Nastassja Martin et les saisons d’une métamorphose : Croire aux fauves

Tomber dans les griffes d’un ours, se faire arracher la mâchoire d’un coup de patte, c’est inquiétant, traumatisant. Pourtant ce n’est dans Croire aux fauves ni un accident, ni un parcours de soin, ni une résurrection que nous offre Nastassja Martin. Croire aux fauves est plus proche du voyage onirique comme du rite de passage : c’est un récit de métamorphose comme le sont certains mythes autochtones, capables de transformer le monde au fur et à mesure qu’ils sont énoncés.

Automne, hiver, printemps, été. C’est dans cet ordre que la jeune anthropologue française nous fait suivre sa transfiguration, vivre la métamorphose.

L’automne. Temps des prémisses de la transformation, temps de « l’indistinction » du mythe, celui des instants qui suivent la rencontre physique avec l’ours. Le récit s’ouvre sur le corps blessé, la douleur à vif, les blessures béantes, le sang, l’hôpital militaire de Klioutchy. Le décor est cru, dur, glacial. Les murs gris, les cris des autres patients qui parviennent jusqu’à sa chambre, les dents en or du médecin-chef, les infirmières russes encadrent ce corps brutalement lacéré, animalisé par l’étreinte du fauve. C’est donc par le corps que Nastassja Martin entre en matière.

L’hiver est long. Temps de réclusion. Comme la période liminale de tout rituel de passage, c’est le moment de la séparation du corps et de l’âme, avant leur recomposition. Retour en France, ré-hospitalisation, ré-opération, infection nosocomiale. La médicalisation extrême décrète la fin de l’ancien corps. Nastassja est entre deux-mondes. L’ours, lui, hiberne. La neige recouvre tout. La transition d’un état dans un autre s’opère.

Le printemps arrive. Temps de la renaissance où la métamorphose s’accomplit. La neige fond. L’ours sort de sa tanière, reconquiert ses territoires submergés par l’hiver. Nastassja retourne au Kamtchatka. Elle retrouve ses amis Évènes, cherche des explications, sans en trouver vraiment. Elle rêve. Le récit est traversé par ses rêves et est construit comme un rêve. Non pas dans la conception occidentale d’une manifestation confuse ou déstructurée d’un inconscient, mais comme ceux des peuples qui le pratiquent : comme un cheminement, en constellation, entre différents mondes et collectifs, sans début ni fin, mais qui affecte la personne ‘rêvante’ et tous ceux qui l’entourent, ceux qui partagent son quotidien, qui habitent son territoire.

En ce sens, le style échappe ici à la lourdeur (presque) habituelle des ethnographies et de leurs normes académiques. Même si, ça et là, on tombe sur quelques courtes réflexions encore un peu trop analytiques, l’écriture esquive ce langage et emporte le lecteur avec elle. Ainsi l’ethnographe devient un écrivain. C’est enfin l’été. La traversée se termine sur une boucle, sans jamais arriver à terme. Les chemins du rêve transforment, mais n’ont pas de destination.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, éditions Verticales, octobre 2019, 151 p., 12 € 50 — Lire un extrait

Cet article a été écrit dans le cadre du Master Écopoétique et création d’Aix-Marseille.