Concevoir un film comme le Livre d’image, sans doute n’y avait-il que Jean-Luc Godard pour le faire, pas un livre mais le livre, d’image, étrangement au singulier, comme si le mot, essence du cinéma, était ici un terme générique, à la fois scénario et forme à donner à ce scénario.
Ce film, qui est livre, est d’abord un montage d’images (l’assemblage y est tout autant collection que connexion), puisées dans des reportages, extraits de films, photographies etc. et doublées de citations et sons. Ce Livre, qui est film, est donc un recueil sous forme de dispositif, feuilletant les pages ponctuées de noirs d’un monde chaotique, le nôtre. Et tandis que la factographie se déploie, sans tentation d’effacer charnières et même échafaudage, s’énonce le commentaire crépusculaire de Jean-Luc Godard.
Le Livre d’image, officiellement sélectionné au festival de Cannes 2018, fut couronné d’une palme d’Or spéciale, une « catastrophe » pour Godard, comme il le commente dans la longue interview qu’il a récemment accordée aux Inrocks :
« J’ai écrit à Thierry Frémaux pour lui dire que c’était une catastrophe (…) parce que quand on donne le second prix à quelqu’un, on ne cherche pas à faire croire que c’est le premier. (…) Et puis, je lui ai écrit à nouveau pour lui dire qu’il ne devait pas mal le prendre, car selon Rilke une catastrophe est la première strophe d’un poème d’amour ».

Le poème d’amour et de mort de Godard, tout de violence (« la violence est une forme »), n’est pas diffusé dans les salles mais ce soir, sur Arte, à 22 h 25, lors d’une soirée spéciale — A bout de souffle suivi du Livre d’image, soit le premier film de JLG et son dernier à ce jour. À 88 ans, Godard demeure l’enfant terrible du cinéma, inclassable, inventif, insolent et révolutionnaire. À 88 ans il signe un nouveau chef d’œuvre, alors qu’A bout de souffle ou Le mépris sont devenus des classiques, ailleurs toujours, à jamais en marge (celle qui fait tenir les pages du livre, avait-il autrefois déclaré), jamais rangé. À 88 ans il pille Internet, monte son film en agrandissant certaines images comme on le ferait nous aussi de deux doigts sur l’écran d’un Ipad, il absorbe les formes les plus quotidiennes et banales, de nos représentations du monde. Pas d’acteurs dans son film, des vivants et beaucoup de morts, pas de scénario sinon celui dicté par son observation du monde comme il va, avec des trains comme métonyme de l’Histoire dans ses heures les plus sombres, des trains et leurs wagons d’images, ces trains que le cinéma a tant mis en scène. Le réel est indissociable de sa mise en fiction(s), en rhizome.

« Au cinéma il faut que tout parle », déclare la voix off, celle du réalisateur, délivrant parfois des clés au spectateur. Tout parle en effet, en même temps, dans une cacophonie à la mesure du précipité d’images qui se succèdent sur l’écran, saturées, surexposées, pixelisées. Images et sons se superposent plus qu’ils ne se juxtaposent, les noirs et les coupes abruptes venant souligner le montage. Aucune volonté de fluidifier, tout est heurts et ruptures, même lorsque les échos d’une image à l’autre sont explicites. De même le son est à la fois commentaire de l’image et disruption, rien n’est linéaire dans Le Livre d’image mais bel et bien réseau, mobilisation de toutes les formes de perception potentielles de l’œuvre, qui refuse toute réception confortable et univoque de cette matière hétérogène, proprement hirsute. Au spectateur de (re)composer un sens à ce qui n’en a indéniablement pas tant Le Livre de Godard est à l’image du chaos contemporain, une société du spectacle et du commentaire, un zapping permanent, une effusion de sons, de représentations, comme si l’histoire était entrée dans une course effrénée à un archivage concomitant de l’événement.

Godard le dit encore, il faut « une journée pour faire l’histoire d’une seconde, (…) une année pour faire l’histoire d’une minute », « une vie pour faire l’histoire d’une heure », « l’éternité pour faire l’histoire d’un jour ». Le livre d’image est l’invention de l’espace-temps du chaos contemporain, à la fois événements et archives, la toile de nos représentations, superposant quotidien et œuvres, fragments et citations, déployant toutes les langues (non traduites) et les formes artistiques pour tenter de dire ce qui échappe, fuit et pourtant se dépose — films, poèmes, tableaux, reportages, vidéos amateurs, photographies, moments climatériques ou anodins, soit tout ensemble le réel et ses fictions, les fictions de nos réels. Godard, toujours, de sa voix inimitable et sombre : « Rien n’est aussi commode qu’un mot dans un texte. Nous n’avions que du livre à mettre dans du livre. Que serait-ce que, quand il faut dans un livre, dans du livre, mettre de la réalité ? et au second degré quand il faut dans la réalité mettre de la réalité ? ».
Le spectateur/auditeur de ce Livre reconnaîtra parfois un film, une citation, un moment, il se laissera aussi submerger par l’(in)connu qui lui fait face, redécouvrant ce qu’il pensait savoir ou avoir (déjà) vu. Le générique de fin lui donnera quelques références textes/films/tableaux/musiques/eux tous) sans jamais composer une cohérence artificielle. L’œuvre existe dans et par la subjectivité de chacun.e, chaque vision actualise l’œuvre autrement., recompose ce qui a déjà été produit, vu et reçu. Seule demeure la « révolution » au cœur battant de l’œuvre, aussi convulsive que la beauté pour Breton, saccade poétique et politique, confrontant Europe et Orient, donnant à voir et entendre ce que nous invisibilisons, sans jamais s’appesantir : l’extinction de masse des espèces (les plus riches qui détruisent environnement et ressources par leur passion de la consommation, les plus pauvres qui détruisent tout autant mais par nécessité), notre inintérêt pour le monde arabe (que nous réduisons à l’Islam), « les Arabes peuvent-ils parler ? ».

Tout dans Le Livre d’image est soumis à un art du contrepoint — « le contrepoint est une discipline de la superposition » —, par essence ironique (au sens d’un Absolu littéraire, du fragment comme forme même du chaos, pensons aux analyses de Nancy et Lacoue-Labarthe). Godard élève sa traversée factographique du contemporain au rang de chef d’œuvre, puissante réflexion en actes et scansions sur les rapports du temps et du récit, de l’Histoire et de l’histoire du cinéma, Godard puisant une forme d’éternité dans le désastre.
En ouverture du Livre, des mains sur une table de montage suivies d’autres mains « qui pensent » (citation de Denis de Rougemont déjà présente dans Histoire(s) du cinéma) qui sont la pulsation de notre époque de luttes et de catastrophes sublimement saisie par un Godard à la fois témoin et vigie. Là, tout ensemble, un commentaire syncopé du monde et un Godard par Godard, (auto)portrait en autre (« lorsque je me parle à moi-même, je parle la parole d’un autre ») : « La seule chose qui survive à une époque, c’est la forme même qu’elle s’est créée », énonce d’ailleurs la voix off. Cette « chose » est là, effondrement infini et assomption formelle.
Le Livre d’image, film de Jean-Luc Godard (France/Suisse, 2018, 1h25mn) – Production : Écran Noir Production, Caza Azul Films, en association avec ARTE France-La Lucarne – Palme d’or spéciale, Cannes 2018 – Première diffusion 24 avril 2019 à 22 h 25 sur Arte, disponible en Replay jusqu’au 22 juin 2019.