« « À la synagogue, poursuit l’homme, viennent prier, comme de coutume, les gens du commun, les simples artisans. Sauf les tailleurs, qui ont leur cercle à part, et les bouchers et les cochers, qui cette année se sont loué un petit lieu de prière particulier. La synagogue, elle, sait à peine lire la Torah. Les huppés, les lettrés, vont prier à la maison d’étude, une grande maison d’étude… Avec beaucoup d’ouvrages pieux. Les hassidim, de leur côté, prient dans leurs petits oratoires.
— Et il y a de la bagarre ?
— Tant que l’on vit ! Au cimetière, en revanche, c’est la paix. Un seul cimetière pour tous. Le bain de vapeur et le bassin rituel sont aussi en commun pour tous.
— Qu’avez-vous d’autre ?
— Que faut-il de plus ? Il y avait bien un asile de nuit pour les pauvres errants, mais il est tombé en désuétude. Les pauvres peuvent aller dormir à la maison d’étude. Elle est vide la nuit. Ah oui, nous avons aussi un hospice.
— Un hôpital, vous voulez dire ?
— Non, pas un hôpital, un hospice. Deux pièces. Avant, c’était le logis du préposé au bain de vapeur, ensuite, on s’est débrouillé pour que le tenancier du bain se contente d’une seule pièce, et la seconde a été transformée en hospice. En tout et pour tout sont alitées là, il me semble, trois femmes malades : l’une, une pauvre vieille, les jambes paralysées, reste toujours couchée. Une autre a les bras et les jambes perclus, et il y a aussi une folle, une femme abandonnée. Trois coins sont occupés par les lits, le quatrième abrite le poêle et la cheminée. Au milieu, entre les deux pièces, nous avons aussi une chambre mortuaire, en cas de besoin.
— Vous vous moquez, l’ami, me suis-je écrié, c’est tout bonnement Ciekhanowke ! Ciekhanowke, avec son commerce, ses charités et ses bonnes œuvres. Pourquoi dites-vous « la ville morte » ?
— Parce que je veux vraiment dire la ville morte ! Je parle d’une ville qui dès le début, quand elle a été bâtie, n’a tenu qu’à un fil. Et aujourd’hui que ce fil s’est rompu, elle est suspendue dans le vide. Elle ne repose sur rien. Et comme elle ne repose sur rien et plane dans les airs, elle est devenue une ville morte. Si vous le voulez, je vais vous raconter pourquoi et comment. »
Y. L. Peretz, « La ville morte » in Histoires de temps passés et à venir (1891, 1898, 1900, 1906), traduit du yiddish (Pologne) par Batia Baum, Éditions de l’Antilope, 2020, p. 52-54.
