Pierre Bayard : du canon en littérature et de sa transformation (Et si les Beatles n’étaient pas nés ?)

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Parmi la vingtaine d’ouvrages que nous a donnés Pierre Bayard au cours des ans, plusieurs ont trait à des moments d’histoire où le canon littéraire ou philosophique n’a pas été respecté tel qu’il l’était jusque-là et ce sont, en chaque occasion, des formes de transformation dont le public lisant ne s’est pas toujours avisé. C’est qu’un ordre que l’on croyait acquis durablement était mis à mal aux dépens d’auteurs et de penseurs jusque-là célébrés.

Donnons-en d’emblée un exemple, car il apparaît de façon flagrante en notre année 2022 si intensément proustienne. Bayard y remonte à une Histoire illustrée de la littérature française des origines à 1930 qu’il a pu lire dans l’édition de 1933, dix ans après la mort de Proust. Or, pour le dire très vite, selon le classement de Des Granges (le canon !), les romanciers français mis en exergue sont à l’époque Barrès, Bourget, Loti et, plus que quiconque, Anatole France. Proust est à peine mentionné à cette date, éclipsé qu’il est par les auteurs cités et donné pour un auteur atypique. Or, aujourd’hui, et cent ans après sa disparition physique, il n’y en a plus que pour lui et il se voit célébré de toutes les façons, alors qu’Anatole France se retrouve presque oublié, ne se survivant que dans le petit village français folklorisé où il termina son existence. Seul aura surnagé pour la même génération, Gustave Flaubert que devait célébrer plus tard Marcel Proust précisément. Ajoutons que non seulement Proust tient la vedette désormais mais il constitue le canon aux yeux des Français et il patronne à sa manière les jeunes romanciers émergeant au nom de l’autofiction qu’ils pratiquent.

Dans l’ouvrage, Proust se voit pris entre Franz Kafka et Simone de Beauvoir. Dans le premier cas, cela va à peu près sans dire tant l’étoile kafkaïenne n’a cessé de monter au firmament et si bien que l’auteur du Procès n’aurait pas besoin de la rescousse de Borges, soutenu en ce cas par Léon Bloy, pour mériter sa place en tête du canon, une place qui en son cas est considérable et pourrait remonter jusqu’à l’Antiquité. Le cas est moins clair s’agissant de Simone de Beauvoir qui demeure symboliquement la compagne indéfectible de Sartre mais qui, par ailleurs, a surtout vu dans le sillage du courant féministe sa propre étoile grandir jusqu’à devenir envahissante. Certes, Le Deuxième Sexe doit beaucoup de son rayonnement aux conseils et au soutien de Jean-Paul Sartre, mais, alors que l’aura de ce dernier comme philosophe et romancier va s’amenuisant, celle de Beauvoir se fait de plus en plus manifeste pour se transformer en image paradigmatique du mouvement féministe dont elle est devenue le symbole et la cheffe de file jusqu’à aujourd’hui. On dira donc sans exagérer que Simone de Beauvoir a fondé son propre canon, l’étoile de Sartre se restreignant parallèlement.

Mais remontons à la première section du volume qui porte en titre « éclipses ». Les Beatles y entrent dans une curieuse rivalité avec les Kinks, autre quatuor de chanteurs rock. Mais ceci n’étant pas trop convaincant, nous passerons plutôt à Rodin et à Shakespeare qui sont ici associés. Pour ce dernier, la cause est vite entendue. C’est seulement au XVIIIe siècle que l’auteur de Hamlet assure son triomphe, ce qui n’est pas peu. Le cas de Rodin est plus complexe et surtout plus dramatique. Le sculpteur a pour maîtresse et collaboratrice Camille Claudel, la sœur du Paul. Elle va être internée. En fait, tant son frère le dramaturge que Rodin, son ancien amant, se liguent visiblement pour l’exclure. Et la voilà donc mise au ban. Or, on découvre aujourd’hui qu’elle a manifesté une rare maîtrise en son domaine, ce qui lui vaut de s’affirmer au-delà de toute prévision.

Abordons à présent la section qui, sous le titre « Influences », regroupe trois penseurs de grande dimension, des « fondateurs de discursivité », comme il est permis de dire. Et il y a bien moins en leur cas matière à discussion. Certes, après s’être rapprochés l’un de l’autre, Marx et Proudhon, qui sont en gros de même époque et peuvent pendant un temps se rencontrer en France en théoriciens qu’ils sont l’un et l’autre, entrent assez normalement en rivalité. Et c’est bien ce qui va se produire. Mais Karl Marx finira par l’emporter, même s’il se verra plus tard et en notre époque perdre une part de son crédit. Tenant d’une forme d’anarchie, Proudhon, pour sa part, sombrera bien plus tôt que Marx et finira largement dans l’oubli.

Nous en venons à la psychiatrie à présent. Le maître en France est à cette époque Pierre Janet qui se range à proximité d’une théorie de la personnalité multiple mais sans s’y fondre entièrement. C’est qu’il va se voir dès lors éclipsé par un rival, le médecin autrichien, Sigmund Freud, en faveur duquel plaident trois arguments que Pierre Bayard évoque méthodiquement. Pour celui-ci, la psychanalyse telle que la revendique Freud au début du XXe siècle l’emporte nettement. C’est d’abord qu’elle propose une théorie plus complète que celle de Janet et que son inspirateur se montre féru de littérature, d’art et de mythologies tout à la fois. Mais c’est plus encore que Freud place la sexualité au centre de la vie psychique. En dernier lieu, en raison de l’orientation de sa doctrine, il capte largement l’intérêt des artistes et des intellectuels de l’époque et des époques suivantes.

C’est un bien autre écho que connut toutefois la psychanalyse sur le continent américain, mettant en avant pendant toute une période au moins une théorie de la personnalité multiple. Ce thème, illustré par le film Psychose de Hitchcock, fit fureur dans les cabinets médicaux et dans certains prétoires aux États-Unis. Mais on n’en est plus là aujourd’hui. Retenons toutefois que nous devons à Jacques Lacan un célèbre article sur la paranoïa des sœurs Papin, article qui,du temps de Janet, disculpait des sœurs si fortement.

On évoquera en terminant l’épisode de vie — par ailleurs plaisant — que connut Margaret Mead au début de sa carrière et dont Pierre Bayard avait fait cas antérieurement déjà. Audacieuse, Mead fut autorisée par son professeur de Columbia Franz Boas à enquêter très jeune dans les îles Samoa en Océanie. Elle investigua ainsi parmi les jeunes habitants et habitantes d’une île sans prendre trop de précaution dans ses questions. Elle « goba » ainsi tout ce que ses interlocuteurs juvéniles lui firent croire quant à leurs pratiques sexuelles, et ce dans une langue approximative. Elle ramena de la sorte aux States la matière d’un fort volume qui connut en américain un énorme succès. « Faire l’amour » se disait dans la langue incertaine des indigènes « aller sous les palmiers ». Et l’ouvrage fit beaucoup pour la libération des habitudes amoureuses en Amérique comme en Europe.

Mead, qui avait subi pour son premier livre le feu nourri de la critique, renouvela l’expérience toujours en Océanie mais en prenant des précautions cette fois et avec d’autres sujets et d’autres tribus. Les résultats furent sensiblement différents sans que le second livre connaisse le même accueil. Il fut donc peu lu cette fois et d’autant moins que les usages relevés dans trois tribus différentes étaient facilement contradictoires. Ainsi le succès précédent ne put se renouveler, ce qui n’empêcha pas Mead de faire une belle carrière. Et Pierre Bayard, cette fois, de conclure en écrivant du deuxième ouvrage de Mead « non seulement il ne relève pas de la fiction, mais va beaucoup plus loin que le précédent et ouvre à un nouveau champ de recherches, dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure, sur la manière dont notre appartenance à un sexe structure imaginairement nos comportements en société. » (p.84)

Enfin, dans une ultime section intitulée « Interventions », Pierre Bayard rassemble un drôle de trio, soit un grand romancier censuré par son pays (la Russie communiste), une poétesse française du XVIe siècle dont l’existence et le sexe ne sont pas avérés ainsi qu’un faussaire d’origine allemande portant le nom italien de sa femme. Autrement dit, plusieurs cas troublants et allant dans deux sens se redoublant. C’est qu’ils confirment un intérêt pour les mondes littéraires ou philosophiques alternatifs, intérêt déjà actif dans les chapitres précédents. C’est qu’ils mettent aussi en évidence par la même occasion la fragilité du canon régnant.

Nous sommes en 1958 et il s’agit donc de l’URSS. L’auteur du Docteur Jivago, Boris Pasternak, essaye d’obtenir que son roman soit traduit en Italie et en italien avec appui sur un éditeur communiste local. En guise de protestation contre la censure que son livre subit, il va jusqu’à refuser le prix Nobel qui lui a été attribué. Devenu par ailleurs du côté américain l’enjeu d’une opération digne du contre-espionnage, le roman se voit traduit en anglais et diffusé par la voie touristique puis adapté au cinéma par le réalisateur britannique David Lean. Le film fait un triomphe à l’échelle mondiale. Mais la censure soviétique ne cède pas. Relevons ici le fait que l’intrigue du Docteur Jivago est avant tout sentimentale et très éloignée d’un quelconque propos politique. Il faut prendre ici en considération que le roman de Pasternak a été précédé par un roman de Cholokhov, autre écrivain russe et auteur du Don paisible. Les deux romans se réclament d’une trame sentimentale assez semblable mais celui de Cholokhov est sans doute plus riche que celui de Pasternak. C’est qu’il fait penser à Guerre et Paix de Tolstoï, qu’il se déroule dans une région qu’occupent les Cosaques et qu’il est tout imprégné de son cadre naturel et aquatique.

Nous nous attarderons peu sur Louise Labé. Est-elle bien l’autrice du peu qu’elle a écrit et n’est-on pas parfois tenté d’attribuer ses vers à un Maurice Scève par exemple ? La sensualité de son expression comme sa manière de braver la domination masculine en littérature plaident en ce sens. Ce qui fait d’elle un poète de grande dimension. Mais était-elle femme ? La question demeure. Dans son dernier chapitre, Pierre Bayard se met en scène pour la seconde fois — après l’avoir fait à propos de Camille Claudel — et, à cette occasion, avoue son goût intense pour une toile du peintre hollandais Kees Van Dongen, Femme nue au chapeau jaune, toile qui s’inscrit dans une série et dont notre critique admire beaucoup l’auteur. Or, cette toile n’existe pas comme telle ou tout au moins n’a pas été peinte par Van Dongen. Elle est l’œuvre de Beltracchi peintre et… faussaire.

Car voici l’histoire de ce tableau et de maints autres. Beltracchi, qui a appris à peindre auprès de son père, s’est associé à son épouse par la suite sous le nom de celle-ci pour se lancer dans une carrière de faussaire, faisant croire qu’il avait capté une importante collection ayant échappé aux nazis. Il se met donc à fabriquer des faux pour compléter des séries déjà existantes de tableaux. Il fait  d’autre part expertiser chacune des toiles qu’il produit par les meilleurs spécialistes. Les deux époux accumulent ainsi une fortune considérable. Or, une toile d’un peintre peu connu intitulée Tableau rouge avec chevaux et signée Heinrich Campendonk va les perdre. Prétendument réalisé en 1914, ce tableau contenait d’infirmes traces de blanc de titane, élément chimique découvert en 1950 seulement. Voilà donc les deux complices en procès : lui sera condamné à six ans de prison, elle à quatre. Ils ont purgé leurs peines à l’heure qu’il est et lui signe désormais ses tableaux de son nom.

Dans un épilogue résolu, Pierre Bayard se fend d’une proposition audacieuse favorable à la création d’une « critique quantique », parallèle aux découvertes de la physique nucléaire. Il s’agira, nous dit-il, de réhabiliter les auteurs et les œuvres qui n’ont pas disposé d’un plein accès au canon ou encore de partir à la découverte d’auteurs et de créations injustement négligés. Exemple : Marcel Proust avant qu’il ne soit reconnu. Voilà donc qu’un « un basculement épistémologique » nous est proposé avec la plus grande des énergies et non sans arguments. Qu’ajouter si ce n’est que nous sommes de tout cœur avec lui ?

Pierre Bayard, Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, éditions de Minuit, « Paradoxe », octobre 2022, 192 p., 17 € — Lire un extrait