Jean-Philippe Cazier : « Photographier, c’est prendre parti » (Vous fermez les yeux sur notre colère)

© Jean-Philippe Cazier

Livre de photographies, livre politique, Vous fermez les yeux sur notre colère est aussi un livre poétique. Retour, dans cet entretien avec Jean-Philippe Cazier, sur les partis-pris et enjeux de ce livre.

Le titre de ce livre forme comme un appel à garder les yeux ouverts. Tu montres ainsi ce que majoritairement on ne veut pas voir. En quoi serait-il possible de voir ce que l’on se refuse de voir ? Et comment ne pas opérer des sélections à travers ce que l’on voit ?

Le titre du livre provient d’une pancarte vue lors d’une manifestation, sur laquelle était écrit ce qui est un constat et un jugement : « Vous fermez les yeux sur notre colère ». Le statut de ce « vous » m’a interpellé : s’agit-il des politiques, des membres de l’Etat macroniste ? des journalistes ? de la société majoritaire ? Mais aussi le statut du « nous » : qui est « nous », ici ? Est-ce que je fais partie du « vous » ou du « nous » ? Lorsque j’ai décidé d’aller dans les manifestations pour photographier, le but était de participer, de ne pas être un sympathisant qui reste chez lui, de ne pas être non plus quelqu’un qui fait des photos en demeurant extérieur à ce qu’il photographie. Photographier lors des manifestations, c’est m’engager physiquement, faire partie des manifestants, au milieu d’eux et d’elles et, par la photo, par la publication des photos, faire écho aux revendications. J’y vois une façon de faire de la politique.

Je me voyais plutôt du côté du « nous » que du « vous ». Mais ce n’est pas si simple. Si je participe à des manifestations de sans-papiers ou de personnes racisées ou de femmes, je ne suis pas un sans-papiers, une femme victime de violences sexistes, je ne suis pas identifié comme Arabe, je ne suis pas une personne subissant directement la violence d’une société raciste. L’énoncé « Vous fermez les yeux sur notre colère » a cristallisé une série de questions que je me posais par rapport au fait de photographier dans des rassemblements protestataires : comment faire pour ne pas, tout en prétendant photographier ces gens, me retrouver à ne pas les voir, à photographier autre chose que ces personnes que j’avais sous les yeux ? Il ne me suffit pas d’être physiquement présent parmi eux et de les photographier pour photographier ce qu’ils expriment en manifestant. Le problème est celui du cliché, du stéréotype, de la photo déjà faite, qui participe de la domination, de la violence. Une série de choix esthétiques, éthiques et politiques m’est alors apparue d’une manière plus claire et articulée.

Ceci rejoint ton interrogation sur les opérations de sélection impliquées par le fait de voir ou de ne pas voir. Dans une manifestation, il s’agit de manifester quelque chose, de le faire voir – mais quoi ? On voit ce que l’on est intéressé à voir, ce que l’on est conditionné à voir. La vision, la perception, être sensible à ceci ou à cela, tout ceci est lié à un conditionnement socio-culturel et politique mais déjà à des sélections, à des mises en forme opérées par la perception. Percevoir, c’est sélectionner, ordonner, hiérarchiser, « cadrer ». Dans l’univers saturé d’images qui est le nôtre, la perception est informée par ces images : nous voyons des images, des images d’images, nous percevons à partir de clichés qui structurent notre perception. Un des intérêts de la pratique artistique est de perturber ces cadres et hiérarchisations, les mettre en crise, les élargir, les tordre, les ruiner, en créer d’autres, de travailler sur la perception, ses conditions, ses objets. Le but n’est pas de ne plus sélectionner mais d’opérer d’autres sélections, de cadrer ce qui ne l’est pas, de créer d’autres cadres pour la perception et la pensée.

Je pense aux questionnements et enjeux de ce que l’on appelle la « politique de la représentation » ou encore à une thèse de Rancière qui remarque que la représentation a exclu de son champ, pendant longtemps, le peuple, les ouvriers, les pauvres. L’œil de la représentation existe comme point de vue de classe, point de vue genré, racialisé, point de vue hétéro, bourgeois, Blanc, etc. Comment ne pas s’installer dans ce point de vue, ne pas le répéter sans même s’en rendre compte ? Comment ne pas reproduire les rapports de domination qu’il implique ? Il ne suffit pas d’aller dans des manifestations et photographier des femmes ou des personnes racisées pour s’extraire de ce point de vue. Beaucoup de photographies politiques, militantes, reproduisent des clichés, des points de vue dominants, des cadres de la représentation qui empêchent de voir autre chose que ce que le pouvoir a intérêt à faire voir. Dans la rue, dans les mouvements de protestation, je photographie les gens qui s’y trouvent : des pauvres, des femmes, des LGBT, des sans-papiers, des Palestiniens, des travailleurs. J’essaie de les photographier non en tant qu’objets mais que sujets, en les photographiant en train de faire ce qu’ils décident de faire, dans des situations qu’ils choisissent eux-mêmes, des situations qui rendent possible de les voir comme les agents de leur propre existence. C’est une position esthétique, politique et éthique.

© Jean-Philippe Cazier

Voir les yeux ouverts, ne serait-ce pas une question de multiplicité des points de vue ainsi que voir depuis le point qu’on occupe, là où on (en) est? 

Oui, multiplier les points de vue, mettre en rapport des points de vue pluriels. On peut regarder sans voir. On regarde en associant des perceptions, des images, comme sur une table de montage. Sans doute faut-il un écart, une différence pour que l’on voie ce que l’on n’avait pas vu. On ne voit pas lorsque l’on se contente d’associer entre elles des images qui sont au fond la même image, une série d’images traversée par le même cliché. La perception fonctionne par association et reproduction du cliché, élimination de l’écart, de la différence. Mais parfois, la différence s’impose, la perception est débordée : on se met à voir, même si l’on ne sait pas clairement ce que l’on voit puisqu’on ne l’avait jamais vu. Voir – ou écrire ou penser – s’accompagne d’une obscurité, d’une non-reconnaissance, une non-identification. On ne voit qu’en fermant les yeux. Nous regardons, nous voyons à partir d’associations. Une image n’existe pas seule mais en rapport avec d’autres. Peut-être que le premier travail de quelqu’un qui crée des images consiste à questionner ces rapports, à réfléchir à la façon dont il peut s’y insérer, comment il peut les court-circuiter, à la manière qu’il peut inventer d’en produire de nouveaux.

Il est nécessaire, comme tu le dis, de s’interroger sur le point que l’on occupe, à partir duquel on voit ou s’efforce de voir, ce lieu et ce temps qui sont un point de vue. Non pas seulement : « Qu’est-ce que je regarde ? », mais aussi : « D’où est-ce que je regarde ? », les deux questions étant liées puisque ce que je vois, existe et n’est vu qu’à l’intérieur de tel point de vue. La question n’est pas seulement de savoir où l’on est mais aussi où l’on peut être, où l’on veut être, où l’on désire être. On occupe plusieurs lieux en même temps ou alternativement. Il faut les comparer, les évaluer, décider de celui qui nous intéresse, celui que l’on rejette, celui dans lequel notre désir est le plus libre. Pour mon compte, il s’agissait de faire des photos dans des manifs et de les publier alors que je n’ai aucune légitimité reconnue pour le faire : je ne suis pas photojournaliste, je n’ai pas fait d’école de photographie, etc. Du point de vue institutionnel, je n’existe pas, du point de vue des professionnels de la profession, encore moins. Je me suis demandé si je pouvais me reconnaitre moi-même cette légitimité et ma réponse a été « oui » (haha !).

La photographie est une institution avec ses conditions d’entrée, ses logiques d’inclusion et d’exclusion, ses codes, ses mots d’ordre, ses modèles, son économie. La technique y est centrale, la technique entendue comme règles de composition, type d’image, et comme instrument, machine. Pour faire des photos reconnues comme valables, il faudrait produire tel type d’image et utiliser tel type d’appareil. Or, les appareils en question coûtent cher, voire très cher. Qui peut se les payer ? Il y a un problème lorsque des critères esthétiques ne sont que la traduction de critères économiques, qu’ils impliquent une sélection économique, et donc de classe, qui décide qui est légitime à photographier ceci ou cela, qui est légitime dans l’institution, c’est-à-dire sur le marché.

Je n’ai pas l’argent pour acheter ce type d’appareil, donc j’en utilise un qui est relativement peu cher. Cet appareil a des limites que j’ai décidé d’intégrer dans le type d’image que je fais, ces limites de l’appareil étaient les bienvenues. Parfois, il y a du flou, parfois des distorsions, tous les points de l’image ne sont pas également bien définis, etc. Ces « défauts » m’intéressent, ils incluent du hasard dans la prise de vue, l’appareil photo étant en un sens autonome par rapport à mon œil, à ma volonté. L’appareil m’impose un type de perception qui est la perception de l’appareil. De plus, celui-ci ne possède pas de zoom intégré et je n’ai pas non plus l’argent pour acheter un zoom performant. Je photographie sans utiliser de zoom, ce qui m’oblige à me rapprocher au maximum des gens que je photographie, à me retrouver au milieu de le foule, avec les gens.

Donc, « là où j’en suis » correspond à plusieurs dimensions. Mais toutes ces interrogations me paraissent importantes. Bien sûr, puisque je photographie des gens dans des manifestations, des gens qui sont aussi définis par une certaine position à l’intérieur des relations sociales, économiques, politiques, raciales, de genre, je dois interroger ma position par rapport à eux et elles, puisque celle-ci ne correspond pas nécessairement à la leur et qu’ils ne m’ont, au fond, rien demandé. Pourquoi devrais-je être là en train de les photographier ?

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Tu montres combien, avant d’être des gestes ou des formes corporelles, les colères sont des réactions à des situations d’oppression, de domination, à des entreprises de destruction et de négation des droits politiques et sociaux, des résultats de rapports de force politiques (et donc policiers) issus du monde social…

Les personnes que je photographie dans les manifestations sont des personnes qui réagissent mais surtout qui agissent. Elles inventent des façons de faire et des façons de parler. Il y a certaines façons de faire ou de dire dans les manifs qui sont stéréotypées, attendues : des slogans, des bras levés, des banderoles, etc. Mais il y a aussi de l’invention, des réappropriations personnelles ou collectives qui sont à considérer.

Ce qui m’intéresse, c’est la manifestation politique comme action politique et comme moyen d’être sujet, d’être agent. Les manifestations galvanisent et produisent une sensation non pas de pouvoir mais d’agentivité. Plus qu’une sensation, il s’agit d’une sorte de place : là, les individus qui subissent ne sont plus simplement des individus qui subissent, ils deviennent agents, ils développent et expriment une pensée, ils affirment leur existence ne serait-ce que par leur présence physique, ils sont dans une action politique de contestation et de proposition.

Si les gens manifestent dans la rue, c’est parce qu’ils subissent des injustices, que leur sont imposées des situations pénibles, difficiles, invivables. En manifestant, ils expriment leur opposition à ce qui leur arrive, à un système qui leur impose des conditions d’existence catastrophiques. Ils s’opposent, ils disent non, et refusent la seule condition passive pour agir politiquement, agir en tant que sujets politiques. Les manifestations, c’est de la politique, c’est une forme d’action politique particulière, c’est une forme qui implique l’agentivité. Il y a tout un discours politique pluriel qui circule dans les manifs, qui existe dans les manifs, mais qui se perd puisque rien n’est enregistré ou archivé.

Ces actions et ces manifestations en mouvement que tu documentes ne se complaisent jamais dans la déploration. C’est cette vie qui se retourne contre le pouvoir et contre le droit et devient résistance de la vie contre le pouvoir et contre le droit qui est portée ici, non ?

Oui, c’est ainsi que je vois les choses. Comme je le disais, les manifestations impliquent l’agentivité. Le pouvoir, la domination présupposent la passivité, la réduction de l’autre au statut de celui qui subit, même si cette forme de passivité dans le rapport au pouvoir peut nécessiter une part active de celui ou celle qui lui est assujetti, comme l’ont montré, entre autres, Foucault ou Bourdieu.

Il me semble important d’avoir conscience de cette dimension politique et subjective de la manifestation pour, lorsque l’on fait des photos, réfléchir à sa pratique, essayer d’éviter une esthétisation du politique qui consisterait à photographier du point de vue du pouvoir. Dans ce dernier cas, la photographie n’est qu’un moyen par lequel le pouvoir diffuse ses effets et les reproduit. C’est ce point de vue du pouvoir que l’on retrouve lorsque les images des manifestations se résument à des images où les manifestants sont réduits aux clichés du casseur, de l’émeutier, lorsqu’est photographiée la violence policière, le fait que des individus subissent cette violence de l’Etat. Il ne s’agit pas de ne pas photographier ces situations puisque les photographier, c’est aussi produire de l’information, une forme de condamnation et de résistance, mais il y a une esthétisation du pouvoir lorsque l’on ne photographie que ça, lorsque les photoreporters vont vouloir faire ces images-là sans chercher à voir autre chose de ce qui se passe dans un rassemblement. Pour mon compte, je fais systématiquement l’inverse. Je ne photographie jamais la police, je privilégie les « temps faibles » de la manifestation, les moments et situations « à côté ». Je me concentre plutôt sur les individus, ce qu’ils expriment par leur visage, leur geste, leur posture, leurs habits, ou sur le simple fait qu’ils sont là. Mes photographies ne sont pas du tout spectaculaires, elles ne semblent même pas être du photoreportage.

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Tu fais voir sans jamais adopter une position surplombante. Les personnes en train de manifester que tu photographies ne sont pas transformées en héros ou héroïnes de la contestation ou du refus. Au contraire, elles sont données à voir presque objectivement, habitées depuis le contenu de leurs demandes et de leurs revendications.

Peut-être que l’image du héros est suspecte, qu’elle participe justement à une esthétisation du pouvoir. Les gens dans la rue, ceux et celles qui manifestent, ne sont pas des héros, ce sont des individus avec leur subjectivité, leurs émotions, leurs pensées, leur vécu. C’est cela qu’il faudrait voir, non un archétype qui empêche de voir et permet de penser, de classer selon des catégories qui sont suspectes, compromises.

Tu as raison de souligner que le point de vue que je m’efforce d’avoir n’est pas surplombant. Comme je te le disais, je ne m’installe pas sur les côtés de la manifestation, je ne photographie pas de loin. Je suis toujours au milieu des manifestants, en face de la personne ou des personnes que je photographie. C’est un point qui est pour moi important puisqu’il installe les conditions d’une sorte de dialogisme. Si la personne ne veut pas être photographiée, il lui est facile de me le signifier, mais ça n’est quasiment jamais arrivé. Ceci rejoint ce que l’on disait sur le fait que la manifestation est l’occasion d’une agentivité, les individus qui manifestent ne font pas qu’exprimer quelque chose, ils deviennent sujets du fait même qu’ils sont dans la rue, qu’ils manifestent, qu’ils énoncent leurs points de vue, qu’ils expriment leur pensée. Le fait qu’ils me voient en train de les photographier et qu’ils l’acceptent revient à leur reconnaître la place de sujet de la photographie.

Le plus intéressant pour moi, dans la situation dans laquelle j’essaie de me mettre lorsque je photographie, est lorsque la personne que je photographie s’empare en quelque sorte de la photographie, devient acteur de la photographie que je fais. Je me souviens d’une fois, à République, lors d’une manifestation de sans-papiers. J’étais en train de photographier un groupe de manifestants dont certains jouaient de la musique. J’étais à trois mètres d’eux, en face d’eux. Un des manifestants m’a vu, évidemment, et il s’est placé au milieu des musiciens et s’est mis à danser, face à moi, en me regardant. Il voulait que je le photographie ainsi, en train de danser, c’est lui qui a décidé de cette photo. Je n’ai eu qu’à appuyer sur le déclencheur.

Un « avec le photographe » se tisse grâce à l’empathie qui se dégage de tes prises de vue, qui ne sont jamais regardantes, dévorantes, complaisantes. Elles disent à hauteur d’yeux, à hauteur des femmes et des hommes que, grâce au processus vivant de la distance instillée entre eux et toi, tu mets en place une manière de conserver la mémoire, de recueillir des témoignages vivants.

Il s’agirait aussi de ça. En tout cas, j’aimerais que ce soit ça : conserver une mémoire, faire circuler des témoignages. Des témoignages d’hommes et de femmes, d’individus qui témoignent de leur vie, qui témoignent pour la vie contre ce qui l’écrase. Je ne vais pas dans les manifestations réactionnaires, dans les manifestations de droite. Je vais dans des manifestations de gens qui résistent à l’oppression, à la domination. Il me semble que la photographie peut avoir ce rôle-là : non pas une forme de voyeurisme ou de spectacle mais un relais pour les mouvements de résistance, une façon d’étendre la manifestation au-delà de son seul espace-temps. Pour moi, la notion de reportage objectif n’a pas grand sens, puisque je comprends la photographie comme un engagement politique. Photographier, c’est prendre parti. Effectivement, le photographe est une sorte de témoin mais un témoin qui n’est pas seulement défini comme celui qui rapporte un événement mais qui est aussi quelqu’un qui y participe, qui fait partie de la dynamique de l’événement.

Tout à l’heure, je te disais qu’il n’y a pas d’archives des manifestations, il n’y a pas d’archivage systématique, ou en tout cas important et accessible, des manifestations. C’est-à-dire que, par cette absence d’archives, sont perdus des millions et des millions de pensées politiques, d’expressions politiques, subjectives, de mises en scène des corps, des foules – toute une pensée et une réalité politiques dont il ne reste quasiment rien. Si l’on considère, comme c’est mon cas, que la manifestation n’est pas seulement un défilé mais qu’elle est en soi de la pensée politique, de l’acte politique, de l’expression intellectuelle, désirante, on voit qu’est perdu, du fait de l’absence d’archives, un matériau très précieux.

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Si, comme le dit Annie Le Brun, « rien n’existe plus désormais que ce qui est visible », pourquoi se consacrer à la prise d’images au sein de ce qu’elle nomme la « dictature de la visibilité » ? En d’autres termes, que peut, selon toi, l’image que ne rendrait pas ou plus possible le texte de poésie que tu as pratiqué jusqu’ici ?

Je ne crois pas que je formulerais les choses ainsi. Si on dit que « rien n’existe plus désormais que ce qui est visible », on peut poser la question : pour qui ? Pour qui est-ce que rien n’existe plus que ce qui est visible ? Tout ce qui existe et se passe dans les manifestations existe, même si cela n’est pas visible pour tous et par tous : cela existe pour les gens qui s’y trouvent, qui manifestent, écoutent, échangent, s’expriment. « Rien n’existe plus que ce qui est visible » est selon moi une proposition trop abstraite, une proposition qui correspond sans doute au point de vue du pouvoir qui fonctionne aujourd’hui à partir de l’hypervisibilité, à partir d’une sorte de panoptique universel mais qui produit ses propres marges, ses propres zones aveugles, celles dans lesquelles existent ceux et celles dont le pouvoir nie l’existence. C’est pour le pouvoir que ce qui n’est pas visible n’existe pas et que ce qui ne doit pas exister ne doit pas être vu. Il me semble que faire des images de ce qui n’est pas habituellement photographié n’ajoute pas au règne de l’hypervisibilité mais le perturbe.

Cette phrase d’Annie Le Brun ne me semble pas suffisamment prendre en compte les mécanismes matériels du pouvoir aujourd’hui. Le problème n’est pas l’image, la photographie, le problème est le type d’image, ce qui est photographié. Le problème n’est pas le visible mais les processus politiques et sociaux par lesquels du visible est produit mais aussi du non visible, du non vu, par lesquels on invisibilise. Si, pour résister au pouvoir, on s’extrait du visible, alors on fait ce que le pouvoir précisément veut, et ce que l’on est, sa propre existence, son propre désir, sa propre pensée, se réduisent à une abstraction déshumanisante, ou n’ont effectivement aucune existence, par exemple politique, sociale, culturelle. Je pense que l’on ne conteste pas le régime du visible impliqué par le pouvoir aujourd’hui par l’absence de visibilité, par le retrait du visible, mais par la création d’autres conditions de visibilité, par la création d’images qui n’existent pas et ne peuvent pas exister dans le régime dominant du visible. Dans certains milieux militants français, actuellement, il y a une tendance à vouloir s’extraire du visible, ce qui je crois est une erreur, je pense que c’est faire précisément le jeu de la domination.

En ce qui concerne ta question portant sur le rapport entre image photographique et poésie, c’est une question très vaste. Je ne pense pas pouvoir proposer une réponse rapide. Et je ne sais pas si, pour mon compte, j’interrogerais ma pratique de la photographie à partir de limites de la poésie. Dans mon cas, le désir de photographier est immédiat, naïf, il n’est pas le résultat d’une réflexion sur les limites de la poésie, sur le dépassement de ces limites par la photo. De fait, dans certaines des choses que j’écris, les gens que je photographie ont déjà une place. Europe Odyssée, par exemple, est centré sur les migrants, sur la migration forcée, sur les populations qui sont d’ordinaire en marge du visible ou du discours, sur la violence subie. Peut-être que la réflexion qui est la mienne sur le visible, sur le photographiable, fait écho à une réflexion que j’avais sur l’énonçable. Ce serait la même pensée, déplacée ailleurs. Mais cette réponse est insuffisante, il faudrait réfléchir davantage.

Tes images ne prétendent jamais à l’esthétisation des pratiques de soulèvement telles qu’elles sont visibles dans les manifestations…

En tout cas, je l’espère. L’esthétisation des pratiques politiques, des révoltes, des mouvements de contestation, correspond à une complicité avec le pouvoir. Cette esthétisation est de plus esthétiquement problématique puisqu’elle repose sur la reproduction de clichés, de préjugés, d’idées toutes faites ou de points de vue déjà installés. Dans ce cas, on ne voit plus où existerait la création. Je viens de voir un film qui s’intitule Athena, réalisé par Romain Gavras. C’est un film de flic, qui correspond au point de vue du pouvoir fascisant que nous subissons. La violence, la répression y sont esthétisées, alors qu’évidemment rien n’est dit dans ce film sur le racisme systémique, sur la pauvreté, sur l’inhumanité des politiques qui s’appliquent à certaines catégories de la population. On retrouve la même chose lorsque l’on voit des photographies de manifestations qui exhibent la violence policière, c’est-à-dire qui rappellent et font exister la violence de l’Etat. J’essaie de faire l’inverse, j’évite de photographier la police, ou toute violence attendue. Je photographie plutôt certaines des conséquences de la violence sociale et la protestation contre cette violence.

© Jean-Philippe Cazier

Des énoncés se lisent au travers des affiches, des tracts, des panneaux embarqués par les manifestants, qui font que chaque image dit autant qu’elle fait voir.

Ce parti-pris rejoint la volonté de lutter contre l’esthétisation dont on vient de parler. Ces pancartes montrent les discours, les pensées des gens : ce sont eux qui parlent et leurs discours envahissent mes images. On peut voir ces pancartes, ces banderoles comme des mots d’ordre. On peut aussi les voir comme des formules concentrées, synthétiques, une sorte de vitesse de la pensée. Il n’y a évidemment pas, sur ces pancartes ou banderoles, de développements, mais un resserrement de la pensée et du langage, des formules qui sont des raccourcis percutants, qui sont aussi l’exposition de faits bruts, non repris par un discours qui les diluerait. Du point de vue poétique, c’est intéressant. Ça l’est aussi du point de vue visuel, photographique puisque cela conduit à créer des images autant visibles que lisibles. Comme l’écriture et la poésie m’intéressent, trouver ces dimensions en dehors du livre, en dehors de l’écriture est quelque chose qui attire mon attention.

Il faudrait parler du montage de la multiplicité des images qui sont rassemblées dans le livre. Il ne s’agit pas d’un catalogue ou d’un album mais d’une unité enveloppante, où chaque image avance depuis celle qui la précède, où chaque élément de l’image joue le rôle d’un cache temporaire dans la mesure où tout n’y est jamais dit ou montré en entier, et c’est en passant à l’image suivante qu’on voit ce qu’il y avait derrière sans pour autant faire glisser l’une dans l’autre…

Cela n’a pas été évident pour moi d’organiser les photographies. J’ai eu l’idée de les assembler comme des séries avec, par exemple, un petit ensemble consacré aux pancartes, puis un autre consacré à des jeunes, puis encore un autre centré sur des foules, etc. Ces ensembles peuvent revenir dans la suite du livre et sont souvent perturbés par quelques images qui semblent s’en extraire en reprenant parfois simplement un élément d’une des photos présentes dans l’ensemble concerné. Il m’a semblé que la succession des images pouvait ainsi être plus dynamique et correspondre, d’une part, à différentes catégories que l’on peut constater dans les manifestations, mais aussi à l’expérience sensible de la manifestation lorsque l’on se situe à l’intérieur de celle-ci : on passe sans cesse d’une chose à une autre, d’une situation à une autre, l’œil est attiré tantôt par un individu puis par un groupe puis par une pancarte puis etc. Il y a aussi, effectivement, l’aspect dont tu parles, les photographies résonnant entre elles, se faisant écho, se complétant, révélant leur sens à partir d’une autre, etc. C’est un certain type de montage, un peu comme dans un film.

© Jean-Philippe Cazier

Et puis il y a le hors-champ, ce que délibérément le régime de tes images occulte : la présence, voire la persécution policière notamment…

La question du hors-champ m’intéresse particulièrement. Il y a, d’une part, ce que je veux maintenir hors-champ, hors-cadre. Comme je l’ai déjà indiqué, j’évite de photographier la police, encore plus les violences policières. Le but est de ne pas reproduire dans les photos que je fais la mise en scène de la violence de l’Etat : ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui résistent à cette violence. Reproduire cette violence, montrer la présence toujours massive et imposante, menaçante, de policiers, c’est faire le jeu de l’Etat, celui de la domination, c’est prolonger soi-même cette violence, c’est participer à la production de la peur, à l’iconographie de la violence de l’Etat qui est nécessaire à l’Etat. Dans la même logique, je maintiens hors-cadre ce que je ne vais justement pas photographier : les manifestations réactionnaires, les manifestations racistes, fascistes, etc.

Il y a également le hors-champ qui fait partie des images que je fais, qui est constitutif de ces photos, qui est en quelque sorte interne. J’inclus presque toujours du hors-champ dans mes photos, de plusieurs manières. Par exemple, le sujet central n’est pas coupé d’un environnement immédiat qui n’est pas concerné par ce qu’il se passe pour ce sujet : on peut voir quelqu’un qui fait quelque chose et autour de lui des gens qui font tout à fait autre chose. Ce type de composition qui utilise un cadrage large, plus large que l’objet central photographié, permet de faire ressortir l’individu à l’intérieur de la foule, le fait qu’une foule qui manifeste, c’est aussi un ensemble d’individus qui peuvent être déconnectés les uns des autres, avec une sorte de solitude. Cela permet aussi de multiplier l’image, de ne pas la centrer sur un objet, de l’ouvrir à une pluralité dans l’image, de décentrer le regard, de ne pas l’emprisonner en lui imposant ce qui est à voir.

Une autre chose que je fais volontiers, c’est couper l’image de telle sorte qu’un hors-cadre soit indiqué, soit présent, que les limites de l’image soient débordées par un extérieur qui est indiqué, par exemple par un personnage dont on ne voit qu’un pied ou qu’une main, ou encore par des regards qui sont tournés vers ce que l’on ne voit pas dans l’image, etc. Il me semble qu’ainsi la photographie réalisée apparaît comme étant prélevée dans un flux plus large qu’elle, qu’elle est un instantané d’un mouvement dont l’image est l’indice. Ce qui correspond aussi à l’expérience sensible de la manifestation, de la foule, c’est une façon de se situer soi-même en tant que corps débordé par ce qui a lieu et que l’on ne peut saisir ou dont on ne peut rendre compte qu’en acceptant de s’installer, si l’on peut dire, dans un flux continu et en le montrant, en en faisant un choix esthétique, avec toute la place qui revient au hasard, c’est-à-dire aux autres.

© Jean-Philippe Cazier

Jean-Philippe Cazier, Vous fermez les yeux sur notre colère, éditions LansKine, 2022, 144 p., 20 €