Yannick Haenel : écrire, jouir et vider les coffres (Le Trésorier-payeur)

© Gallimard

« Les intellectuels ne se promènent pas torse nu, ils meublent leur appartement avec soin et se battent pour le pouvoir ; lui semblait flotter comme un ange à l’intérieur du monde des idées. » Tout Yannick Haenel se tient dans cette description du Trésorier-payeur, le prodigieux personnage qui donne son titre à un roman qui transcende la rentrée littéraire. Cinq ans après Tiens ferme ta couronne qui obtint le prix Médicis, l’écrivain flotte en majesté à l’intérieur du monde des idées : il tient chaque semaine une chronique dans Charlie Hebdo dont il a suivi l’historique et intense procès (deux livres en sont nés, Janvier 2015, le procès et Notre solitude), il a composé des ouvrages majeurs sur l’histoire de l’art ancien et contemporain (La solitude Caravage, Adrian Ghenie) et a écrit un texte d’opéra moderne (Papillon noir). Le Trésorier-payeur marque donc le retour aux affaires romanesques pour Haenel qui s’explique sur la genèse de son arc narratif dans une première partie éblouissante ; le livre débute en effet par une explication-confidence proprement géniale, aussi éloignée que possible de l’autofiction, elle répond tout simplement à la question cruciale : qu’est-ce qu’un écrivain ? Il est, Haenel est, celui qui peut à la fois vivre et dire une stance de patience spéciale : « En toute occasion, j’attends ce trouble qui déclenche les romans » — celui qui voit en un éclair les lignes avant de les coucher sur le papier.

Avec ces premières dizaines de pages nous sommes dans le cœur du cœur de la littérature et de son mouvement enroulant, texte et dévoilement de l’origine du texte : « Il n’y a rien de plus beau qu’un roman qui s’écrit ; le temps qu’on y consacre ressemble à celui de l’amour : aussi intense, aussi radieux, aussi blessant. On ne cesse d’avancer, de reculer, et c’est tout un château de nuances qui se construit avec notre désir : on s’exalte, on se décourage, mais à aucun moment on ne lâche sa vision. Parfois un mur se dresse, on tâtonne le long des pierres, et lorsqu’on trouve une brèche, on s’y rue avec un sentiment de liberté inouïe. Les lueurs, alors, s’agrandissent, et c’est toute une mosaïque de petites lumières qui s’assemble peu à peu, jusqu’à former non seulement un soleil, mais aussi une lune : un univers complet, avec ses nuits et ses jours. » La littérature comme monde total ? Lorsqu’elle n’a pas cette ambition, je crois qu’elle se goûte comme un ornement.

Comment s’impose donc ce livre ? On propose à l’écrivain de participer à une exposition dans Labanque, un nouveau centre d’art de Béthune installé dans une ancienne succursale de la Banque de France. Haenel apprend que celui qui y occupait le poste de Trésorier entre 1999 et 2007 s’appelait Georges Bataille. Collusion dans le Temps, naissance du personnage dans l’instant : il porte le nom de l’immense écrivain de la dépense érotique. Nous le suivons dans son évolution au sein de la Banque Nationale depuis son stage et son intégration en 1991 jusqu’à ses actions au sein du Comité national de l’euro où il est chargé de préparer le passage à la monnaie unique avant de le quitter sans prévenir. L’homme est double et trouble. « Le Trésorier-payeur était ainsi de ces êtres impeccables qui à chaque instant voient le monde s’écrouler : un banquier irréprochable, perfectionniste et apprécié de tous pour son dévouement, mais dont les aventures intérieures relevaient d’une apocalypse. » Bataille ne cesse d’opérer comme un infiltré, cette figure foncière de l’écrivain, qui « envisage la dépense, voire la ruine, comme la vérité de l’économie et considère que les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume. » Il monte de brillants dossiers pour les surendettés, continue son étude profonde de l’économie tout en couchant avec des femmes, découvre un souterrain à haute valeur métaphysique reliant la banque à l’ancienne demeure du Trésorier réel, fait preuve d’une charité sans conditions en hébergeant un couple de polonais puis en rejoignant une confrérie… Sans répit, dans la course d’une dépense de désir, il entre dans la dimension décisive de l’amour, Clarisse, Pauline, Annabelle, Lilya… et accède à des conclusions. Bataille est un érudit, un illuminé, un saint qui, à travers la moindre inclinaison de ses gestes ou de ses silences, fixe le puissant vertige de la circulation étourdissante de l’argent. Il voit que si le capitalisme a maléfiquement unifié le monde, c’est qu’il se tient effectivement en son sein comme une véritable religion. Tout est net, s’éclaire et se dit : «… l’économie s’offrait soudain à lui comme une transcription chiffrée de l’histoire de l’être. »

Comme vous, j’ouvre le journal, je scrolle Twitter et je pioche des idées ; mais en lisant Haenel, j’entre dans un très grand roman qui impose naturellement une ouverture dans cette époque fermée du krach permanent, de la crise lisse parfaitement organisée et de l’injonction nationale quotidienne à éponger une dette. La sordidité est déployée à tous les étages, même dans le ciel. Ce matin justement, je lis que stars et milliardaires se plaignent que des gens sur les réseaux sociaux suivent leurs courts trajets en jets privés et comptent les tonnes de CO2 rejetés à chaque vol alors que la terre suffoque. J’ouvre ensuite au hasard une page du Trésorier-payeur qui m’offre une phrase judicieuse des Évangiles : « Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. » Je ris très haut avant de relire. Le style haenelien s’ouvre dans une célérité illuminée qui relance sans cesse le récit grâce aux combinaisons mentales d’une pensée furtive à même de tout exploser, faisant advenir le simple éclair de la pensée : « Tout s’ouvre avec le feu qui détruit ce qui était ordonné : l’univers est ce chaos d’une chambre d’enfant qui résiste au rangement. » Et ceci, définitif et salutaire, proche d’une formule de la langue classique de Chateaubriand : « La société ne cesse de dépouiller ceux qui n’ont rien ; elle veut, en leur prêtant l’argent qui les asservit, que même les pauvres participent au banquet funèbre de la dette : ce fonctionnement s’appelle l’économie. » De même, sur plusieurs pages, une scène irradiante à étudier dans les écoles de commerce du futur : le jeune Bataille assiste à la visite officielle de Ronald Reagan et de son épouse dans le sous-sol de la Banque de France. Le service de sécurité américain est nerveux, comme la délégation française. Mais tout se calme quand l’or apparaît au fond de la terre, l’argent étant autre chose qu’une valeur. Le personnage assiste à une puissante catabase et au moment où un lingot passe entre les êtres, la petite assemblée de dirigeants entre dans un au-delà de l’hypnose. « Il s’était passé quelque chose de plus sulfureux, de plus dangereux qu’une simple communion dans les jouissances illimitées du profit : en se passant un lingot d’or de main à main, ils participaient à un sacrifice. Ils s’étaient rechargés spirituellement. C’était une messe noire. » Haenel scande aussi l’évolution de ses personnages par l’évocation de dates historiques finement choisies, fidèle à l’exercice fondamental de liberté de la littérature, capable d’apporter la contradiction dans tous les domaines. La fiction croise alors miraculeusement l’histoire quand il est ainsi question du 15 août 1971, jour où le président américain Nixon décida de suspendre la convertibilité du dollar en or. Bataille étudiant parle ainsi devant sa classe : « En fabriquant des dollars sans équivalence avec la quantité d’or entreposée dans leurs réserves, les États-Unis avaient démonétisé la monnaie.(…) Bataille dit que cette date du 15 août 1971 ne faisait pas seulement partie de l’histoire du passé, mais qu’en un sens nous étions à chaque instant le 15 août 1971. Il ajouta que sans doute nous le serions longtemps, car on pouvait estimer que le 15 août 1971 était la date de naissance réelle de la « crise »; et qu’un tel événement n’avait pas de fin puisqu’il n’était que le masque pervers du système lui-même : à chaque instant nous glissions dans l’abîme que recouvre le mot « crise », et à chaque instant nous tombions dans le trou creusé par le 15 août 1971. » Une date comme un coup de couteau sacrificiel à grande échelle. Puis Bataille est dans un dîner et il nous lance dans les toutes premières journées du 19e siècle en France; cela saignait déjà. « Le Trésorier-payeur raconta en effet l’origine de la Banque de France. Il dit qu’elle avait été créée le I8 janvier 1800 par Napoléon Bonaparte afin de perpétuer la machine à faire des riches avec le travail des pauvres, et de donner un contenu légal à cette éternelle spoliation. Bonaparte avait été porté au pouvoir par un groupe financier qui n’était pas disposé à s’arrêter de s’enrichir ; et une fois à la tête de l’État, il décida de conférer une légitimité nationale à ce consortium d’hommes d’affaires privées ; son tour de force consista à faire en sorte que l’État français se mette au service d’une banque d’intérêt privé, à l’inverse de ce qui s’était toujours pratiqué. C’était la première fois dans l’histoire de France, dit le Trésorier-payeur, qu’un gouvernement donna de l’argent à une banque d’escompte afin qu’elle puisse exploiter un privilège lucratif, au lieu d’en demander à ses actionnaires pour prix de ce privilège. » Qui peut exposer aussi lumineusement ce crime oublié parce que parfaitement exécuté ? Un énième podcast pompeux sur Napoléon ou la puissance révélatrice de la littérature ?

Il faudrait aussi parler de Charles Dereine, grand banquier lucide sur le Mal, avec lequel Bataille entretient une parfaite distance, celle du respect et de la pudeur; un personnage qui dédie comme lui son temps à un amour fou et secret pour les femmes. L’amour, cette mesure parfaite et réinventée du poème Génie de Rimbaud, vit dans un pli du monde, à l’abri du bruit. « La société ne comprend rien à l’amour; elle en parle sans cesse, mais en réalité elle lui est contraire, et blâme ceux qui lui consacrent leur vie, réduisant leur comportement à du donjuanisme. Le Trésorier-payeur se plaisait à croire que Charles Dereine avait vécu scandaleusement sans faire de scandale : en se passionnant avec tant d’ardeur pour des femmes, il s’était rendu disponible à une forme d’adoration. » Je pourrais évoquer aussi la figure de Jean Deichel, alter ego de Haenel dans de précédents romans, qui ici fait signe sous une forme amicale et amplifie autant le récit que l’œuvre entière de l’écrivain comme Zuckerman le fit dans l’œuvre de Philip Roth. Mais il faudrait alors que je pousse le lyrisme jusqu’à suggérer au jury du plus prestigieux prix littéraire de l’automne de célébrer enfin Yannick Haenel. Je me contenterai de déposer aux pieds du lecteur de Diacritik toutes les armes du critique littéraire et de lui dire droit dans les yeux de lire cet immense livre capital.

Yannick Haenel, Le Trésorier-payeur, Gallimard L’Infini, août 2022, 432 p., 21 € — Lire un extrait
Yannick Haenel sera à la Maison de la Poésie à Paris vendredi 7 octobre, une rencontre présentée par Arnaud Jamin.