et là écrire arrive. Écrire sauve. Je peux m’y réfugier et y désigner le froid, le temps perdu et le futur antérieur. » Ce à quoi vous ajoutez encore de manière aussi explicite : « Quand je trouve une solution suivie d’une autre et d’une autre : la vengeance, le carmel, l’amour, l’art. » En quoi ainsi l’écriture apparaît comme une promesse d’existence au cœur le plus noir du désastre d’exister ? Comment vous est apparue cette planche de salut par l’art et en quoi l’écriture a-t-elle pu réarticuler l’existence ?
Écrire était là avant le désastre. Il s’agissait de ce rapport étroit aux mots, initié d’abord dans la lecture, que j’évoquais plus haut. La nécessité d’écrire n’est pas issue du désastre. Ou alors le désastre était moins spectaculaire, tellement discret ou tellement normal que je ne l’identifiais pas, alors qu’il incubait, en gestation depuis l’origine, fécondé en amont, c’est-à-dire hérité. Dans l’impossibilité de résoudre mon enfance et mon adolescence, le désastre est entré en éruption, ensevelissant les possibilités d’aller plus loin. Ecrire a alors pris une autre fonction. Il n’était plus question d’exprimer quelque chose – ce à quoi jusque-là l’écriture avait peut-être tendu pour moi –, mais de chercher ma voix. Ecrire me permettait de m’en faire une image, de supporter de l’entendre, de la relancer, de l’adresser. Ecrire devenait son miroir, en miroir de mes lectures entassées. Je m’étais découverte dans les textes des autres, reconnue, construite. La vie pouvait bien me déconstruire, j’avais la possibilité de fabriquer du sens, de débusquer ce qui tapi dans l’ombre pouvait éblouir, je pouvais m’agripper chaque jour à la possibilité de redécouvrir ça, que la langue pouvait produire, ça, renouvelable, et l’écriture venant bâtir une échelle pour accéder à « cet infini pour lequel, disait Artaud en parlant de Van Gogh, on s’embarque comme dans un train pour une étoile ». Ce qui m’a sauvée, c’est ce bouche à bouche avec la langue, le miracle de la permanence de cet insu qu’écrire savait raviver. On oublie la douleur de vivre quand on refait ou révèle une beauté aux mots mutilés, quand on embrase les mots morts. Ecrire vient suspendre le temps, instaurant l’avènement possible d’une vie nouvelle. Ecrire rend supportable l’excès d’empathie avec le monde. Ecrire, c’est simplement écrire les raisons d’être. Et la poésie, c’est un chant de sirènes toujours au brouillon.
Avec force, Les Eperdu(e)s interroge, dans le sillage notamment de Pierre Fédida, les liens étroits et poreux entre la parole de la folie et la parole de la poésie. Vous dites ainsi de l’expérience poétique et celle de la folie : « Quand je mélange ma vie de folle, ma vie de poète et ma vie de psy, quand je trouve qu’elles vont bien ensemble. » Vous vous demandez également : « Quelle est la différence entre une personne atteinte de troubles mentaux et une poète ? » Ou vous dites encore : « Ta langue est sans doute plus poétique que possible, mais la saisir demande de s’asseoir sur le su et d’ouvrir le sas de l’insécurité ». Une formule que vous employez encore concentre l’ensemble du nœud problématique entre poésie et folie dont vous faites finalement deux synonymes : « LE POEME EST LE NOM DE LA FOLIE DANS LE LANGAGE. » Pouvez-vous nous expliquer le sens de cette identité ?
C’est étrange, Pierre Fédida est la seule personne que vous nommez dans vos questions, il y aurait pu en avoir tant d’autres. La porosité l’intéressait. Il avait ce souci que je partage de la transnosographie, cherchant des mises en rapport critiques des principales approches, qu’il s’agisse de phénoménologie, biologie, médecine, psychanalyse, mêlant à son discours la philosophie et la littérature. Il se trouve que j’ai eu la chance de faire partie des étudiants de son laboratoire de Psychopathologie Fondamentale à Paris 7 dans les années 90. J’écrivais mon mémoire de D.E.A. sous la direction de Paul-Laurent Assoun, dont le travail portait sur les scénarios inconscients de la création littéraire, autour des questions de la « double écriture » (texte/symptôme) et des liens entre métapsychologie et Art poétique. Je n’avais jusqu’à ce jour pas vu le rapport entre le sujet de ma thèse inachevée de l’époque et Les Eperdu(e)s. Merci de m’inciter à ce retour.
Vos questions me font penser aux écrits recueillis à la bibliothèque de l’hôpital Sainte-Anne par le psychanalyste Laurent Danon-Boileau. Ces Textes sans Sépulture (réédités chez Fario 2021) émanent de patients qui y ont été hospitalisés entre 1890 et 1930. Leur force poétique est sidérante. Elle sidère parce que d’entre les mots surgit l’innommable. En ce sens, la parole de la folie serait la parole de la poésie poussée dans ses derniers retranchements : la poésie au fond de l’impasse. Je ne sais si le génie poétique est le strict répondant de la folie ou si la folie répond au génie poétique. Ecrire rend-il fou ? Etre fou fait-il écrire ? Un fou est – je cite à nouveau Artaud, qui ne se trouvait pas fou –, quelqu’un qui, simplement, va « rétablir les faits », un « extra-lucide » porteur d’une « terrible sensibilité ». Je pense aussi à Hélène Nicolas, dite Babouillec, autiste diagnostiquée très déficitaire, sans accès à la parole, et aux livres qu’elle écrit, notamment à Algorythme éponyme (Payot et rivages 2016), à ce qu’elle y dit, en poète inespérée, de sa différence, de l’altérité : « Équipée de codes indéfinissables brouillant les radars des formats en tout genre, j’appartiens à cette espèce étrange qui ne rentre nulle part, qui ouvre la passerelle des impossibles en torturant les repères sociaux. J’observe sans relâche les codes d’appartenance et je défie les pièges à la pensée. » Un fou écrit des textes qui sont, aussi, des documents, la trace d’un combat où la douleur, sous forme de sensations physiques, corporelles, lacère parfois le corps : « Comme corps je traîne quelque chose d’immonde qui souille tout ce qui en approche et dont je voudrais pouvoir me sauver. Mais je n’ai pas la moindre place où me réfugier. (1) » Un poète écrit des textes dans lesquels on n’est moins obligé de regarder de près, mais il creuse la langue jusqu’à disparaître, il vise un mot phare qui clignote au loin et l’assaille avec tous les autres mots et par tous les bouts. C’est un peu fou aussi, non ? Parfois, un poète est fou ou le devient – il y eut pléthore de poètes suicidés ; leurs écrits, leurs destins m’ont accompagnée : Celan, Bachmann ?, Maiakowski, Tsetaïeva, Plath, Deubel, Kane, Metz… Parfois encore, un fou écrit un poème : « On dit qu’il y a des antipodes, ce n’est pas vrai, j’ai beaucoup marché, j’ai toujours eu les pieds en bas. J’ai vécu en Silibérie. C’est à un million de kilomètres derrière un nuage. (2) »
Le texte du poète dérangerait-il un peu moins que celui du fou ? Un poème doit quoi qu’il en soit déranger, même s’il répond à un acte artistique délibéré. La poésie qui ne dérange pas est autre chose que de la poésie. Ce quelque chose qui porte ce nom est d’ailleurs en train de prendre la place dans l’espace culturel. (Parmi les tout nouveaux poètes, certains me semblent presque insuffisamment fous – ou alors fous de la com’.) Je ne sais où est la frontière entre le texte du poète et celui du fou ni même s’il y en a une. Les textes des fous ne figurent rien, ils tendent un piège, le miroir de nos angoisses archaïques. Ces textes, on peut les manquer, passer à côté de ce qu’ils recèlent. On peut tout aussi bien manquer un poème. Ou au contraire s’y reconnaître, consentir à cette folie dans la langue, quand les mots devenus le poète en étant eux, deviennent autres en étant mêmes.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur ce qui fait également la force des Eperdu(e)s, à savoir la puissance politique qui en soulève la narration. De toute part, à chaque instant, la parole qui s’offre se donne comme une parole qui, inscrite dans la cité, entend en creuser la place pour celles et ceux qui ne sont pas acceptés, qui demeurent à la marge et qui, par la folie, sont comme enfermés en prison. C’est cette violence institutionnelle que vous dénoncez et dont vous mettez à nu la mécanique discursive implacable et si toxique. En quoi votre livre se donne-t-il comme un plaidoyer pour un droit à la singularité et contre la France qui enferme ?
Le droit à la singularité est un droit ignoré. Il y a déjà trop à faire avec d’autres droits bafoués. Dans une culture où les nuances sont abrasées mais les différences brandies comme des étendards, la singularité n’a plus droit de cité. Tout ce qui pouvait en être la manifestation est récupéré. Les traits de caractères, les préférences, les forces et fragilités sont avalées, digérés par des systèmes qui les recrachent transformés en catégories. Cela ne touche pas seulement le domaine de la psychiatrie ; on s’auto-diagnostique bien au-delà du champ médical. Il suffit de répondre à un ou deux questionnaires en ligne pour se targuer d’être ci ou ça (en général hyper-quelque chose : actif, sensible, empathique, émotif, ou HPI, ou d’avoir des troubles de l’attention, de l’humeur, du spectre…). Ce recours à l’étiquette peut apaiser momentanément une angoisse, qui dans le fond n’a pas grand chose à voir avec le Schmilblick, mais qui est plutôt le symptôme d’une société qui nous enjoint non pas de penser mais de nous positionner (j’aime/j’aime pas ou je suis/je ne suis pas). Chaque fois qu’un individu s’assigne à une catégorie de ce genre, il s’éloigne de lui. Il se fige. Il peut se rendre vraiment malade. Il se désingularise. L’identité ne pourra néanmoins pas devenir complètement objective. L’être humain n’est pas une machine. Il aura beau modifier, augmenter, compléter son état civil, cocher et décocher des cases : ces catégories censées le départir des méfaits de l’assignation, le sauver de la stigmatisation, lui donner le droit à l’indifférence l’enferment et le résument à ce qui le désigne. Idem quand l’étiquette est apposée par autrui. Mon livre montre peut-être cette chose essentielle : l’identité fait l’objet d’une appropriation subjective longue et aléatoire. Le sentiment qui en découle est de nature psychologique. Il ne vient pas du dehors. On a beau porter telle ou telle panoplie, brandir telle ou telle affiche, fustiger ceux qui n’ont pas les mêmes convictions, subir une forme d’ostracisation, avoir des difficultés dans la vie sociale, on ne peut pas se contenter longtemps d’être labellisé. L’inconscient nous rattrape, avec son exigence, ses messages enfouis qui portent aussi l’espoir d’être soi mais qui, non reconnus, laissent s’exprimer leur cortège de manifestations anxieuses et dépressives, de celles qui explosent à l’heure actuelle et qui pourraient bien conduire encore plus de monde… en psychiatrie.
Sur ce fond de désarroi, les approches qui laissent une place au sujet (psychanalyse, psychiatrie institutionnelle) sont discréditées par des chercheurs et universitaires influents. La vie inconsciente ne les intéresse pas (ont-ils d’ailleurs un surmoi ?), les questions d’intégration sociale et culturelles des patients non plus (mais leur ascension à eux sur l’échelle du pouvoir, oui). Ce qui les intéresse vraiment, c’est le symptôme, enfin, surtout les moyens de le faire taire, alors qu’il est précisément ce qui persiste à parler quand on nous a bâillonnés. Selon eux, soigner c’est effacer toute manifestation hors-norme, sans se préoccuper ni du contexte dans lequel elle se manifeste ni de ses enjeux. Ce qui les anime, c’est l’évitement du risque : empêcher un déprimé de se suicider, empêcher un hyperactif de devenir délinquant, empêcher un adolescent en détresse de se radicaliser, empêcher un psychotique d’être dangereux, d’autant qu’ils pensent que tout relevant de la génétique ou presque, l’ensemble des dysfonctionnements psychiques va être prestement élucidé. Les pontes de la néopsychiatrie évacuent ainsi la complexité du phénomène. Ils rééduquent, ils prescrivent, ils enferment. Ils sont persuadés d’avoir la vie affective sous contrôle – tout comme la pensée et les croyances, au cas où elles se mettraient à dériver. C’est effrayant. Le résultat dans l’institution est, nous le soulignions plus haut, inhumain.
Vous parlez de « puissance politique de la narration ». Je parlerais de la portée poé(li)tique de la forme. Outre l’interférence des trois voix, l’anaphore qui rythme Les Eperdu(e)s, par le jusqu’au-boutisme de sa résurgence, vient affirmer en pulsant que les patients psychiatriques ont des ressources (psychiques), que leur cœur bat. La « France qui enferme » oublie ces ressources, se focalise sur des ressources d’un autre type. On a assisté à la fin des systèmes asilaires, à l’ouverture de la psychiatrie, à l’invention de la thérapie institutionnelle, à l’arrivée des neuroleptiques, des antidépresseurs, anxiolytiques, thermorégulateurs, à la mise en place de la sectorisation et des traitements ambulatoires. Tout cela est advenu et aurait dû grandement infléchir, en bien, le pronostic des maladies mentales. L’idée de sectorisation était en outre portée par un idéal égalitariste, notamment en s’opposant à la concentration des patients dans les hôpitaux et à l’abandon des plus dérangeants d’entre eux. Actuellement, ces patients dérangeants, personne n’en veut. Ils sont accueillis dans des services sectoriels rescapés qui absorbent toutes les contraintes. Face à ces services, parents pauvres du système, ont été mis en place des services spécialisés dédiés à des pathologies ciblées (troubles alimentaires, addictions, dépression…) éclairés de campagnes chocs qui donnent la priorité à une action de soin (autisme, traumatisme, suicide…). Ces services transversaux ont la possibilité de trier leurs patients – souvent demandeurs –, plus faciles à prendre en charge, plus riches surtout, et les conditions y sont moins contraignantes. Les autres patients, les pauvres, les exclus, sont piégés, doublement punis pour leur vulnérabilité.
J’ai voulu donner à ressentir ce que provoquent l’expérience de la fissuration, la plongée en fragilité, la solitude qu’elle engendre, la violence de la réponse offerte à ceux qui la traverse. En attrapant cette cause dans les mailles d’un travail sur et dans la langue, en cherchant la juste forme – objet de mes livres, unique outil de subversion dont je dispose –, j’essaie de « mettre en acte l’inconscient du lecteur » (pour revenir à Paul-Laurent Assoun), de convoquer en chacun l’étranger intime, afin que la différence soit moins effrayante et que soient un instant ébranlées, sans danger et dans la douceur, les défenses. Pour faire un pas vers un énigmatique savoir sur soi et par ricochet, vers l’altérité. Je crois, comme Anne Dufourmantelle, à la « puissance de la douceur ». Je rêve d’un monde plus doux. Un monde où l’on ne serait pas confronté à l’absurdité de se protéger de ceux qui nous protègent. En fait, j’essaie d’attendrir les troupes.
(1) et (2) Extraits des Textes sans Sépulture rassemblés par Laurent Danon-Boileau, Fario, 2021.
Sévérine Daucourt, Les Eperdu(e)s, éditions LansKine, octobre 2022, 92 p., 15 €
Sévérine Daucourt donnera une lecture des Eperdu(e)s le jeudi 1er décembre à la Maison de la Poésie de Paris