Le titre de ce livre d’Hélène Cixous est imprononçable et incompréhensible : Mdeilmm. Il y a bien là des lettres, il y a ce qui semble être un mot, quelque chose qui paraît lié au langage. Pourtant, on ne saisit aucun sens, on n’aperçoit aucun objet qui serait le référent de ce « mot ». Ce titre dit l’échappement du langage, l’asignifiance, la mise en flottement du sens non hors du langage mais dans le langage lui-même, par le langage.
Mdeilmm, c’est le langage avant le langage, la langue avant la langue, avant qu’elle signifie, qu’elle se réfère, avant que le sens ne se fixe, ne se fige. L’écriture d’Hélène Cixous est le déploiement de cet « avant ». Par cette écriture, la langue devient un flux par définition mobile, sans cesse instable ; le sens y est insaisissable, disséminé ; le monde n’est plus un objet, il n’est plus un ensemble d’objets ; la conscience et la pensée se perdent, errent ; s’effacent les places instaurées et protégées par l’ordre de la langue : les partages exclusifs du monde, de l’Être, de la subjectivité ; les divisions entre possibles et impossibles ; les hiérarchies entre les facultés intellectuelles et psychiques ; les règles de la grammaire qui sont du flicage…
Bien que le livre soit écrit en français, il ne s’agit pas pour Hélène Cixous d’écrire en français (de reproduire la langue nationale du récit national). Il s’agit d’écrire comme une taupe, d’écrire une parole-taupe, d’écrire comme parle le fantôme de Shakespeare, comme parlent les morts ou les rêves, d’écrire comme quelqu’un qui ne parlant pas français écrit pourtant en français : non pas en parlant « mal » mais en faisant du français le médium d’une autre langue étrange, étrangère.
Rappeler, comme le fait Hélène Cixous, que dans sa famille étaient parlées plusieurs langues (français, allemand, etc.), est sans doute moins l’occasion de mettre en avant un polyglottisme de fait que d’évoquer cet autre fait : aucune de ces langues n’allait de soi, n’était évidente, chacune étant environnée d’autres tout autant possibles ou actuellement parlées, chacune pouvant être investie par d’autres, se mélanger à d’autres (« Mdeilmm » est « comme le son d’une collision entre deux langues »). Pas de langue évidente, pas d’ordre évident de la langue mais un plurilinguisme qui ne se résout en aucun monopole linguistique (et politique, et ontologique), qui ouvre la langue à une inquiétude, un questionnement, une dissémination : aucune langue n’est la langue, le rapport entre ces langues parlées créant entre elles un dehors de la langue, une autre langue silencieuse définie par le trouble de la langue, par son instabilité, par le flottement du signifiant, sa pluralité, la fuite de chaque langue vers d’autres sons, d’autres grammaires, d’autres sens. Si ce plurilinguisme rend possible un dynamisme singulier dans la langue, s’il fait apparaître un environnement par lequel chaque langue est troublée, il crée également, et de manière encore plus paradoxale, une langue qui n’en est pas une, une langue avant la langue et qui habite chacune comme son silence, son mutisme, son processus de négation et de déplacement, de dissémination. La langue est une autre langue, la parole est une hybridation qui fait sortir la langue hors d’elle-même, la maintient dans ce dehors, dans cet « avant » la langue. Cet « avant », ce dehors n’est aucune langue mais la dissémination de toute langue, la nomadisation de toute langue. C’est cette dissémination, cette nomadisation qu’écrit Hélène Cixous, ce silence comme langue.
Le titre Mdeilmm est l’indice de ce régime singulier de la langue, du rapport à la langue impliqué par l’écriture d’Hélène Cixous. Dans le livre, « Mdeilmm » est le « mot », le son, prononcé par Shakespeare en réponse à une question posée par Victor Hugo lors d’une séance de spiritisme. Le livre tourne autour de ce « mot » comme autour d’un centre vide, le langage tourne autour de cet espace asignifiant, dans le langage et pourtant hors langage. Ce « mot » fonctionne comme attracteur étrange à partir duquel l’écriture se déploie, toujours mobile et fuyante, écriture inséparable du rapport de la langue à cet attracteur qui la défait en tant que langue, qui l’efface, la dissémine, la détruit pour lui imposer, justement, l’écriture. Le mot « Mdeilmm », le trouble et les dynamismes qu’il impose à la langue valent pour ce qui advient au langage dans ce livre comme dans les autres livres de l’auteure, ce qui advient étant précisément l’écriture.
Par cette écriture, Mdeilmm déploie des puissances neuves de la langue, des devenirs singuliers, un monde singulier, une vie singulière. L’écriture rejoint le rêve, les puissances du rêve, sa logique, ses processus. S’il y a, dans Mdeilmm, des récits de rêves, cela ne signifie pas que l’écriture doit se faire récit de rêve. Devenant rêve, écriture-rêve, le texte défait la narration, la logique narrative commune au profit d’une errance infinie, d’un effacement des repères de la narration. Les identités se troublent, se chevauchent, se défont pour des devenirs en cascade : le Je du récit devient le livre, souris, H., enfant, cri, chat, etc. La mort du père devient la mort d’Yitzhak Rabin, devient la condamnation à mort d’un personnage de Dostoïevski, devient… Ici, le devenir, comme chez Deleuze, n’est pas le passage d’une identité à une autre mais l’entre-deux, la zone indiscernable de la rencontre : ce n’est pas que le père soit identifié à Rabin mais entre les deux quelque chose s’échange, quelque chose se crée, une résonance, un troisième terme qui les rend indiscernables. L’écriture d’Hélène Cixous est faite de ces devenirs incessants (« on se déplace à la vitesse du rêve par métamorphoses libres »), de ces échos ou résonances, de ces glissements qui détruisent les termes fixes, les identités exclusives (« est-ce mon père ou Kafka ? »), les séparations logiques ou ontologiques, les schémas psychiques les plus ancrés…
Tout est mobile, double ou triple, tout est tourné vers un autre, vers autre chose qu’il devient, avec lequel il devient, ouvrant des lignes nouvelles et inédites. Comme la langue est une autre langue, toute chose est une autre chose, et une autre encore. Le sens flotte, la signification s’éparpille comme du sable, la phrase se trouble, affirme plusieurs segments étrangement juxtaposés ou imbriqués (« L’enfant-cri, c’est moi, le Livre qui est saisi de crises de terreur »), s’enfonce en elle-même pour déplier ce qu’elle contient comme autres éléments étranges et étrangers.
De même que le rêve est subi, que le rêveur est dépossédé de lui-même comme de son rêve, de son esprit, dans Mdeilmm l’écriture est subie, elle est reçue selon une passivité essentielle. Écrire, c’est recevoir l’écriture, c’est comme entendre des voix, percevoir des rapports auxquels on n’aurait jamais pensé, c’est être conduit dans un monde que l’on n’aurait jamais créé. Hélène Cixous multiplie les instances narratives, rattache ce qui est énoncé à des origines diverses, plurielles : dit le fils, dit la fille, dit le livre, dit Shakespeare, dis-je, disent les morts, dit Isaac, etc. Apparaît dans le livre un étrange personnage, écrivaine et médium, qui retranscrit les messages dictés par les morts, ce personnage étant comme le double de l’écrivaine H.C., sa définition plus explicite, la mise en évidence du rapport à l’écriture qui implique que celle qui écrit reçoit l’écriture, la suit dans ses lignes bizarres, dans ses paysages inconnus, dans ses implications folles – l’écriture étant ce qui écrit et dont l’écrivain est le médium, comme le rêveur est pris dans le flux de son rêve plus qu’il ne découvre ou produit la signification d’un message.
L’autre lieu central du livre est la mort. Mais, comme « Mdeilmm », la mort est un lieu vide, un centre vide, un attracteur qui agit sur la langue mais n’est pas dans la langue, n’est pas dicible. Dans Mdeilmm, la mort est aussi « la Chose », cela qui n’a pas de nom, qui est silence. Ce silence est pourtant actif, il n’est pas simplement une absence de sons, de mots, il est ce qui, comme « Mdeilmm », agit sur la langue, la défait autant qu’il la suscite, la fait proliférer (« je constate que je ne peux pas le parler, dis-je, il me fait parler »). Ne pas pouvoir dire oblige à dire, à chercher à dire de manière sans cesse renouvelée et « folle », errante, puisqu’aucun terme n’est possible qui permettrait de cesser de parler, qui permettrait de dire enfin, une bonne fois pour toutes. La mort est ce qui n’a pas de nom, elle ce dehors du langage qui habite le langage et le fait écriture. Écrire, c’est écrire la mort, écrire l’étrange vie du langage animé par la force mortelle.
De fait, dans Mdeilmm, les morts reviennent, les morts parlent, ils et elles sont là, dans ce livre qui devient leur lieu, le monde où ils et elles vivent de leur étrange vie de mort.e.s, absent.e.s et présent.e.s mais pas tout à fait, absent.e.s et présent.e.s selon un régime bizarre de la présence et de l’absence, insituables et polymorphes – personnages anormaux qui, comme l’écriture, défont les coordonnées stables de l’Être, les distinctions évidentes de la pensée, les lois de la langue. Et, de même que les « personnages » du livre, que les morts et les mortes du livre, sont présents-et-absents, l’écriture-mort correspond à un état de la langue où celle-ci ne peut être tout entière présente à elle-même : la langue s’affirme et s’efface, elle s’affirme et se cherche, elle dit et nie ce qu’elle dit, elle est là mais ne cesse en même temps d’être ailleurs, de fuir toujours ailleurs, insaisissable. Le livre d’Hélène Cixous est comme une forêt peuplée de créatures inédites, de phénomènes incohérents, forêt dans ce monde et pourtant hors de ce monde, forêt mobile dans laquelle on ne peut que se perdre, dont on ne peut qu’écouter l’étrange respiration, les étranges murmures. C’est la mort qui y parle, ce sont les morts qui y parlent, Hélène Cixous écrivant, transcrivant ces paroles, ces murmures.
Le livre est le lieu où les morts reviennent, où ils peuvent revenir, et dont le « revenir » persiste, dure au moins le temps du livre, à chaque fois que le livre est ouvert, lu. C’est l’action du livre, sa puissance, plus que sa signification. Pour Hélène Cixous, il s’agit d’écrire avec cette puissance, d’écrire avec les morts, écrire avec la mort cette écriture-taupe puisque la taupe est aussi cet animal qui, comme les morts, vit sous terre. L’enjeu est-il d’apprendre à mourir ? Il s’agit certainement, par l’écriture, d’approcher cet événement de chaque vie, celui de sa propre vie, celui de la propre vie d’Hélène Cixous. Mais il s’agit sans doute surtout, pour Hélène Cixous, en tant qu’écrivaine, de déployer la vie du langage produite par la mort, la vie de l’écriture-rêve, de l’écriture-taupe, d’inclure la mort dans la langue pour insuffler dans celle-ci le nomadisme vivant de l’écriture. La vie encore, donc, avant l’événement de la fin – le livre se terminant sur cette phrase polysémique : « Je n’irai pas plus loin »…
Hélène Cixous, Mdeilmm – Parole de taupe, éditions Gallimard, octobre 2022, 176 p., 17 € — Lire un extrait