On le sait depuis son premier film, Ruben Östlund est un cinéaste talentueux, l’un des plus intéressants du PC (paysage cinématographique). On le sait depuis son premier film, Ruben Östlund n’est pas le cinéaste le plus subtil du monde, plus Marco Ferreri que Antonioni… L’ironie étant qu’il prend un malin plaisir à montrer que justement le monde n’est pas plus fin que ses films en brossant le portrait des happy few qui se pensent au-dessus de la plèbe : familles modèles, intellos bourgeois bohèmes et ici les grands vainqueurs du capitalisme.
Des personnages plus ou moins sympathiques, donc, dont le point commun est de se croire plus fins que le commun, et que le cinéaste suédois plonge dans un monde brutal (la nature dans Snow Therapy, les instincts primaires dans The Square, la lutte des classes dans Sans Filtre). Les personnages du cinéma d’Östlund sont des privilégiés qui font l’erreur de se croire protégés du monde et que la réalité rattrape ironiquement et brutalement. Sans filtre est une satire efficace à défaut d’être originale, mais, au-delà de son genre (pas forcément le plus apprécié en France), il offre aussi une vision sombre et lucide de la nature humaine. Au passage, on pourra déplorer le choix du titre français pour The Triangle of Sadness. Ce « sans filtre » semble d’abord un clin d’œil aux spectateurs et à la critique, comme pour les prévenir que le film sera excessif ou pourrait les choquer, étrange manière d’infantiliser le spectateur…
Un couple de mannequins : Carl, aspirant à la gloire, et Yaya l’influenceuse, incarnant une certaine idée du vide et de la beauté, se retrouvent dans une croisière pour milliardaires, deux privilégiés perdus dans un monde de grands privilégiés. Influenceurs accros à leur smartphone, ils passent leur vie à mettre en scène leur existence. La réalisation s’amuse à offrir le contre-point permanent à cette mise en scène d’une vie rêvée. Si l’image est travaillée est belle, le sens du cadrage et plus encore le montage contredisent systématiquement la vision idyllique que les deux patriciens veulent offrir à la plèbe des followers.

La croisière accueille dans le plus grand luxe les caprices de milliardaires russes, qui se sont enrichis en profitant de la chute de leur pays, des vendeurs d’armes, des héritiers… La tension monte entre le personnel du bateau, les managers, les employés et les invités qui ont perdu tout sens des réalités : « Maîtres et serviteurs ». Et vogue le navire donc, entre injustice, haine des uns, mépris des autres, mais la tempête approche… Cette tempête (en deux actes), est d’autant plus inévitable qu’avant la (les) catastrophe(s), la croisière de rêve était peut-être plus anxiogène. Tous les passagers étant des stéréotypes, ils sont tous accablés d’une ou plusieurs tares : solitude, priapisme, alcoolisme, etc… Leur horizon se limite aux bars, au pont, aux cabines et à la vision d’une mer infinie : sans perspectives ni buts, ils semblent errer sur la mer plus que naviguer. La première partie du film est un jeu de massacre, stéréotypé mais cocasse. Et le film tournerait à vide sans l’angoisse qui plane sur le film, derrière la sature, alors que les séquences s’étirent encore et toujours, faisant passer le spectateur du rire au rire jaune puis du rire jaune au malaise.
La dernière Palme d’or ne se distingue donc pas par l’écriture de ses personnages ou la sobriété de la satire, et ce n’est pas ce que vise le film. Comme Ferreri donc, comme Gilliam, comme le duo Delepine Kervern, il s’agit plutôt d’un cinéma de sale gosse, de l’œuvre d’un surdoué malpoli, qui, conscient qu’il ne changera pas le monde, ne cherche pas tant à alerter le spectateur sur l’état de ce dernier qu’à le bousculer en lui tendant un miroir pas si déformant. On le sait depuis le déjà réussi (et palmedorisé) The Square, Ruben Östlund est très conscient du public qui va voir ses films : non pas la plèbe qu’il défend, mais les privilégiés, les intellectuels qui portent leur bonne conscience en bandoulière, adorent qu’on leur montre la réalité du monde mais aiment déjà moins qu’on brosse leur portrait, sans complaisance mais avec cruauté : du Ferreri, on vous dit. Les personnages sont des archétypes non au service du récit mais d’un conte moral en forme de jeu de massacre, assez trash.
Trash ? La séquence fera parler, au milieu du film, longue, interminable pour certains spectateurs qui ont quitté la salle en protestant (contre qui ?) : on en dévoilera le moins possible, mais il faut remonter au Sens de la vie des Monty Phyton pour retrouver trace (si j’ose dire) d’une scène comparable. Les fruits de mer au menu, la tempête, ces milliardaires qui passent leur vie à se gaver dans tous les sens du terme, ce trop plein qu’ils étalent aux yeux de tous et dans lequel ils vont littéralement patauger. On sent le plaisir du cinéaste à faire monter le cœur au bord des lèvres du spectateur. La séquence fait passer le film de la critique sociale, pas très fine (le capitaine, un communiste, mange un très démocratique steak frites et sera épargné par la crise qui frappera les invités qui eux auront mangé un plat raffiné), à la comédie burlesque, assez réussie. Évidemment, on songe au Marco Ferreri de La Grande Bouffe et on se rappelle que le principal au cinéma est de servir le propos, souvent il faut de la subtilité, parfois il faut y aller franchement, avec le plaisir sadique d’agacer les gardiens du temple du bon goût : Ruben Ostlund, deux Palmes d’or, auteur, est un punk, comme Lars Von Trier réalisant The House that Jack Built — il y a quelque chose d’une révolte adolescente contre ceux là même qui l’on fait roi, la colère en plus.
Le film patine lorsqu’il se fait verbeux : les dialogues sur la nature du marxisme entre le capitaine (américain communiste, joué par Woody Harrelson) et un milliardaire (russe, ex-communiste) sont clairement superflus. Le film s’acharne à surligner encore et encore son propos, mais c’est justement la force de la caricature, tandis que le pamphlet s’accorde mal avec l’essai. Il faut souligner que Sans filtre ne ménage pas le spectateur est qu’il est bien difficile de le classer dans un genre : une critique sociale facile ? Un pamphlet en forme de réjouissant jeu de massacre ? Doit-on prendre tout cela au sérieux ou en rire ? Il arrive même que l’on rie d’une séquence pourtant grossière ou tragique et qu’une situation risible nous glace… Comme avec The Square, on ne sait jamais vraiment comment prendre le film, et c’est une très bonne chose. La mise en scène contribue à ce mélange des genres : le cinéaste joue de l’alternance de plans très courts et de quelques séquences assez longues (la scène du restaurant), d’images de la croisière en plein soleil et de longues scènes nocturnes ou en intérieur. Le montage juxtapose des séquences réalisées en peu de plans et des ellipses brutales (notamment celle de « la catastrophe »). Réalisé en trois parties distinctes (le couple/ La croisière / La plage), le film s’approprie le drame, le burlesque, les séquences longues, les ellipses, la lumière, la nuit et construit ainsi une œuvre complexe, multiple, presque éclatée et pourtant toujours maîtrisée…

S’il n’est pas toujours subtil, le cinéma de Ruben Östlund est beaucoup plus fin sur le fond que sur la forme. Il y a ce vrai don pour appuyer là où ça fait mal. À la façon d’un Haneke, Östlund aime étirer les scènes jusqu’aux limites du soutenable, non seulement dans les séquences les plus grandiloquentes, mais aussi, et surtout dans les scènes de dialogues entre Carl et Yaya. Les deux jeunes héros se retrouvent dans un restaurant de grand luxe et l’on comprend assez rapidement qu’ils ne sont pas dans leur élément : être mannequin vous donne l’apparence de la réussite et vient le moment où il faut payer l’addition. La situation semble banale, qui paye ? Le garçon, par galanterie et parce que c’est la coutume ? La fille, parce qu’elle est la plus riche et indépendante ? Deux plans, un regard, le malaise s’installe, d’abord amusant. Mais le malaise dure : les deux protagonistes s’opposent sans que le spectateur voieune solution. Nous les retrouvons quelques instants plus tard, soulagés de les voir réconciliés dans l’ascenseur, mais non, au détour d’un mot, d’une phrase, le malaise s’intensifie, on ne rit plus. Le monde n’est qu’hypocrisies, codes, faux semblants, mensonge et égoïsme. Le talent du réalisateur suédois est de nous montrer, à travers ces deux mannequins en pleine ascension sociale à la force du sourire, que c’est nous que nous voyons — nos lâchetés, notre capacité à prétendre vivre comme des êtres modernes, ouverts, humains alors qu’un rien (une addition, un geste dans un ascenseur…) révèle ce que nous sommes : des êtres seuls et égoïstes. Encore une fois, plus qu’au cinéma scandinave, c’est au cinéma italien que l’on songera : on a évoqué Ferreri, n’oublions pas Risi : Sans filtre, par ses excès, son sens de la caricature, son ton sarcastique et son propos cruel, c’est Les Monstres 2020.
En effet, Ruben Östlund ne se contente pas de dresser un tableau acide de la lutte des classes moderne, il s’intéresse à la nature humaine qui pousse les victimes de cette lutte à ne pas tant désirer la justice que le renversement de la situation : devenir à leur tour des « dominants » et pouvoir reproduire sur les anciens maîtres ce qu’ils ont eux-mêmes subi. C’est tout l’enjeu du dernier tiers du film — les victimes deviennent vite les bourreaux. Le renversement de situation, d’abord réjouissant et même drôle, devient glaçant : le monde est injuste et cruel car l’homme est régi par ses instincts, sexualité, domination, pouvoir. On repense à une séquence au cœur de The Square, où un comédien joue un gorille, si bien qu’il finit par terrifier toute l’assistance et s’en prendre physiquement au prétendu homme alpha. Si au début du film nous prenions plaisir à rire de ces gens qui se pensent importants et qui confondent le superflu et le nécessaire, la dernière partie du film brouille les pistes entre le burlesque et l’horreur, comme le faisait Bong Joon Ho avec Parasite, les situations sont risibles, mais nous ne rions plus… Chez Ruben Östlund, l’homme peut toujours tenter d’évoluer, la moindre perturbation fait ressortir sa nature bestiale, pire, la société civilisée n’est que le vernis policé de cette bestialité. Trois ans après la Palme d’or pour le magistral Parasite, le constat est le même : à traiter les gens comme des chiens, on finit par se retrouver face à la meute.
Sans filtre (The Triangle of Sadness) – Suède, 2 h 27 – Un film écrit et réalisé par Ruben Östlund – Directeur de la photographie : Fredrik Wenzel – Montage : Mikel Cee Karlsson – Décor : Josefin Aseberg – Avec : Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Vicki Berlin, Woody Harrelson, Sunnyi Melles, Zlatko Buric, Henrik Dorsin, Jean-Christophe Folly