Hélène Cixous, messagère de la taupe-littérature : Mdeilmm. Parole de taupe

Hélène Cixous © Francesca Mantovani/Gallimard

Mantra, schibboleth, mot-animal, mot-d’-aucune-langue, mot-de-toutes-les-langues-de-fantômes, Mdeilmm m’a d’emblée paru familier. Voilà un titre, tout cixousien, qui nous souhaite bienvenue, qui, sous son septuor de lettres — cinq consonnes et deux voyelles à l’hémistiche du vocable — nous lance son sous-titre, Parole de taupe. Quand la taupe se lève, aussitôt on pense à Kafka, à Shakespeare, à l’animal fouisseur qui creuse ses terriers dans la chair du temps.

Avec Mdeilmm, Hélène Cixous s’aventure encore plus avant dans des paysages qui illimitent les puissances de la langue, du sentir, du lire et du penser. J’avancerai que jamais elle n’a été aussi loin, dans des phrases-corps de sensation et corps d’idées qui pérégrinent de l’autre côté. Du côté des ouragans mentaux traversés par Edgar Allan Poe, du côté des souffles qui annoncent la mort de celle qui écrit, la mort dans son combat avec la vie, la mort qui reflue devant la grâce, la résurrection et le royaume des mots.

« C’était le Passé qui entrait. Il n’en restait, à cet instant du Récit, que le Pas lourd dans l’escalier. J’ai pensé : c’est donc ceci la Chose appelée Mort, c’est le pas, le fantôme qui reste de toutes ces belles formes majestueuses et voilées d’une vapeur blanche qui passent comme des actrices devant la porte de la salle d’attente, et chaque fois on se dit : est-ce mon tour ? » De la page 17 à la page 19, tout bascule, tout se redresse : « L’instant avant je coulais. D’une page à l’autre, mourir meurt ».

 

Étrange viatique, hors calibre, hors définition, Mdeilmm que j’aime écrire en lettres capitales MDEILMM, s’offre à nous comme l’une des plus belles « cixouseries », l’un des ouvrages les plus indisciplinés d’une autrice qui signe et bâtit une œuvre sans égale dans le paysage des Lettres actuelles, passées et à venir. Au commencement du récit surgit la Phrase adressée à Ève, la mère d’Hélène Cixous : « Maman, j’ai commis un meurtre », une phrase qui, tout en prenant une direction opposée, en distribuant la mort différemment, fait penser à l’incipit de L’Étranger de Camus : « Aujourd’hui maman est morte ». Le décor planté, celui de l’aveu, la Phrase poursuit son galop, nous emmène dans les contrées dostoïevskiennes de L’Idiot, celles de la condamnation à mort qui résonne dans des pages où siffle la lame de la guillotine. Autour et au centre de l’assassinat d’Itzhak Rabin, autour et au centre des derniers souffles des condamnés accrochés à la plume de Dostoïevski, Hélène Cixous entre, à pas d’écrivain-chat, à pas d’écrivain-voyant, dans le secret de la convocation adressée par la Mort. Happée dans le maelstrom de la pensée « du dernier instant » qui précède l’arrêt de mort comme l’écrit Maurice Blanchot, elle se tient sur la ligne de chavirement qui funambule entre l’ici-bas et « l’Autre Réalité ».

La scène de la mort qui crie « j’arrive » ravive en son cône d’ombre le trépas du père, Georges Cixous, survenu le 12 février 1948 (quand « les violettes de février allaient éclore », écrit H.C. dans Ayaï ! Le cri de la littérature), décédé à l’âge de trente-neuf ans, comme Blaise Pascal, Chopin, Boris Vian, Che Guevara, la scène réveille le départ de l’aimé Isaac. Le texte se change en une barque qui conduit les défunts sur le rivage du présent. Le grand-père Michael Klein avalé par la guerre en 1916 revient sous la guise d’un mémorial en forme de scarabée, Georges Cixous ressurgit sous la forme d’un avis de décès, d’un voyage nécrologique temporel rendu possible par une cousine, messagère du destin : « Hier j’ai reçu un avis-de-décès auquel je n’aurais jamais pu m’attendre. Je l’ai reçu « avec-stupéfaction ». C’est comme si j’avais reçu mon propre avis-de-décès, ou celui d’Ulysse. Mon père est mort, on n’en revient pas. La mort c’est ça : on n’y croit pas. Et c’est maintenant que ça arrive ! »

Au fil d’une navigation en quatre parties, Mdeilmm nous mène à l’épicentre de l’évanouissement du monde, à l’expérience de l’hallucination et de sa traversée, de l’arrachement à ses griffes : « Je faisais une Traversée Impossible. Je ne me réveillais plus : j’étais dans un Récit Imaginaire (..) Je dis à ma fille : « Je suis bloquée dans une hallucination hallucinante » (…) Je suis dans deux réalités, l’une est plus colorée que l’autre, l’autre est un peu « passée », ténue, mais sincère, véridique (…) J’ajoute que ces réalités jumelles où je suis seule sont conjointes et simultanées. J’y suis moi-même ».

De cet abandon, de ce combat qui rejoue autrement, à l’intérieur d’une seule personne, la lutte de Jacob avec l’Ange, de ces « réalités jumelles », échos des tours jumelles de New York, motif central de son œuvre, Hélène Cixous revient dans ce qu’on appelle le monde, expulsée de l’expulsion, éjectée du plongeon dans « l’autre côté » : « Je suis revenue. Comment ? Comme j’étais partie, sans prologue, ni conclusion ».

C’est alors que se lève le Premier Revenant, le chien Fips, le magicien canin de l’enfance en Algérie, c’est alors que le livre nous présente Victor Hugo sur l’île de Jersey, en pleine séance de spiritisme, s’affairant autour d’une table tournante, d’une table parlante, Hugo qui assiste à l’arrivée d’un esprit cher à Cixous, à savoir Shakespeare. Sommé de parler, « le Barde », le dramaturge élisabéthain prononce l’énigmatique « mdeilmm » que chaque lecteur interprétera à sa manière ou se refusera d’interpréter. Très vite, mon inconscient entend d’abord « MD elle aime », ensuite une variante des Meidosems d’Henri Michaux. Le titre têtu me fait songer à un bibelot sonore mallarméen, à un frère du fameux « ptyx » ou encore à un surgeon yiddish d’un Golem textuel. L’organe visuel penche, quant à lui, en faveur d’un cryptage-codage à partir de chiffres romains.

Le livre tout entier est une arche, une table parlante, de papier et non de bois, activée par H. C., par les voix des morts, des écrivains qui la peuplent. Il y a aussi le rêve du garçon galette, la myopie de Kepler, Kepler la taupe qui voit-entend la musique des sphères, le clan des grands myopes qui perçoivent la scène de l’assassinat de Rabin. Il y a aussi les marionnettes du Père Noël et de Hitler que la mère Ève confectionne à Oran. Il est question de l’imprudence de relire Lenz de Büchner, de suivre Lenz dans un paysage de montagnes, il est question d’une chute dans « un pays sans moi » avant la dés-hallucination et le voyage de retour, la résurrection du moi. La petite table ronde qui transmet le mot-oracle de Shakespeare allume le souvenir du guéridon de la tante Déborah, un meuble acquis à Oran en 1928 lors de « la dispersion des objets parlants et du mobilier sophique de Mme Leonetti, la théosophe la plus secrètement réputée de cette ville philosophique ». De Dedans à Osnabrück, de Neutre, de Illa à Homère est morte…, de Or. Les lettres de mon père à L’Amour du loup et autres remords, de L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk à Rêvoir, de Portrait du soleil, La Fiancée juive à Ève s’évade, de Souffles, de Angst à Ruines bien rangées, de Rêveries de la femme sauvage à 1938, nuits, de L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement à Mdeilmm, son nonantième livre, le cheval Littérature que H. C. enfourche s’appelle Enfance à perpétuité.

Ce que Gilles Deleuze appelle « l’écriture stroboscopique » d’Hélène Cixous acquiert avec Mdeilmm des figures de rythme survolté et une partition textuelle surnaturelle, époustouflante. L’espace cixousien de la littérature est celui des communications (sous-titre de la quatrième et dernière partie) entre les temps, entre les espaces, entre la France et l’Algérie, entre la veille et le songe, entre les vivants et les morts, entre le deuxième étage (celui de l’Aufklärung, de l’athéisme) et le quatrième étage (celui des Visitations, de la voyante-médium Alice, sœur d’Alice au Pays des Merveilles) de la maison d’enfance oranaise. La généalogie des Revenants et des êtres sensibles à l’appel des disparus s’inscrit dans une généalogie familiale, un legs, un ancrage interrogé sous l’angle de la division spatiale de l’immeuble occupé à Oran par les Cixous, les Klein et autres habitants de ce vaisseau ashkénaze, séfarade abritant les membres de la tribu nommée diaspora.

Les adeptes de la kabbale, les virtuoses de la gèmatria calculeront la somme formée par l’addition de la valeur numérique de chacune des lettres composant le titre. M, « mèm », désignant l’eau, a pour valeur numérique 40. D, « dalèt », la porte, correspond au 4. E, « he », le souffle, l’être en prière, équivaut au 5. I, connecté à « yod », la main, abrite la valeur 10. L, « lamed », l’étude, correspond à la valeur numérique 30. MDEILMM : 40 + 4 + 5 + 10 + 30 + 40 + 40 = 169. 169, un nombre qui, semble-t-il, permet d’écrire la grammaire du Nom, la grammaire de Dieu. Un nombre qui, dès lors, fait signe vers le premier livre d’Hélène Cixous, Le Prénom de Dieu. Si on se lance sur une cavale nommée kabbale, on verra que l’addition des lettres HÉLÈNE donne 103 (8+5+30+5+50+5) et celle de CIXOUS, 449 (3+10+60+70+6+300). On laissera les dieux du calcul, hors intelligence artificielle, calculer la somme de toutes les lettres composant le livre Mdeilmm.

Les amoureux de Shakespeare se lanceront dans la quête de la taupe scripturale lovée dans cet étrange septuor, lequel nous déporte à nouveau vers Mallarmé, son Coup de dés. Refusant de sonder le ventre de ce titre que seules les langues habiles sont capables de prononcer, les rétifs à l’initiation, les incrédules fermés aux sortilèges thanato-bio-graphiques de la Lettre s’écrieront peut-être « Foutaise », reprenant le mot que chérissait la mère Ève. « Foutaise », « En allemand, on appelle ça Krimskrams » écrit H. C.

Après avoir refermé le livre, je suis visitée par un rêve de tonalité cixousienne. Dans mon songe, je découvre avec stupéfaction que lorsque, par mégarde ou dans un geste sauvage, impulsif, l’on découpe une page de livre, de roman à l’aide de ciseaux, si la coupure a le malheur d’entailler le nom d’un personnage, ce dernier meurt sur-le-champ, un blanc trouant le texte. Les ciseaux accomplissent la tâche dévolue à la guillotine, revêtent la fonction de guillotineur. Sortis tout droit de la première partie du livre intitulée Les derniers souffles du condamné, il se voient supplantés dans mes frasques oniriques par l’apparition d’un stylo magique qui rétablit les trépassés dans la vie. Le lien électif qui noue Shakespeare à H. C., c’est leur fabuleuse aptitude à propulser la littérature dans le champ du « mdeilmmer », de l’écriture qui « mdeilmme ».

Livre incandescent dont les pages sont autant de marches de l’escalier du Temps et de l’Éternité, livre échevelé, visionnaire, premier de cordée d’une écriture spéléologique dont Hélène Cixous est la reine, Mdeilmm ensorcelle et conduit les lecteurs vers des terres étincelantes où tout le perdu nous est rendu.

Hélène Cixous, Mdeilmm – Parole de taupe, éditions Gallimard, octobre 2022, 176 p., 17 € — Lire un extrait