Comment est-il possible, quand on a commencé à publier en 1963, que l’on a écrit des romans par centaines sous son nom et sous pseudonymes dont une bonne dizaine de chefs d’œuvre, des essais majeurs, du théâtre, des recueils de poésie et de nouvelles, d’offrir des livres toujours aussi sidérants ? Joyce Carol Oates est cette énigme, une autrice qui marque, décennie après décennie, l’histoire littéraire et échappe, aussi régulièrement au prix Nobel qui aurait pourtant dû, depuis longtemps, couronner son œuvre. Sans doute JCO est-elle trop prolifique, sans doute a-t-elle trop frayé avec des genres populaires pour les jurys compassés. Tant pis pour eux. La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles, qui sort en poche chez Points, prouve une fois encore, s’il était besoin, la puissance romanesque corrosive de l’une des plus grandes autrices américaines contemporaines.
Chacun des récits de Joyce Carol Oates répond à une poétique des strates et s’offre comme un palimpseste : La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles ne déroge pas à la règle. Sous le page-turner, une construction magistrale et l’autopsie d’un pays à travers une famille et l’observation sidérante de justesse d’une femme qui a beaucoup en commun avec son autrice. Le roman dans son ensemble, à la fois flux et constellation, est un peu comme le tableau de liège de la cuisine des McClaren, sur lequel Jessalyn punaise photos, cartes postales et coupures de journaux depuis des décennies, sans jamais rien enlever. Strate après strate, ce sont sept vies qui s’archivent, en un ensemble jamais figé, puisque chaque existence entre en écho (et ici surtout en collision) avec les autres. Pour son lecteur, La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles sera du même ordre, un « tableau familial » dévoilant peu à peu ses ramifications et son sens plus souterrain, pourtant énoncé dès le titre emprunté à « Minuit clair » de Walt Whitman, cité en exergue et commenté dans les dernières pages : « ton envol libre dans le silence des mots ».
La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles est d’abord une chronique : celle de la famille McClaren soudain percutée par un fait divers. Le 10 octobre 2010, John Earl McClaren, ancien maire de la ville de Hammond, dans l’État de New York, est victime d’une bavure policière. Il s’est arrêté pour porter secours à un homme sur lequel des agents s’acharnent. Il tente de s’interposer, est à son tour molesté et il reçoit plusieurs coups de Taser. John Earl McClaren a 67 ans, son cœur lâche, il est conduit à l’hôpital, dans le coma. L’onde de choc transforme à jamais l’équilibre familial. Le patriarche meurt. Jessalyn, sa veuve, tente de maintenir une forme de continuité et d’équilibre mais leur imposante demeure, un monument historique, est trop grande, leurs cinq enfants pourtant adultes ne se remettent pas de la perte de celui qui avait imposé à chacun un destin. Tom, l’aîné et héritier désigné des entreprises paternelles, se verrait bien imposer sa loi à tous mais son propre mariage se délite. Berverly, Loren, Virgil et Sophia sont tout aussi désarçonnés et remettent en question des choix qui n’étaient pas forcément les leurs ou une mise à la marge de la cellule familiale qui n’était peut-être pas si simple. Celui qui les avait construits n’est plus, ils l’aimaient et le craignaient. John Earl McClaren, dit Whitey, a beau avoir disparu, il demeure comme une ombre omniprésente, il hante les rêves, les souvenirs, la culpabilité des vivants. Peu à peu, tout s’effondre, la famille se déchire autour de la succession. Que doit-on à un mort ? Doit-on rester fidèle à ce qu’il avait voulu construire ? Doit-on demeurer membre d’une famille quand son socle n’est plus et que les rancœurs et jalousies tues se font jour ? « Il n’est pas bon de s’interroger sur les sentiments qu’éprouvent les membres d’une famille les uns pour les autres, ou qu’ils éprouveraient s’ils n’étaient pas apparentés »… Cette chronique familiale chorale pourrait à elle seule être le sujet d’un roman mais La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles ne peut être réduit à cette dimension, même magistralement menée.
Cette famille (dés)unie est aussi une focale, elle permet la fresque sans concession d’un pays tout aussi divisé que les McClaren, en apparence si protégés, blancs, riches, respectés. Tout s’ouvre sur un fait divers, on l’a dit. Whitey, longtemps maire de sa ville, a voulu s’interposer dans une violente interpellation. Il a vu « une voiture de la police de Hammond garée sur la bande d’arrêt, gyrophare rougeoyant, à côté d’un autre véhicule ; des agents en uniforme (deux) tiraient une personne (jeune ?) (de sexe masculin ?) (la peau brune ?) hors de sa voiture, lui hurlaient au visage, le plaquaient à plusieurs reprises avec violence contre le capot ». Whitey s’arrête, descend de sa voiture, s’approche, constate que l’homme ne résiste pas, tente seulement de se protéger des coups. Mais il ne peut rien faire. McClaren tombe à son tour sous les rafales de Taser. La « bavure » est double : l’homme arrêté, 28 ans, né en Inde, est médecin à New York donc ni un dealer ni un gangster pourtant il est terrifié, il pense « avec malaise à la vague récente aux États-Unis de tueries, fusillades, tirs à l’aveugle et actes de « terrorisme » qui s’imposaient la une des journaux et des chaînes câblées ». Une peau foncée condamne, et on a beau être en octobre 2010, on pense bien sûr à George Floyd, à tant d’autres tombés sous les coups iniques, à ce déchaînement de violence qui s’abat ici sur le médecin d’origine indienne comme le si blanc (Whitey) McClaren. La peur paralyse le Dr Murphy qui n’ose pas intervenir lorsque l’homme pourtant venu s’interposer est à terre. D’ailleurs témoignera-t-il lorsque les officiers offriront une version des faits passablement modifiée et à leur avantage ? Les policiers déclarent avoir sauvé le vieil homme victime d’un AVC au volant, en appelant le 911, avoir permis qu’il soit conduit en soins intensifs et peut-être sauvé… Joyce Carol Oates brosse le tableau d’un pays divisé, en proie à une violence endémique qui ne demande qu’à exploser, à un racisme généralisé, aussi bien ethnique que social. Au Hammond Country Club, dans les années 70, on « n’admettait pas encore les Juifs, les Noirs, les Hispaniques ni les « Orientaux » ». Ils peuvent désormais être membres mais sont-ils pour autant admis ? Le fait divers démontre, si besoin, que rien n’a changé, que la couleur et la classe sociale sont encore et toujours des frontières et que l’on peut payer de sa vie de ne pas l’accepter. Toute différence se paie, au sein de la famille McClaren comme du pays, et le récit le montre selon plusieurs angles, médiatiques, politiques, familiaux.
Mais il manque une dernière strate à ce roman pour pleinement le dire, une dimension plus intime qui s’installe peu à peu avant de tout emporter comme une lame. Joyce Carol Oates dédie son roman « à la mémoire de Charlie Gross, mon premier lecteur et mon mari bien-aimé », mort en avril 2019. Joyce Carol Oates avait consacré des mémoires à son premier époux, J’ai réussi à rester en vie, alors que Ray, son mari depuis « 47 ans et 25 jours », venait de s’éteindre, la faisant entrer dans « cette phase nouvelle – posthume – de sa vie ». L’autrice a pourtant reconstruit sa vie, elle a su rester en vie. Dans La nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles, à travers les McClaren, la mort de Whitey et surtout le portrait de sa veuve Jessalyn, Joyce Carol Oates offre une réflexion d’une puissance inouïe sur ce qu’est la vie intérieure, sociale, familiale, amicale d’une veuve, sur ce qu’est cet état « posthume ». Jessalyn a été une épouse et mère parfaite donc « invisible ». Lorsque son mari est hospitalisé en état critique, ses enfants la traitent comme une petite chose fragile, « c’était arrivé très vite : elle était devenue quelqu’un que l’on transporte — une passagère. Quelqu’un dont on discute à la troisième personne : elle, maman ». Lorsque Whitey meurt, Jessalyn découvre ce que signifie vraiment être veuve, « un état de veille sans fin, un Sahara qui et scintille et miroite sous un soleil aveuglant ». Tout le monde sait mieux qu’elle ce que la veuve se doit de faire, comment il lui faut désormais mener sa vie. Partagée entre le deuil impossible, la culpabilité d’avoir survécu à son époux, le besoin de se retrouver, les souvenirs et la volonté d’aller de l’avant, Jessalyn comprend que le veuvage est « un ruban de Möbius sans fin ». La veuve est celle que ses amies évitent comme si elle était « un signe de ce qui les attend, la disparition du mari, leur propre mortalité » ; elle est celle dont les enfants décident de ce qu’il est bien ou non qu’elle fasse, avec qui elle a le droit ou non de refaire sa vie ; elle est celle qui n’est plus elle-même mais « quelqu’un qui attend que quelque chose qui est déjà arrivé dés-arrive ». Jessalyn McClaren rencontre le photographe Hugo Martinez et s’autorise peu à peu à être heureuse, autrement. Elle provoque un nouveau séisme dans la famille McClaren, peut-être pire pour ses enfants que la mort de Whitey ; maman fréquente « un artiste. Et hispanique ». Voilà les trois strates de ce roman-constellation qui se rejoignent en un inoubliable portrait de femme, quand « la mort transforme le connu en inconnu ».
Joyce Carol Oates, La Nuit. Le sommeil. La mort. Les étoiles (Night. Sleep. Death. The Stars), traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, éditions Points, octobre 2022, 912 p., 11 € 20