Livre inclassable et multiforme paru chez Tinbad dans la collection « Chant », Mes Arabes surprend et interpelle dès la lecture de son titre qui transforme une désignation désormais figée en stéréotype, les Arabes, rejetant l’Autre dans son altérité indigène et subalterne, en une invitation au partage, de soi, de l’Autre. La substitution d’une seule lettre – en un son -m (aime) si bien choisi – permet de franchir la ligne de démarcation identitaire, venant inclure l’Autre en soi et soi en l’Autre. Que se noue-t-il dès lors entre ce moi et l’Autre ? Entre Olivier Rachet, écrivain qui a élu domicile au Maroc, et ceux que le titre nomme Arabes ? Et que désigne à la toute fin ce mot ? Quelle réalité, quelle vérité ou quel mensonge de la langue française que l’auteur tente de sonder dans cet essai en forme de récitatif ?
On s’en doute, il ne s’agit évidemment pas d’une appropriation exotique sur fond de domination, de conquête et de colonialisme. Il semblerait plutôt qu’ici on se joue en déjouant les mots, on les déconcerte, on les décontenance en les secouant pour libérer leur sens, lecture en contrepoint qui s’immisce dès le sous-titre qui vient troubler la formulation lapidaire quelque peu énigmatique des deux premiers mots : Un chant d’amour postcolonial. Sous-titre qui ouvre une brèche, sorte de contre-voie au sein du mot Arabe, malmené par l’usage de la langue française, et pourtant si sonore et musical en lui-même, offrant ici le son de toute sa poéticité oblitérée.
Chant, amour et postcolonialisme, c’est en effet toute une poétique à la fois amoureuse et contre-discursive que semble annoncer l’alliance de ces trois termes. Une poétique aiguisée comme une arme et qui, on le verra, se veut aussi tendre et belle qu’un baiser. Pour ce faire, Olivier Rachet place son chant sous le signe de la révolte et de la poésie, citant dans les premières pages les vers de Rimbaud extraits du poème « Guerre » (Illuminations, 1873-1875) : « Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue / C’est aussi simple qu’une phrase musicale. » Logique sens dessus dessous contre l’ordre établi et les déterminismes imposés par la société, que reprend à son compte l’écrivain pour nous livrer une pensée poétique et politique intransigeante, à travers un texte brûloir mettant à mal la bien-pensance pour mieux nous ramener à l’essentiel : l’amour, la poésie. C’est aussi simple qu’une phrase musicale.
Agitateur, ce texte l’est, incendiaire surtout, le lecteur est prévenu dès la quatrième de couverture, avant même qu’il n’ait pris le temps d’en feuilleter le contenu : « Ce livre appelle l’autodafé ». Non seulement il trouble l’ordre public, le provoque, mais encore il en réclame les flammes, il les appelle. A la fois essai et autofiction, Mes Arabes est plus qu’un simple texte qui vitupère contre les relents colonialistes, c’est un texte profondément solidaire qui épouse la cause de tous les livres et poètes sacrifiés : « [Ce livre] aura été jadis brûlé en place publique. La langue de son auteur en aura été tranchée ; son corps mutilé. Le nom des absents brûle encore sur les lèvres de l’amant. »
Amant de la poésie et des poètes, Olivier Rachet entonne un chant d’amour comme on entonne vins et libations pour un ultime sacrifice, exigeant l’ascèse jusqu’à la mortification par son refus radical de toute compromission idéologique. Il entre en une Guerre de droit ou de force, une guerre de langue, toujours et encore censurée, pour ne pas dire retranchée, amputée, et dont il tente de restituer à la fois la plurivocité et la corporalité à travers un texte relevant à la fois de l’essai, du récit et du chant, tout en s’apparentant au dictionnaire philosophique, puisqu’il se structure en dix-sept sections sous forme d’entrées lexicales telles que « autodafé », « raï », « musulman », « disputation », « révolution », « arabe », « arabesque » ou encore « paradis ». Chaque entrée s’ouvre sur une définition dictionnairique établissant l’étymologie du mot choisi, rappelant ainsi l’ancrage de la langue dans sa réalité socio-historique, puis est suivie de courts chapitres réflexifs construits autour de l’axiome choisi, l’ouvrant, le retournant, le déployant, l’interrogeant à partir d’une culture et d’un savoir informés, mais l’éclairant aussi à lumière de l’expérience intime de l’écrivain. Mes Arabes se compose ainsi comme un recueil lyrique et réflexif au sein duquel l’auteur interroge notre (rapport au) langage pour en sonder les nuances et la diversité interprétatives, tout autant sociales, culturelles que politiques.
Dénonçant le rapport étriqué que la France – que la langue française – lie avec l’altérité, il traque les stéréotypes qui font la loi dans nos discours et nous assignent à résidence identitaire de part et d’autre des frontières. « Lorsqu’ils s’ancrent dans la langue, les préjugés ont la vie dure ; ils façonnent des visions du monde dont il n’est plus possible de se départir. Ainsi se perpétuent les fantasmes, ainsi s’écrivent les récits apocalyptiques. » (p. 33), lit-on à l’entrée « Musulman ». Dénonçant les visions statufiées qui renvoient l’autre à sa seule différence, l’auteur conclut en ironisant : « L’essentialisation de l’islam a encore de beaux jours devant elle. » (p. 53). Il nous rappelle également le sens étymologique du mot arabe qui désigne à l’origine la langue arabe en tant que telle : « […] et quelle langue ! Comme le français deviendra, au siècle des Lumières, la langue européenne de la culture d’un continent aujourd’hui à la dérive, l’arabe classique est resté, pendant plusieurs siècles, la langue de l’érudition et de la plus haute civilisation qui soit. Beaucoup de poètes persans – qui rappelons-le n’ont rien d’arabe – ont écrit dans ce qu’avec condescendance on appelle aujourd’hui l’arabe littéraire ». (p. 146)
Autant dire que Olivier Rachet s’attache méthodiquement à détacher notre point de vue européo-centré pour en souligner l’incurie ou la suffisance, qui mènent toutes deux au nihilisme et aux récits de fin du monde. Or, comment battre en brèche les imprécateurs de tout bord qui se vouent à l’obscurantisme, si ce n’est en recourant aux armes de la poésie ? Célébrer la beauté des corps et de la langue, « la beauté de mes frères arabes qui ont toujours, en moi, éveillé le chant », répond et confesse avec sensualité l’auteur (p. 156). Mes arabesques – « géométrie de l’âme énoncée par le corps » (p. 152) – aurait pu être l’autre nom de Mes Arabes.
L’ancrage dans le vécu jusqu’à l’intimité même du corps de celui qui s’énonce, c’est aussi introduire un point de vue qui ne se veut ni surplombant ni dogmatique. Olivier Rachet ne se présente jamais comme un donneur de leçons, mais bien plutôt comme l’amant fasciné par les corps, la création, la poésie. Il ne tranche ni ne coupe les langues, mais invite au contraire dans sa langue celle des autres, fragments de discours prononcés par des amis, amants, connaissances, djihadistes aussi, et poètes. C’est là encore l’originalité de cet essai en forme de dictionnaire récitatif que de nous livrer ces paroles nues (sans jugement de la part de l’auteur), part vive d’une oralité abrupte, parfois brutale, souvent violente de désirs réprimés. Aucunement pédagogique ou bien-pensant, il laisse le lecteur libre dans sa réflexion et son interprétation.
Le point de vue de l’auteur, qui rappelons-le est aussi narrateur, s’énonce à travers le prisme tout sensitif et corporel du « je » qui regarde et ressent, lequel est en premier lieu saisi d’une même fascination pour la mise en scène des corps qu’il a eu loisir d’observer, corps érotisés des rites sexuels tout autant que des rites liturgiques : des « gestes identiques président souvent à la prière et à la consommation sexuelle », observe-t-il (p. 59), transfigurant ainsi, pour exemple, le cérémonial du sacrifice du mouton pour l’Aïd-el-Kebir en une lente « chorégraphie amoureuse » : « On sent la mort qui s’approche, pas à pas. On semble tétanisé par un trop plein de beauté et de sensualité. La vision de la mort est un ravissement sans nom, qui excède tous les sens. Le jeune homme est prêt. Il tranche à vif dans la chair qui expire. Un plaisir silencieux atteignant les étoiles » (p. 41).
Cette langue toute nue a certes de quoi déranger la bienséance, les images sont même parfois très crues dans leur violence : « Je partage sans doute, avec mes frères arabes, la pensée qu’être pédé en terre d’islam ou chrétienne relève de la malédiction. Aurais-je vécu à Sodome ou Gomorrhe, j’aurais été anéanti. Je suis mort, assassiné, sur une plage, un jour de brouillard. […] On me trancha le sexe qu’on plaça à l’intérieur de ma bouche sanguinolente » (p. 64).
Cette identité sacrilège qui s’attire la violence expiatoire des désirs refoulés fait aussi partie des arabesques de Mes Arabes, de cet appel tour à tour amoureux, érotique, poétique et mystique, qui s’achève dans une dernière section nommée « paradis », évoquant non pas, bien sûr, ce paradis inventé par des « hommes frustrés, incapables de diriger la puissance de diversion de leur désir » (p. 155), mais celui, seul et unique, de la littérature où se « donne à entendre l’infini secret du monde » (p. 152). Ibn Zamrak, Hallâj, Hâfez de Chiraz, Djalal ad-Dîn Rûmi, Omar Khayyam, Abû Nuwâs, Ibn Zaydûn, Ibn Quzmâne, Al-Mu’tamid, sans oublier la poétesse Wallâda, sont les noms des poètes persans ou arabes égrainés au fil du texte, et dont quelques-uns prennent voix dans les deux ultimes sections du récitatif, nommés « Arabesque » et « Paradis ». Ces pages célèbrent la poésie arabo-andalouse tant oubliée des classiques de la littérature, et à travers elle, la langue arabe qui lui confère toute sa puissance psalmodique, perceptible à l’intérieur-même des versets coraniques dont la « poésie verbale convoqu[e] tous les sens » (p. 146). Chants lyriques et sensuels allant parfois jusqu’à la licence, les poèmes arabo-andalous nous livrent aussi des vers « à lire, la main sur le sexe » (p. 149). Le refus de la morale et du conformisme n’est pas l’apanage de l’Occident moderne, il souffle sur toute création artistique, y compris en terre musulmane. C’est bien l’unique moyen de contrer les radicalismes de tout bord.
Que peut dès lors la poésie ? Libérer une langue qui met en branle les corps, résonne en eux, les fait vibrer au plus fort de l’intime. C’est cet intime poétique, cette intimité de la langue que Mes Arabes expose face au langage figé de l’idéologie. Guerre de droit ou de force aussi simple qu’une phrase musicale. Alors, oui, mieux vaut l’écriture que le couteau ; toujours et encore la poésie, clame le poète andalou Al-Mu’tamid, « à défaut de manier le sabre et le poignard », vers sur lesquels se conclut Mes Arabes. Quant à Olivier Rachet, il « continuer[a] pour [s]a part à cultiver notre jardin » ; merci à lui.
Olivier Rachet, Mes Arabes, Un chant d’amour postcolonial, Éditions Tinbad, Collection Chant, septembre 2021, 164 p., 19 €