Jean-Marie Gleize : « Notre monde est encore un champ de bataille » (Dans le style de l’attente)

Jean-Marie Gleize (Wikicommons)

Après Tarnac, un acte préparatoire, paru en 2011, Le livre des cabanes (2015), Trouver ici (2018) et Denis Roche, éloge de la véhémence (2019), Jean-Marie Gleize, dans son dernier livre Dans le style de l’attente, met au centre la question du nom dans un ensemble poétique traversé par l’enfance et la mémoire. L’occasion d’un grand entretien de l’auteur avec Emmanuèle Jawad.

Le nom, dans ses liens tissés entre nom de famille, d’usage, et nom commun, rejoint ici celui d’« église » (« Je suis contenu dans ce mot »). Dans le style de l’attente situe le nom dans son rapport à ce qui pourrait être une trajectoire individuelle, défaite d’une approche centrée et exclusive, rapportée au commun jusqu’à une forme paradoxale d’anonymat :  « J’ai su que ce n’était pas mon nom. Mais le nom de plusieurs. (…) Il n’y a pas de nom propre » ; « Il est inutile de chercher à me rencontrer. C’est la biographie de personne. » Le titre s’insère à plusieurs reprises dans le texte, d’autres phrases établissent également des connexions d’un livre à l’autre. En exergue, la référence à Hors la voix de Serge Hajlblum qui est aussi le titre d’une section d’un précédent livre. Comment cette question du nom vient-elle intégrer le parcours d’écriture, et plus précisément ce dernier livre ?

Ce livre s’inscrit dans le grand cycle qui a commencé en 1990 avec Léman. Il s’agit donc du neuvième volume de ce cycle et son titre reprend une formule présente à plusieurs reprises dans quelques-uns des livres antérieurs. D’une certaine façon, il répond à la suggestion, ou à l’injonction, du titre et du livre immédiatement précédent : Trouver ici. Car cet ici est hors d’atteinte, ou même hors d’attente, et tout se passe comme s’il imposait à ce livre un mode d’écriture particulier, que j’appelle le « style de l’attente ». Mais je sais que ce style a sans doute toujours été celui des neuf volumes, depuis le début. L’énigme initiale, celle du lac, impliquait une révélation qui semblait manquer à se dire, et toute la suite a continué de glisser dans le noir de la prose. Le titre implique donc l’aventure incertaine, la recherche des bons parcours, l’incertitude permanente et le désir fou d’un objet, ou d’un lieu, ou d’un mot, qui ne cessent de se retirer. Le nom est en effet un des motifs conducteurs : « mystérieusement déterminé par le nom », dit Léon Bloy à l’entrée de ce livre, et dans les toutes dernières pages, ceci : « Le nom vient d’éclater à l’intérieur de la tête ». Oui, il y a un mot dans le nom, ou sous le nom, et un lieu dans le nom, et ce lieu antérieur à toute antériorité, toujours déjà inscrit et comme fermé ou enfermant, un espace délimitant toute possibilité de mouvement. Le lieu même de l’attente, celle de quelque chose qui ne vient pas mais qui est là, quelque part en attente ou en attente de l’attente. Je ne fais que décrire cette situation très problématique. Tout se passe comme si « hors la voix » (projeté dans le silence de l’écriture) pouvait conduire hors du nom, jusqu’à épuisement du souffle, jusqu’à une forme de disparition. J’écris pour disparaître.

Le titre Dans le style de l’attente s’inscrit sur une photographie très sombre en ouverture du livre. D’autres images sont insérées dans l’ensemble dont une photographie de cibles issue d’une série. « Les cibles et les images sont la même histoire… ». Il est aussi question de la disparition des images (« jusqu’à ce que l’écran se vide »). Quel est précisément le statut de ces différentes images ?

Oui, une photographie très sombre parce que tout cela, depuis longtemps, se déroule dans le noir. Le réel est à peine visible, il s’impose durement au regard qui se tend vers lui, ou si l’on veut à travers. Il y a dans cette première image, noire grise et noire (ou comme nimbée de noir, ou de nuit) comme un toit qui domine au loin, et des murs invisibles, un refuge vers lequel il faut aller, en traversant la forêt impénétrable (je suis en train de relire les Contes de Perrault). Il y a je crois toujours des images dans mes livres, assez peu, mais présentes et correspondant sans doute souvent à quelques fragments imprimés en mémoire, échappant à toute possibilité de description, à toute saisie verbale. Elles viennent s’inscrire, et sont comme des trous noirs. Quant à la cible, elle est prélevée sur un ensemble d’une quinzaine de cibles que j’ai publiées par ailleurs. Ces cibles sont précisément pour moi des substituts des images, sur lesquelles je tire pour les faire disparaître. Un de mes grands soucis est la disparition des images, l’abolition de toute fascination « imaginaire » (ou dite « poétique »), de toute contemplation des « merveilleuses » images. Il y a donc dans mon travail cette tentative pour abolir ou endiguer le bruit qu’elles font et le mal aux yeux. Je rêve d’un livre d’images sans images. Un de ces objets utopiques, l’écran qui se tait.

Le texte se structure dans le découpage d’un récit fragmentaire marqué par l’introduction de quelques images à saisir paradoxalement dans leur disparition. La fragmentation du texte se rattache-t-elle aussi à cette préoccupation d’effacement ou relève-t-elle davantage d’un aspect critique à l’encontre d’une narration linéaire ?

 

La fragmentation pour moi s’impose, il s’agit d’un principe de respiration et de suspension de la respiration. Je pense à l’apnée en plongée sous-marine. Dans cette affaire qui concerne en effet la structure, et la possibilité même d’un récit dans son déroulé en avant, c’est le « blanc » (silence, intervalle) qui « assume l’importance ». Il se trouve que je travaille en ce moment à un texte tentant de rendre compte d’une œuvre (ou si l’on préfère d’une performance) du peintre Titus-Carmel consistant à peindre, puis à dé-peindre, cinq troncs d’oliviers monochromes et incomplets (acéphales) se succédant à intervalle régulier sur une paroi de onze mètres de long. Cime effacée, invisible, scansion de l’espace vide entre les arbres, apparition-disparition des arbres eux-mêmes finalement recouverts de peinture blanche ; dénouement blanc sur blanc. L’intention critique est plus que secondaire. Le texte est impossible sans ce processus d’effacement permanent, il se produit en s’écroulant, en se déchirant.

Traversé par l’enfance, la mort et la figure du père (explicitement mentionnée en note de fin de volume), des propositions se répètent à l’intérieur du texte qui se combine à partir de divers fragments et articulations d’éléments. Plusieurs formes entrent et s’agencent dans la composition de l’ensemble : éléments d’un journal (« du fils »), références à la technique cinématographique (mouvements d’une caméra), bribes de récits, images – une hétérogénéité qui marque le matériau textuel. D’autre part, certaines formes (le journal en particulier) et certains lieux (Tarnac, Chine…) s’inscrivent dans plusieurs séquences d’un livre à l’autre.  Comment s’est constituée la composition de l’ensemble ? Comment s’est opérée la construction du texte ? Y a-t-il eu des opérations de montage ?

Oui, sans doute, le corps du père et sa mort, sa disparition, comme celle des images et de tout le reste, la voix de Serge Hajlblum, ou l’hostie comme un cachet d’aspirine, ou le gris sans fin de l’eau, etc. (puisque tout doit disparaître), constituent ici comme le bruit de fond, celui d’un écroulement, d’une série de déchirures. Il y a, d’abord et avant tout, récit (ou écrit, puisque c’est le même mot), et tout s’écoule vers un dernier chapitre qui s’intitule précisément La déchirure. Quelque chose donc a lieu dans ce jardin ou dans ce livre, qui n’est pas que le lieu de la disparition mais celui de l’attente et du devenir (« je deviens »), et d’un hypothétique retour (« il viendra sans que je le sache »). Mais comme tout récit, je crois, il ne peut être que fragmenté, coupé, composé. Et sans issue. Toute composition suppose montage, qu’il s’agisse des matériaux ou des formes diverses qui peuvent en rendre compte. De façon toujours insuffisante, d’où la multiplication des points d’accroche (journal, bribes, bois flottants –bout de phrases –, etc.). Qui viennent ici les unes sur les autres, par ricochets plus ou moins maladroits, ou des livres antérieurs, et se défont ou se refont sur le bout de la langue. « Un exercice de mémoire », dit un début de page ; je recopie ce que je ne sais pas.

Certaines phrases qui jalonnent l’ensemble font écho à des livres antérieurs et établissent des connexions entre les différentes sections du livre : reprises, motifs, leitmotiv qui parfois tournent autour de la question de la reproduction, de la copie, et disent elles-mêmes la répétition (« il récite et recopie quatre fois cette enfance ») étroitement liée à la disparition (« À mesure que je recopie le texte s’efface ou s’éloigne »). Peut-on dire que ce nouvel ensemble repose sur un double mouvement de répétition dans « l’exercice de mémoire » et de disparition qui devient, avec la question du nom, un axe déterminant autour duquel se construit aussi le livre ?

Parce que rien ne commence ni ne s’achève, tout continue, tout « reprend ». Les reprises sont donc bondissantes, elles ne suivent aucun tracé chronologique, ni bien sûr aucune logique (en particulier celle dite « narrative »). L’écho pourrait être une image qui convient (bien que toutes les images soient par définition floues et le plus souvent trompeuses), le même se prolonge et revient, atténué ou amplifié, imprévisible. Le texte est fait de ces répétitions-là, ressassantes, de ces retours de mots ou de phrases ou de fragments de scènes, etc., qui permettent d’avancer en reculant, de se penser en se reprenant. Il est probable que dans la forêt, quand il n’y a plus de cailloux et que l’obscurité est de plus en plus profonde, on cherche ainsi à reconnaître des branches, ou des flaques, ou des tapis de feuilles qui seraient des indices pour retrouver son chemin et avancer vers la lumière d’on ne sait quoi. Ainsi de ce que vous nommez les motifs, ou les leitmotivs, ils (me) traversent, et ne cessent de se refigurer en s’effaçant à mesure que les volumes se suivent et pénètrent les uns dans les autres. La copie et la recopie (le mot devrait exister) définit bien le geste obsédant dont il est question : il s’agit d’abord de confirmer que rien n’est ici imaginaire, ou inventé, que tout est réellement réel, et que l’écriture n’est que l’enregistrement de ce qui est. Mais de fait ce document se délite à mesure qu’il s’élabore, s’estompe ou s’efface à mesure qu’il s’inscrit. Répétition/disparition, oui, à commencer par le nom et les lettres du nom et toute la poussière qu’il remue, le passé composé (composite) qu’il déplace en mémoire, quand il s’impose à moi.

La dernière section du livre La déchirure reprend la question de la « recopie » d’une enfance, celle de la désorientation, d’un corps dans sa chute, de l’image cette fois complètement disparue mais dont la présence de l’appareil photographique persiste. La déchirure est-elle la section de toutes les reprises ?

Ce dernier chapitre, en termes traditionnels, pourrait être compris comme la conclusion du livre, ou en tout cas comme son aboutissement provisoire, dans le style de l’attente. La page 145, en italiques, reprend et condense en une seule phrase-paragraphe, la totalité des fragments qui précèdent. C’est le dernier état du projectile. C’est aussi l’extinction des feux : « Un vert si profond, si noir », et « l’obscurité était tombée sur la scène »

Dans le style de l’attente s’ancre dans des territoires resserrés autour de quelques entités géographiques : Tarnac, Paris (peu, quartier du Marais), Chine (différents lieux). Le livre s’ouvre sur la mention de Tarnac qui traverse le cycle d’écriture. Ces espaces se rapportent à une mémoire individuelle (l’enfance, la figure du père) et collective (évènements de 1989 en Chine). Tarnac, un acte préparatoire et Trouver ici sous-titré Reliques et lisières, notamment, marquaient dès leur titre un ancrage géographique et éminemment politique (Tarnac). Ce nouveau livre poursuit-il cette démarche qui inscrit le texte dans une mémoire à la fois individuelle et partagée ?

Un des chapitres s’intitule « Un présent de guerre », et une des phrases récurrentes (voir la réponse précédente) affirme : « Il n’y a pas d’après-guerre ». Cela s’inscrit en effet à l’articulation entre l’individuel et le collectif : j’appartiens à cette génération que l’on dit née « après guerre », celle dont précisément les pères sont morts ou dont ils sont revenus « modifiés » de corps et d’esprit, et comme prématurément détruits. Notre présent ensuite, c’est celui d’un après très durement soumis à la pression de cet avant, à la contagion et la transfusion de toute cette violence pré-natale (que j’appelle dans mes livres « la nuit de Bavière »). Notre monde était, est encore, un champ de bataille, et nous l’avons traversé, nous le traversons en mode « politique », considérant, encore et toujours l’action poétique comme une des formes les plus désespérées de la résistance. « La photocopie d’un désastre » (p.123), « maintenant il va s’écrouler » (p.119), « les angles aigus des vitres brisées » (p.105)… Je pourrais ici recopier toutes les pages du livre. Chaque phrase a pour moi une résonance collective inscrite dans le fouillis de la mémoire individuelle. Tarnac, la Chine, sont deux des lieux essentiels à mon errance utopiste. Ils me traversent et me sont essentiels en dépit de toute désillusion ultime. Ils font partie de ces « zones obscures » à partir desquelles je déploie le présent dans ces projectiles. Quant au Marais (et à la Bastille), c’est comme les sentiers dans le Bois du Chat, un de ces draps d’enfance dont la couleur indélébile n’est pas vraiment transmissible.

La question de la religion traverse plusieurs livres sous une forme ou une autre, non défaite à certains endroits de préoccupations politiques (ainsi la voie de pauvreté, François dans un précédent texte). Rejoint-elle dans ce livre une mémoire individuelle ?

C’est le point sur lequel je ne saurais vraiment m’expliquer pour l’instant. Je ne peux que constater le retour de ce motif et ce motif comme central pour la question du « retour », qui reste une question ou si l’on veut en question : « que revenir ? », « où revenir ?» Ces deux phrases (si ce sont des phrases) figurent sur la quatrième de couverture du livre. Le retour (inachevé), et l’attente (indéterminée), imposant ce « style de l’attente » jusqu’à la fin du rituel (p.47) : « Parce que la terre alors avait tremblé, et que l’obscurité était tombée sur la scène. » Vous pensez à l’anarchiste François qui est un de mes héros favoris. C’est de lui, de sa vie et de sa mort qu’il est question dans le chapitre intitulé « Sous le cercueil de verre ».

Ce livre intègre une dimension réflexive comme dans chacun des volumes du cycle d’écriture. Une référence notamment à la préface des Feuilles d’automne et à « une poésie du quotidien, du banal, du commun », une poésie « contre le vent » est mentionnée en milieu de livre. Si les propositions réflexives sont moins explicitement portées contre certaines poésies, elles semblent indissociables du travail de création. Sous quelle(s) forme(s) cette perspective réflexive autour de la poésie et hors du genre poésie peut-elle se poursuivre ?  

Cette dimension réflexive est capitale, et l’exemple de Hugo reste très puissant : une « feuille » est pour lui tout à la fois le support de son écriture et la feuille qui tombe de l’arbre en ces temps d’automne. Ce que j’ai appris auprès de lui, c’est que la réflexion sur la poésie ne saurait être simplement périphérique ; toute proposition poétique est aussi (et d’abord ?) métapoétique. Dans le style de l’attente peut être lu je crois comme un essai dé-lyrique. Il suffit de relire Hugo en oubliant tout ce que l’école dit à son sujet. Comment cette perspective peut-elle se poursuivre ? Je ne sais. Mais le livre que je suis en train d’écrire s’intitule Je deviens

Jean-Marie Gleize, Dans le style de l’attente, Les presses du réel/Al Dante, septembre 2022, 156 p., 17 €.