Joyce Carol Oates entrant dans « l’état posthume » (J’ai réussi à rester en vie)

© Joyce Carol Oates et Ray Smith (DR)

Le 18 février 2008, Joyce Carol Oates entre dans « cette phase nouvelle posthume de sa vie » : Ray, son mari depuis « 47 ans et 25 jours », vient de s’éteindre. La voilà veuve, tentant d’apprivoiser ce mot, nouveau, incompréhensible, véritable litanie de J’ai réussi à rester en vie. « Car il est évident que l’identité de veuve l’emporte sur toute autre, celle d’individu rationnel comprise. »
Le récit creuse les quatre premiers mois de ce nouvel état, sans réelle chronologie pourtant, dans la déroute du chagrin et de la culpabilité, dans le désordre des souvenirs et des associations, des tâches ingrates qui la cernent, des amis qui la sauvent, soutiennent la survie.

A Widow’s Story est à proprement parler le récit d’une veuve, comme une identité imposée et presque un personnage : la veuve parle à ses deux chats, s’invective, dialogue avec le cadavre de Ray dans sa chambre d’hôpital puis avec sa présence fantomatique. Elle divague, « tout se déroule maintenant comme dans un rêve ce qui arrive et qui semble n’avoir que peu de rapport avec moi de même qu’un rêveur n’invente pas son rêve mais est en quelque sorte rêvé par lui ». Cauchemar absolu, d’abord indépassable. Les mots semblent devenus indépendants, détachés de sa conscience ou de sa volonté. « Ce que dit une veuve, elle le regrettera souvent. Pourtant une veuve doit parler. Une veuve doit dire quelque chose ». Ce «quelque chose» sera transmis par Joyce Carol Oates, l’auteur, qui dès la page 121 associe veuve et écrivain dans la blessure, la punition, l’anéantissement. A Widow’s Story, récit tour à tour poignant, drôle, déconcertant, profondément émouvant, puisé dans la lucidité de la perte, du vide. Quand « il n’y a plus rien à faire », écrire. Même si d’abord cela semble impossible. Sans doute faut-il la révélation d’un secret de famille dans un manuscrit abandonné de Ray, et les « trois petites scènes en août » qui servent d’épilogue au récit pour que, de nouveau, la littérature advienne, non fictionnelle, « sous cette forme posthume et abrégée, dans ce que j’écris sur lui ». Mais avant, il faut redevenir « JCO », « Joyce Carol Oates », comme un rempart, une armure, la part de sa personne que son mari connaissait le moins. « J’avais exclu mon mari de la partie de ma vie qui est « Joyce Carol Oates » c’est-à-dire de ma carrière d’écrivain. (…) Mais après tout, j’ai également élevé un mur entre moi et « Joyce Carol Oates » ».

JCO est l’autre grande énigme de ce récit : L’Auteur, qui semble avoir disparu, s’est dissous dans la mort du conjoint. Après la mort de Ray, Joyce est Smith, épouse terrorisée par sa solitude, son chagrin. Au point de faire disparaître toute trace du féminin dans la grammaire elle-même, « l’individu blessé, la veuve, est désincarné ». Au point de penser ne plus jamais pouvoir écrire ou même se confier. D’avoir peur d’un éventuel soutien chez un thérapeute : s’il allait révéler ce qu’il a entendu ? « A qui faire confiance? Dans cette époque de témoignages et d’autobiographies, peut-on encore compter même sur le respect du secret professionnel? Rappelez-vous le psychiatre qui avait soigné Anne Sexton dans les dernières années de sa vie. Sans le moindre scrupule, il avait enfreint la déontologie, parlé d’elle, révélé à son biographe les fantasmes les plus sordides et les plus pitoyables d’une femme malade. »

© Joyce Carol Oates et Ray Smith (DR)

L’écriture de J’ai réussi à rester en vie prend source au cœur de ce paradoxe : une haine viscérale envers cette mode de la « transparence », la conscience terrible que « si le récit autobiographique est le plus séduisant des genres littéraires, c’est aussi le plus dangereux. Car si ces récits contiennent des vérités, ils ne peuvent contenir la Vérité, qui est l’immensité même du ciel, trop vaste pour être embrassée d’un seul coup d’œil ». Et au-delà de ces questions génériques – transparence et obstacle, vecteurs de l’entreprise rousseauiste des Confessions selon Jean Starobinski –, est-il légitime de s’approprier la mort de Ray ?

La « superwoman des lettres américaines » — dont la prolixité est légendaire, qu’elle vit cependant là comme une forme d’agression — entend ses amis lui dire : « A l’heure qu’il est, tu dois déjà avoir écrit le premier jet d’un roman sur Ray. Ou même te connaissant ! de deux romans… » ou « Sachant comme tu écris, tu es peut-être en train de terminer le premier des nombreux romans qui t’aideront à explorer ce que tu vis… ». Mais JCO n’est plus qu’une incarnation de façade, un rôle, tenu lors de ses cours de creative writing ou de séances de signatures ou lectures, elle ne parvient plus à écrire, abîmée dans la douleur, dit-elle, dans et par un récit sur Ray qui assume ses paradoxes (impuissance, effacement) et les retourne en poétique.

« Les mots peuvent être impuissants et pourtant ils sont tout ce que nous avons pour étayer nos ruines ». J’ai réussi à rester en vie est aussi le récit d’un (ré)apprentissage, d’un retour à soi, au texte, un « pèlerinage » et c’est Joyce Carol Oates qu’il recompose, avec une violence, une lucidité, une énergie du désespoir proprement renversantes.

Dans Paysage perdu, à paraître en octobre prochain aux éditions Philippe Rey, Joyce Carol Oates revient sur la mort de Ray Smith et sur l’écriture complexe de J’ai réussi à rester en vie. « Une autre vie, sans Raymond, m’est impossible à imaginer ». L’auteure raconte le hasard et la magie de leur rencontre, le 23 octobre 1960 — « une concaténation de chance et de destin que je ne comprendrais jamais » —, leur mariage quelques mois plus tard (23 janvier 1961) et une vie de bonheurs, tissée de « ces impressions fugitives, exaltantes, insaisissables, essentiellement indicibles qui passent entre deux êtres », qu’elle veut garder pour elle, par pudeur, par impossibilité, aussi, de dire pleinement l’absolue évidence — « il y a le mystère du toucher. Impossible à rendre » — et parce que « c’est tout simplement trop douloureux et trop difficile ».

« Il est suffisant de dire que, lors d’une réception d’étudiants au Memorial Union de l’université du Wisconsin à Madison, un dimanche après-midi, j’ai rencontré par hasard l’être qui allait changer ma vie au point qu’il y a la vie menant à et la vie postérieure à », cette existence posthume qu’il lui a fallu inventer pour survivre. « Écrire sur une mort, c’est tenter d’évoquer l’être vivant qui est entré dans la « mort » ». Ce livre n’est donc ni une fiction ni une confession intime sur sa vie privée. « De nos blessures et de nos désarrois, nous faisons des monuments à la survie ». Et quelques pages plus loin, Joyce Carol Oates ajoute : « De nos blessures nous faisons des monuments de survie. Si nous survivons ».

Joyce Carol Oates, J’ai réussi à rester en vie, trad. de l’anglais (USA) par Claude Seban, Points, 552 p., 8 € 40

Joyce Carol Oates, Paysage perdu, trad. de l’anglais (USA) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 424 p., 24 €, à paraître le 5 octobre 2017