FORMATIONS

Héléna était sortie de sa formation Prévenir et lutter contre toutes les formes de discriminations au travail (Mardi 30-10h-11h30. « Sans inscription sur la base du volontariat, je me verrai contrainte de vous y inscrire d’office », précisait assez comiquement le mail des ressources humaines) résolue à ne plus commettre le mal. La haine, le dépit, la rancœur et l’envie s’étaient évaporés de son être comme une buée toxique. Si elle avait pu se souvenir du temps où elle connaissait le sens métaphorique du mot « épiphanie », elle l’aurait peut-être employé. Déjà le module Les fondamentaux en matière de violences et harcèlements sexistes et sexuels, le lundi précédent (9h-12h), l’avait convaincue (malgré l’abus de l’adjectif « innovant » par la formatrice) du bien-fondé de ces « actions de sensibilisation », dont jusqu’ici elle avait regardé la portée avec un mélange de scepticisme et d’ironie (l’ironie, se demandait-elle à présent, serait-elle autorisée dans un monde sans discriminations ? Elle entendait par là l’ironie la moins systématique, la plus déliée, la plus parcimonieusement ciblée.)

En écoutant la reprise de Knocking on heaven’s door par Brian Ferry, elle repensa à la seule gifle qu’elle ait jamais donnée. Elle y repensait avec remords et une véhémente auto-réprobation. Elle s’en voulait encore. Ça ne lui ressemblait pas. C’était contraire à ses idéaux.

Sur la playlist, après Brian Ferry, venait Into my arms, une des rares chansons de Nick Cave qu’elle aimait. (Celles où il braillait tel un prédicateur l’indisposaient).

I don’t believe in an interventionist God
But I know, darling, that you do
But if I did I would kneel down and ask Him
Not to intervene when it came to you
Not to touch a hair on your head
To leave you as you are
And if He felt He had to direct you
Then direct you into my arms

Cette chanson la faisait souvent pleurer. Elle se laissait submerger par la joie triste de pouvoir écouter de si belles choses. Elle pensait à son amour. Elle pensait à Elisabeth.

Elle avait nommé le fichier de la playlist ANTHOPERSO. Anthologie personnelle. Cinquante titres. Un par année d’existence, remarqua-t-elle soudain.

Une fois, aussi, elle devait avoir dix-sept ans, elle avait traité sa mère de « conne ». Ça lui revenait, maintenant. En retour elle avait reçu une claque. Une des seules dont sa mère l’ait jamais gratifiée. Elle trouvait cette baffe justifiée, même si, aujourd’hui, elle partageait l’idée que toute gifle, quelles que soient les circonstances et les protagonistes, était inacceptable et que cette conception constituait un progrès sur le plan des mœurs.

Plus récemment, quand elle avait appris que Fabien Delpautre, un collègue, était juif, elle n’avait pu s’empêcher, dans un premier temps, d’établir une corrélation (honteuse) avec sa radinerie. Avant de se reprendre : Fabien était radin non en raison de sa judéité mais parce qu’il était affligé du défaut d’avarice. L’avarice ou la cupidité n’était pas un trait confessionnel, mais un travers personnel. Le Delpautre était en outre assez sournois, mais, contrairement à la pingrerie, elle n’avait eu à écarter aucun vilain préjugé pour le constater. Elle le trouvait hypocrite et sournois. Elle n’aimait pas son obséquiosité avec les « importants » et son mépris ou sa goguenardise pour les sans grade. (Elle-même n’était pas irréprochable : elle ne pouvait s’empêcher de dédaigner a priori les pétasses à forte poitrine de la téléréalité. Par exemple. Mais elle considérait que ce n’était pas du même ordre. Ok ?) Même en mobilisant ses stocks de sagesse post-formation, elle ne parvenait pas à canaliser l’antipathie que son collègue lui inspirait. Il lui restait du travail pour devenir une personne qui ne juge pas. Au moins elle ne giflerait pas le Delpautre, en aucun cas. Elle se contenterait de le tenir à froide distance.

C’était décidé : elle irait à toutes les formations. Elle traquerait le mal, elle étudierait les techniques d’endiguement. Elle serait studieuse.

Tout lui rappelait Elisabeth, et surtout le chat. Il avait assisté à la gifle. A lui aussi elle avait demandé pardon. Elle s’en voulait de lui avoir infligé cette scène. Est-ce que les chats ressentent les dissensions entre les humains ? Il existait certainement des formations « Mieux comprendre son chat ».

Après la gifle, cela remontait à trois ans déjà, elle se souvenait de la date et de l’heure, elle était resté pétrifiée par sa propre violence. Elisabeth s’était contentée de la fixer avec une sorte d’étonnement anxieux. Héléna s’était tout de suite excusée de son accès de colère. Elisabeth s’était rassise dans le canapé, étrangement calme, sans un mot. Ses yeux étaient secs. Elle n’avait pas paru, sur le moment, accorder trop d’importance au geste de sa compagne. Mais le poison était dans le fruit. À compter de cet instant, à compter de ce geste répété des millions de fois par des êtres humains au cours des siècles, tout se déliterait entre elles. La gifle avait sonné le glas de la confiance et de la complicité.  

But if I did I would kneel down and ask Him
Not to intervene when it came to you
Not to touch a hair on your head
To leave you as you are
And if He felt He had to direct you
Then direct you into my arms

Il était trop tard pour susurrer à l’oreille du dieu interventionniste. Il restait la chanson. L’ombre d’Elisabeth. Et les formations.