« Durant leurs premières années de mariage, Marina avait découvert avec stupéfaction, plus tard avec la résignation des épouses dociles, cette particularité de son mari, le football. Peter ne savait jamais ce qu’il adviendrait de lui après le dénouement du énième match, quelles conséquences il aurait sur sa vie et son psychisme, il ne pouvait s’imaginer ce qu’il serait sans le foot, je serais sans doute un homme complètement, totalement différent, tenta-t-il d’expliquer à Marina et à Alex des années plus tard, les deux êtres qu’il aurait aimés immensément s’ils avaient pu parcourir avec lui, l’espace d’une heure et demie, les vastes étendues spirituelles qu’il traversait dans une sorte d’état tiers, ni éveillé ni ensommeillé. Peter devenait fébrile et taciturne environ une heure avant le match en question. Pour lui, un match insignifiant, ça n’existait pas. Chacun était fatal ou décisif par rapport à telle ou telle combinaison, quel que soit l’endroit où il avait lieu. À peu près une heure avant le coup d’envoi, il était impossible de parler d’autre chose avec lui, si ce n’est du miracle qui allait se passer, et durant le match même, il transpirait presque autant que les joueurs de l’écran de télévision. Il ne fumait ni ne buvait quoi que ce soit, pendant la partie, de peur d’offenser l’événement, ses sourcils se haussaient, ses yeux s’arrondissaient, il était assis bien droit dans le fauteuil et suivait l’écran sans perdre une seconde, laissant parfois échapper de profonds soupirs et des exclamations, douloureuses et sincères, quelquefois, même, il frappait ses mains l’une contre l’autre d’un geste impuissant, comme pour dire : non, mais quel ballon ils ont raté ! C’était encore l’époque où Marina faisait tous les efforts possibles pour pénétrer vraiment dans les arcanes du foot, s’évertuant à s’y intéresser, à découvrir la magie qui subjuguait ainsi son mari, tâchant de s’enflammer elle aussi, car dans le cas contraire elle devait rester seule dans la cuisine ou dans le salon, à repasser ou laver la vaisselle sale, ou encore s’occuper d’Alex, oui, elle devait accomplir toutes ces tâches ménagères si lassantes, au lieu de faire du lèche-vitrines, d’entrer dans les boutiques, de se choisir des vêtements, de les arborer le soir dans les restaurants chics, elle avait une passion secrète pour ces derniers, elle adorait choisir des endroits qui devenaient ses préférés, céder à l’impulsion du moment, partir en voyage à l’improviste, elle vivait avec le sentiment de voler au-dessus d’une autoroute, que chaque jour l’attendaient des aventures enthousiasmantes, qu’à tout instant commencerait le long voyage qui l’emmènerait vers une fête sans fin parmi les îles et les palmiers, où elle serait entourée de personnalités célèbres et de charmants amis, avec des flirts sans lendemains, les sentiers sous la lune, le parfum des fleurs dans la nuit profonde — autant de choses incompréhensibles pour Peter, et complètement étrangères, lui qui se demandait comment on pouvait, à dix heures du soir, avoir envie de prendre sa voiture pour partir simplement quelque part ! Sans savoir où ! Sans savoir pourquoi ! »
Théodora Dimova, Mères (2004), traduit du bulgare par Marie Vrinat, Éditions des Syrtes, coll. Poche, 2019, p. 98-99.
