Les Mains dans les poches : Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline

Jacqueline et Jean-Claude Grumberg © Grumberg / Fonds Maurice Olender IMEC

« Jacqueline Jacqueline, c’est le titre » mais c’est aussi « très bien comme fin ». Le prénom de l’aimée est un seuil pour Jean-Claude Grumberg, le début de tout comme un dénouement impossible, le refus de ce que la mort impose, après soixante ans d’un couple d’« agrafés ». Comment dire et partager ce qui dépasse l’entendement ? Qu’une telle femme l’ait aimé, que cet amour ait duré et ait pu être interrompu par la mort ? Tout est « impartageable » et tant mieux, répond Jacqueline à Jean-Claude Grumberg dans ce livre qui est tout entier un dialogue avec elle. « Sinon chaque être humain dès la naissance serait écrasé sous l’Himalaya des souffrances du monde ».

Jacqueline Jacqueline dit la perte de l’autre et, partant, la perte de soi. Ce n’est pourtant pas un livre de deuil mais bien un livre de vie, rayonnant malgré le chagrin, solaire malgré la douleur, un livre qui connaît « les deux rives / L’extrême joie et l’extrême douleur » comme l’écrivait Yves Bonnefoy dans son « adieu de cristal et de brume ». Jacqueline Jacqueline est le livre d’un homme qui, alors que le monde l’acclame pour La Plus Précieuse des marchandises, couronnant l’œuvre d’un conteur (et dramaturge) hors pair, perd son épouse, Jacqueline.

Jean-Claude et Jacqueline Grumberg, 1973 © Grumberg / Fonds Maurice Olender IMEC

Il faut pourtant continuer, sourire, parler du livre alors que tout s’est brisé, qu’un prénom le hante, qu’il y a le deuil, les rêves récurrents de l’aimée et, une fois debout « toutes ces conneries à régler. Non seulement tu perds l’être le plus cher, la meilleure partie de toi-même, mais en prime il te faut régler des tas de trucs dont tu ne t’es pas occupé avant, persuadé que la vie n’aurait pas de fin, pas de fin jamais pour nous.
Reviens, chérie, reviens souvent, d’où que tu sois, où que je suis je t’attends ».

Le deuil est chose commune, atrocité administrative quotidienne pendant des mois, chaque papier venant raviver l’absurdité de ces tâches alors que l’on sombre, comme le récit obligé, sans cesse réitéré de « l’odyssée médicale » à tous ceux que l’on croise. La puissance du livre de Jean-Claude Grumberg est d’abord là. Dans ce refus de nier la part triviale, monstrueusement triviale de l’après. Elle est surtout dans le refus de faire de la femme aimée une ombre éthérée ou un fantôme complaisant. Grumberg est en manque charnel du corps de Jacqueline. La mort n’est pas une petite chose abstraite, elle est un gouffre, de sens et de chair. Jacqueline Jacqueline est alors un retour à Elle : parce qu’elle le hante, qu’elle revient dans ses nuits, réitération infinie de sa disparition au matin, parce qu’il faut dire Jacqueline, la « présenter à ceux qui n’ont pas eu la chance » de la connaître, parce qu’il faut « conter comment le petit tailleur pauvre et moche épousa la princesse aux mille prétendants ».

Le livre de deuil de Jean-Claude Grumberg est un conte qui lutte contre le cauchemar, qui revient sur celle qui « hante » et « manque » désormais puisque toutes les temporalités ont été bouleversées à jamais : « quand le passé devient trop présent, il est grand temps d’oublier le futur ». Alors Grumberg raconte une vie, par éclats et moments, solaires, radieux. Il dit la rencontre, l’amour, comment l’aimée l’a sauvé de lui-même, plusieurs fois. Quand elle lui a donné confiance, qu’il est devenu l’auteur de théâtre que l’on connaît. Quand, détruit par le succès de L’Atelier, elle l’aide à se retrouver. Quand, après son « cruel départ » en plein nouveau succès inouï, elle est là, toujours, dans un dialogue qui repose tout entier sur sa disparition mais rend Jacqueline immensément présente.

Le choix du photomontage (par Pascal Florentin) en couverture du livre (en grand format dans « La Librairie du XXIe siècle » comme en poche) le montre. Jacqueline et Jean-Claude sont indissociables, ils sont « les inséparables » comme l’énonce le titre de l’un des chapitres, ainsi sont-ils superposés, mêlés sur la photographie, toujours l’un avec l’autre. Elle, en avant, et comme revenue depuis les pages de ce livre magnifique de chagrin, de colère et d’amour absolu, présente à jamais dans nos mémoires comme nos imaginaires. « Oh, de quel métal magnétique étais-tu faite pour qu’on s’attache ainsi à toi sans même te connaître ? », demande Jean-Claude Grumberg dans les toutes premières pages de son adresse infinie à l’aimée. À notre tour, lectrices et lecteurs, d’être aimantés par Jacqueline.

Le livre est écrit dans un appartement, habité par eux pendant 45 ans, seuls puis avec leur fille Olga, imaginé par Jacqueline, partout ses objets, ses vêtements, ses photos, ses disques, ses chaussures… c’est un lieu de récits, les épisodes de leur vie mais aussi les histoires lues, racontées, écrites « dans ce lieu qui était de ta chair, ce lieu dont la beauté était à ton image, sans apprêt, sans esbroufe ». Tout sera désormais dans le livre, équivalent de papier de cet espace de vie : Grumberg raconte Jacqueline, leurs vies avant leur rencontre, ce qu’elle a profondément changé, il raconte les bonheurs et les désespoirs, les derniers moments comme les nuits d’amour, il dit Olga, le passé des rafles et des camps, une vie d’arbitraire pour le meilleur et pour le pire, sa haine de la grammaire et des syntaxes trop fixes qui furent le lit des massacres, la honte de lui qui survit. Il raconte aussi, à celle qui ne peut plus vivre ces moments, leur petite-fille Jeanne qui grandit, la pandémie, Samuel Paty. À travers nous, c’est à Jacqueline que Jean-Claude Grumberg s’adresse, « pour lui dire tout ce que je n’ai pas pu ou su lui dire pendant ses années », pour être à jamais avec elle, quand il boit des décas à sa place, au Moulleau (« tu es avec moi. Et moi je suis sans toi »).

Tout le livre est « un chagrin d’enfant dans un corps de vieillard », il se donne comme le « palais de papier » qu’espérait Jacqueline, et à son image « fait de simplicité et de gravité, de sensualité et de beauté », il est un défi à la mémoire au cœur de l’œuvre tout entière. Il est la dislocation même du sens et de la mémoire, dans l’alternance des souvenirs et du présent, dans les bascules de registres, du lyrisme à l’impudeur, de l’ironie aux larmes. Dans ce « livre ultra-sensible », « feuille blanche de la mémoire », les pages menacent de se défaire et s’éparpiller. Ce récit s’offre comme une « mosaïque » fait d’une « multitude de pièces » — les pièces d’un appartement qui abrita un amour absolu, les vêtements que créait Jacqueline, les pièces de théâtre qu’écrit Grumberg, les pièces qui composent le patchwork du « tailleur » que demeure cet immense conteur d’une intimité rendue universelle.

Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, éditions Points, septembre 2022, 288 p., 7 € 70