Maurice Olender (1946-2022) : « à suivre, toujours »

Maurice Olender dans sa bibliothèque bruxelloise, février 2020 © Christine Marcandier

À suivre, écrivait Maurice Olender dans nombre de ses mails et sms. Le dernier qu’il m’a envoyé, dimanche, était un « à suivre, toujours ». C’est ce toujours que je veux retenir, un à jamais. Maurice Olender, au présent absolu, lui qui a non seulement pensé mais forgé le contemporain, par ses livres, ses articles, la revue Le Genre humain, les livres publiés dans « La Librairie », cette collection exceptionnelle qui épousa le changement d’un siècle, « La Librairie du XX» puis « du XXIe siècle ». Maurice Olender au présent absolu lui qui n’aura jamais commis qu’une faute de goût dans sa vie, la quitter.

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Ni « je me souviens » ni Penser/Classer dans ces lignes donc. Le désordre et le chaos d’un deuil impossible quand la personne qui s’éclipse de « la planète des mortels » comme il l’écrivait dans Un fantôme dans la bibliothèque vous laisse orphelin. Il aurait ici expliqué l’étymologie du mot, en aurait tiré un récit, lui qui était si gourmand d’Histoire et d’anecdotes. Mais orpheline, quel que soit l’étymon, c’est ce que je suis. Privée d’un aîné qui était la générosité même. Son œuvre, c’est sa « Librairie », c’est Le Genre humain. Il a certes publié Les Langues du paradis, Race sans histoire, Un fantôme dans la bibliothèque, Singulier Pluriel, il aurait pu écrire tant de livres encore. Mais les autres passaient avant lui. Les lire, les commenter, les publier. Organiser pour eux les soirées Coïncidences à la Maison de l’Amérique latine, avec François Vitrani. Et imaginer d’autres livres, d’autres rencontres, tisser ces liens qui tenaient davantage de l’amitié et du respect que de l’édition. Tous ses auteurs sont aujourd’hui orphelins. Ses amis sont orphelins.

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En vrac remontent les thés glacés sur le Nil, à Paris, et les thés russes si puissants chez lui à Bruxelles, son éternelle pochette élimée sous le bras qui contenait tant de paperoles, des articles, le livre qu’il voulait partager avec vous. Son bonheur d’enfant quand deux personnes se rencontraient parce qu’il avait su l’évidence avant elles. Ses sms à des heures improbables à propos de séries tv ou parce qu’il avait lu un article dont il pensait qu’il pouvait vous intéresser. Cet imparfait me répugne. La maniaquerie avec laquelle il préparait chaque coup de téléphone, les mails et sms pour être sûr que l’horaire était le bon. Son refus d’un répondeur sur son propre téléphone. Son sourire. Je pense à Lydia. Je suis soulagée qu’il ne sache pas que je pleure depuis hier et qu’il ne lise pas ces mots maladroits. Je pense à Selma et Joachim, à celles et ceux qu’il aimait et qui l’aimaient, cette famille d’amis. Et comme avec Maurice tout était toujours paradoxal, elles et ils sont à la fois rares et nombreux.

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Sa mort est inconcevable. Maurice était la vie même et le partage. Il nous reste ses livres, son appel à la vigilance qui est de ces textes qui, une fois publiés, demeurent des vigies et des flammes. Il nous reste tous les livres qu’il a aimés et publiés, ceux qu’il aimait et dont il nous parlait — le témoin qu’il était et demeurera. Sa vie a croisé celle des plus grands penseurs de ces dernières décennies, il a été leur chambre d’écho, parce qu’il les publiait, parce qu’il nous offrait leur pensée.

Je ne suis pas certaine qu’on mesure vraiment ce qu’est « La Librairie du XXIe siècle », ce n’est pas seulement une collection, c’est un ethos, une manière d’être au monde et de le penser, avec ces liens rhizomiques entre chaque livre qui la compose ; la pensée du siècle, de l’histoire, de notre avenir, en quelques centaines de livres, publiés ici, traduits dans le monde entier. Des livres de sciences humaines et beaucoup de romans, il ne les hiérarchisait pas, mais il les voulait. Il se défendait d’être éditeur et il avait raison. Maurice était auteur. Auteur de livres importants, auteur d’une collection qui a marqué non seulement l’histoire de l’édition mais de la pensée, des livres qui racontent notre passé, notre présent et pensent notre avenir. Maurice était de ceux qui poussent les autres vers ce qu’ils ne savent pas même être capables d’accomplir.

Je pense à sa prévenance, à son élégance. Hier, hébétée et incrédule, j’ai relu Un Fantôme dans la bibliothèque, la seule manière de faire tampon avec la réalité, avec la nouvelle, inconcevable, de sa mort alors que nous restons sans lui sur « la planète des vivants ». Je pense à ce Priape qu’il n’aura jamais eu le temps d’achever. Il y avait les livres des autres, avant le sien. Il y avait ses montagnes de livres dans sa tout aussi inconcevable bibliothèque bruxelloise, ses montagnes de notes qui faisaient toujours reculer l’écriture, sa passion des mots qui lui faisait reprendre, toujours reprendre, chaque ligne, chaque mot même. À suivre, toujours. Je pense à ce qu’il m’avait un jour écrit d’Umberto Eco, « un authentique démocrate et très drôle » qui « chantait (en plusieurs langues) et jouait au pipeau », sa manière de se souvenir avec gaieté des disparus qu’il aimait, de les garder vivants dans ses mots, ses anecdotes, sa joie de les avoir connus. Je voudrais avoir cette force-là. Je pense aux archives et documents qu’il m’avait confiés, et nous nous attachions à en publier régulièrement sur le site de La Librairie. Il était compliqué de lui faire admettre que la technique ou mes compétences ne pouvaient pas toujours se plier à son inventivité sans limite. On passait des heures à imaginer comment contourner l’obstacle et faire que le site soit un (pâle) reflet du rhizome exubérant de tout ce qu’il avait créé, livres, revue, « Librairie ». Il était heureux que j’aie réussi à transformer l’index papier du catalogue de 2009 en arborescence numérique. À la fin du dernier mail reçu de lui, cette phrase qui me bouleverse, « vous écrirai en novembre / à suivre toujours ».

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Je pense à notre première rencontre, singulière et plurielle. D’abord des échanges de mails, un premier thé puis il m’avait reçue, rue Servandoni. Je l’ai écrit dans la préface du livre que nous avons rêvé ensemble, auquel Séverine Nikel et Le Seuil ont donné forme, ce fut le début « d’une forme de conversation ininterrompue ». À suivre, toujours. Je pense à la manière dont Maurice racontait ses rencontres avec Vernant, Perec, Starobinski, Bonnefoy,  avec gourmandise et facétie, sans avoir conscience, sans doute, que nous vivions la même chose avec lui.

En 2021, dans la revue Po&sie, Maurice a publié quelques disjecta membra de son Fantôme. Des textes dont il parlait d’ailleurs dans un entretien qui ouvrait Singulier pluriel. Il disait que son Fantôme avait « amorcé quelque chose. Depuis que ce livre est terminé, il y a des pages, dans mon ordinateur, qui s’appellent « Post-Fantôme » ou « Fragments d’un Fantôme à venir » ». Tout le rapport de Maurice à l’écriture est là, penser le fragment comme un centre radiant, rassembler l’épars et en révéler la puissance, penser l’archive en devenir, le passé pour construire le présent. Il a offert quelques-uns de ces textes à Martin Rueff qui les a publiés dans Po&sie, il en était heureux, un « à suivre » qui était un départ. Je n’en cite que les premières lignes, « La bibliothèque du Fantôme livre un secret que nul ne veut ni voir ni savoir : il ne s’agit pas d’une bibliothèque. Plutôt une installation de livres « déposés » dans la tombe d’un vivant. Un espace clos dont l’unique mobile serait d’être archive en devenir improbable ».

Une installation de livres « déposés » dans la tombe d’un vivant, comment mieux dire ce qu’il nous reste de lui, à jamais vivant. À suivre toujours. Dans Singulier Pluriel, Maurice évoque « un souvenir lié au moment où [Luc Dardenne] m’a confié le premier de ses livres que j’ai publiés, son journal, le tome I d’Au dos de nos images. Je n’ai jamais oublié que ce livre s’ouvre sur un verbe : « Résister ». Pour moi ce verbe, associé ici à la création de l’œuvre d’art, évoque aussi les liens intenses entre le poétique, le politique et l’esthétique. Il m’arrive de pleurer en lisant certains livres. Au dos de nos images en fait partie. » Vous nous faites pleurer, Maurice, mais nous résisterons, toujours.