Jean-Luc et Marguerite sont dans un bateau

VOYAGE(S) EN UTOPIE, EXPOSITION DE JEAN-LUC GODARD AU CENTRE POMPIDOU. PARIS, FRANCE, 10 MAI 2006
Godard, Duras. Duras, Godard…

MD : Bonjour God’art ! T’en as mis du temps !

J-L.G : Bonjour Marguerite ! T’as l’air bien enjouée, on fait des jeux de mots ici ?

MD : Oh ! tu vas voir… Ici, on fait plein de choses… ça va bien ? Pas trop dur, le passage ? Il paraît que tu es venu volontairement.

J-L.G : J’ai eu recours au suicide assisté, oui.

MD : Tu dis toujours les choses directement…

J-L.G : Autant que faire « ce peu », Marguerite.

MD : C’est important, pour toi, de le dire ? C’est politique ?

J-L.G : T’es forte pour les grands mots, Marguerite, je vois que ça n’a pas changé… « Politique », oui, bien sûr… ou insolent, insolence…

MD : En tout cas, ce n’est pas un détail…

J-L.G : Non, ces derniers temps, j’étais trop fatigué… un peu « à bout de souffle », on dira… je n’avais pas envie de poursuivre à tout prix.

MD : Donc, détruire, as-tu dit. Je comprends, je me souviens. Le corps… La fatigue… elle va durer un peu, le temps que tu t’acclimates, puis tu vas oublier, on oublie la fatigue, ici.

J-L.G : Ah, d’accord ! Et on est où ? Tu m’expliques ? On dirait ton salon de la rue Saint Benoît.

MD : C’est la rue Saint Benoît ! Ce sera pour les siècles des siècles la rue Saint Benoît, ou la Suisse, Le Cambodge, le Népal, mais c’est aussi toutes les constellations, et le futur déjà réalisé, et le passé, et le dedans, la préhistoire, les trous noirs. Je peux pas t’expliquer, Jean-Luc, c’est dilaté à l’infini… tu ne peux pas voir pour le moment, mais ça va venir… l’outside.

J-L.G : C’est tout ce que tu peux me dire ?

MD : Tu te souviens du Camion ? Et de ton film, Adieu au langage ?

J-L.G : Oui, bien sûr.

MD : Nous étions sur la bonne voie.

J-L.G : Ah…

MD : Oui…

J-L.G : C’est-à-dire ?

MD : Un certain silence. Aporie, Jean-Luc, et après, grande merveille.

J-L.G : J’ai l’impression que les mots manquent, Marguerite.

MD : Oui, c’est ça, ça manque tout le temps… Il y va d’un certain : « pas ». Il y a comme un trou.

J-L.G : Le trou dont tu parlais dans le Ravissement ?

MD : Oui, c’est ça, c’est lui. « Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. »

J-L.G : Alors, c’est très spirituel ? Voire intellectuel ? Sublime et métaphysique, forcément métaphysique ?

MD : Oui, aussi. Mais c’est aussi très concret, trivial. On mange, ici, tu sais. Et on boit. Et on dort, on rêve. Hier soir, j’ai mangé des lasagnes avec Lacan, puis j’ai bu un Pisco sour avec Marilyn, et je me suis baladée dans le désert avec Bérénice, tu sais, la Reine de Césarée… Il y a aussi Saint Benoît, le vrai. C’est très peuplé.

J-L.G : Ah ! C’est donc très « pipole », dis-moi ? On est dans le carré VIP ?

MD : Haha, non ! Là, je ne peux te dire que des choses qui peuvent se dire, c’est aussi très au-delà, et à côté, et en-dessous. On marche sur la crête du temps. Y’a aussi le jeune aviateur anglais, et Emily L., et Lol, ils sont tous là. Et tous les paysans du Moyen Age, chaque personne, et tous les bâtisseurs des Pyramides…

J-L.G : T’avais vu mon petit film, Dans le noir du temps ?

MD : Oui, c’est très beau. Vers la fin t’avais écrit « Vivre sa vie », je crois, je me souviens. « Depuis que le monde a vieilli, il s’éloigne. »

J-L.G : « Si je te parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu. »

(un temps, silence, sourires, gêne)

J-L.G : Je suis un peu triste pour Anne-Marie.

MD : Je comprends. Mais ça va aller… on ne peut pas faire autrement. Je me souviens de ton expo à Beaubourg, ton anti-expo…

J-L.G : Oui ?

MD : Il y avait un panneau, je me souviens. Tu avais écrit : « Aujourd’hui être ».

J-L.G : Oui.

MD : C’est un peu ça. C’est un peu comme le cinéma, comme « écrire », mais on est dedans.

J-L.G : Donc on a le temps, si je comprends bien.

MD : C’est exactement ça : on a le temps. Tu veux boire quelque chose ?