Jean-Michel Espitallier: Les mots de l’innommable (Tueurs)

Retrouvant un procédé qu’il a déjà utilisé pour composer Army (2008) ou, autre exemple plus récent, Centre épique (2020), Jean-Michel Espitallier écrit Tueurs à partir d’images de films, des images vidéo ici trouvées sur le net : images de massacres, de tortures, de meurtres, faites dans un contexte de guerre ou de conflit par des « amateurs », des images tournées avec des portables.

Comme le titre du livre l’indique déjà, ces images et le geste même de les produire mettent l’accent sur celui qui torture, qui tue, et qui filme ce qu’il fait ou qui le laisse filmer, qui le fait filmer par quelqu’un d’autre qui se trouve à ses côtés. Que signifie ce geste ? Que dit-il du fait de tuer quelqu’un qui ne représente aucun danger, tuer gratuitement, avec une forme de jouissance, d’exaltation, ou une totale indifférence ? Si, dans Tueurs, Jean-Michel Espitallier nous force à considérer les victimes, il nous force surtout à considérer celui ou celle qui tue dans de telles conditions, à interroger ce fait – et d’abord à en être sidérés, à ne pas comprendre.

 

Ceux qui sont tués sont déshumanisés, on ne peut leur faire subir les tortures, les mutilations, les viols, les humiliations, les blessures, la mort que parce qu’ils sont littéralement réduits à autre chose qu’un être humain : un animal, une chose, un ensemble absurde de chair et d’os, une matière organique manipulable, sur laquelle on peut s’acharner, que l’on peut haïr, que l’on peut découper, brûler vive, regarder agoniser en rigolant et en filmant. Il existe une littérature nombreuse sur les processus de déshumanisation à l’œuvre dans les grandes entreprises de mort et d’asservissement qui traversent l’Histoire. Il suffit de lire ces classiques que sont Si c’est un homme, de Primo Levi, L’espèce humaine, de Robert Antelme, Discours sur le colonialisme, d’Aimé Césaire, Le Système totalitaire, d’Hannah Arendt, etc. Si Tueurs concerne de la déshumanisation des victimes, le regard est surtout fixé sur la déshumanisation des bourreaux, des tueurs.

Ce regard braqué sur ceux qui tuent et sur ce qu’ils font à leurs victimes nous laisse sidérés, privés de toute réponse claire et logique. S’imposent des questions : comment est-ce possible ? que se passe-t-il dans l’esprit d’un individu pour qu’il en vienne à faire ça ? Les mots de Jean-Michel Espitallier nous privent de mots, de sens, d’entendement, nous laissant d’autant plus face à l’horreur totale, à la paralysie de notre esprit, à un questionnement infiniment répété. Au lieu d’une reprise des faits par le langage, par des mots qui énonceraient un sens, qui permettraient de penser, c’est-à-dire de rabattre dans la zone du pensable, de l’explicable, du connu, l’auteur construit un texte qui met les mots en échec, qui paralyse la pensée, qui s’efforce de faire surgir ce qui a lieu dans son horreur la plus brute, à la limite de ce que l’humain peut appréhender.

Cette sidération, qui est l’effet que le livre produit, est rendue possible par les choix formels opérés par l’auteur. Jean-Michel Espitallier ne propose aucun contexte qui permettrait de situer les parties descriptives dans une narration, un déroulement des faits : seule est donnée la violence, seuls sont dits les gestes, les postures, les effets mais sans les causes ou la logique (« Trois soldats entourent un jeune homme en jean et tee-shirt rayé. Il a les bras tendus en avant, les épaules rentrées, la tête baissée, les jambes écartées légèrement pliées. Les trois soldats le fouillent tout en lui donnant des coups de pied et de matraque »). Ce parti pris est d’autant plus puissant qu’il est répété invariablement, constituant une ligne sans début ni fin, sans progression ni achèvement. Ici, le principe qui rejoint celui, cher à l’auteur, de la liste, exprime à la fois le caractère inépuisable de son objet autant qu’il permet de faire apparaître ce qui sans cela ne serait pas sensible ou perçu.

De fait, l’auteur choisit de délaisser la construction plus classique du récit qui consisterait à élaborer, à partir d’une violence initiale, une progression en vue d’un dénouement, d’un achèvement, d’une signification. Ici, la violence ne s’achève pas, rien ne la reprend pour la mettre en perspective, la faire signifier, la résoudre de manière rassurante. Demeurant une énigme, une question ouverte, la pire violence persiste, dure, sans fin – une violence non signifiante qui nous met face à la limite inhumaine de l’Homme. Tueurs nous oblige à fixer cette limite, celle de l’horreur apparemment la plus éloignée de nous, celle d’une violence inhumaine qui est aussi le miroir de ce que les Hommes sont capables de faire et d’être.

Cette violence extrême est l’effectuation de rapports de pouvoir, un pouvoir qui s’exerce de la façon la plus matérielle sur les corps – pouvoir de tuer, de torturer, de démembrer, de lacérer, de brûler, de battre, de violer. Il ne s’agit pas pour l’auteur d’expliquer, de mettre en perspective, mais de s’arrêter sur ces actions, de réaliser une sorte d’arrêt sur image afin de ne pas immédiatement dépasser celles-ci vers une compréhension, un discours qui effacerait. Dans cette entreprise, se pose cependant un problème. La place occupée par l’auteur n’est pas réductible à celle du témoin, même si on peut lire Tueurs comme l’établissement d’un dossier à charge en vue d’un procès possible (mais contre qui, précisément ?) Il s’agirait plutôt d’exposer le lecteur ou la lectrice à cette violence, à certains de ses effets, ceux qui sont possibles par le moyen des mots. Une question se pose alors : les partis pris qui sont ceux du livre ne reviennent-ils pas à reproduire cette violence, à prolonger le pouvoir qu’elle effectue, à s’installer dans une esthétisation du pouvoir qui en serait une autre modalité ? Mettre en scène les effets du pouvoir, la façon dont il s’exerce, dont il affecte les esprits et les corps, n’est-ce pas encore se situer dans la logique du pouvoir, participer à son exhibition, à la production de ses effets ?

Il me semble que, dans le cas de Tueurs, la réponse est négative dans la mesure où Jean-Michel Espitallier supprime ce qui dans l’exercice du pouvoir accompagne cet exercice, à savoir tout un discours dont la fonction est de naturaliser ce pouvoir, de le justifier, de le glorifier, d’inverser ses atrocités en victoire, en nécessité, en réalisation du Bien. Jean-Michel Espitallier fait le contraire : il court-circuite ce qui dans le pouvoir vise à ne pas faire voir ce qu’il fait, à effacer les faits en les exposant d’une certaine manière, à les écraser sous des montagnes de mots afin de les faire apparaître pour autre chose que ce qu’ils sont, à savoir l’exercice d’une violence totale, par définition assassine, un désir de tuer. Par là, Tueurs échappe à la logique de l’esthétisation du pouvoir et l’inverse, exhibant sans écran ce pouvoir selon ses modalités et ses effets : un pouvoir qui implique une déshumanisation généralisée, qui implique la mort physique, matérielle, autant que symbolique, qui implique la suppression de l’humanité de l’Homme, un achèvement de ce dont le nom d’Auschwitz serait peut-être le signe, de ce que ce nom peut laisser pressentir.

Une logique similaire se retrouve ici dans le rapport à l’image. Pourquoi redoubler par des mots des images déjà existantes ? Pourquoi ne pas se satisfaire des images et, au contraire, les annuler, les remplacer par leur description verbale ? Les images qui existent de ces tortures et meurtres sont en elles-mêmes une part du pouvoir qui s’exerce, elles en sont l’effectuation sous une autre forme, un prolongement visant à glorifier ce pouvoir, à en décupler l’efficacité. Elles sont également le moyen d’une fascination morbide, fasciste, du pouvoir. Elles sont, enfin, étrangement, le moyen de son invisibilisation par le spectaculaire autant que par leur rapport à d’autres images qui existent déjà dans notre imaginaire nourri de films, de références cinématographiques, historiques, savantes ou au moins informées – des images prises dans le flux incessant des images d’internet et dans lequel elles disparaissent, sont noyées, sont invisibilisées du fait même de ce flux. Le problème de ces images est ici qu’elles font partie d’un système de visibilité qui inclut leur atténuation, leur disparition, un système caractérisé par une quantité et une rapidité qui empêchent de voir.

Nous ne voyons rien car nous voyons trop, car nous voyons trop vite, car nous ne voyons qu’à l’intérieur d’un ensemble où ce qui est vu est déjà vu, déjà pensé, déjà compris. En supprimant l’image, en la remplaçant par des mots, Jean-Michel Espitallier se concentre paradoxalement sur l’image, sur ce qu’elle fait voir, réalisant une sorte de cadrage précis autant qu’un arrêt sur image qui désactivent les références, les liens attendus, les significations, les investissements subjectif habituels, un peu à la façon dont Jean-Luc Godard, dans Je vous salue Sarajevo, réalise par des moyens cette fois cinématographiques une série de recadrages d’une photographie pour en faire surgir la violence brute. Il s’agit dans Tueurs d’extraire l’image du flux d’internet pour, en l’immobilisant, en l’isolant, la faire voir, même si ce voir nécessite une disparition de l’image au profit d’un dire. Si Blanchot écrivait que « dire, ce n’est pas voir », Espitallier montre ici que dire est au moins un moyen par lequel ce qui n’est pas vu dans le visible peut affecter de manière puissante autant la sensibilité que la pensée.

Dans Tueurs, la série des textes descriptifs est souvent entrecoupée par d’autres textes, des témoignages, des déclarations de tel responsable militaire, de tel officier, de tel personnage politique. Là encore, l’auteur ne retient que la déclaration sans contextualisation, sans l’information nécessaire à sa compréhension historique, culturelle, politique. Telle personne dit que ceux qui sont tués sont des animaux, ne sont rien, que ce sont des bouts de bois. Une autre dit que tuer telle catégorie d’individus est nécessaire et bon. On voit ainsi exposer toute la rhétorique du discours déshumanisant, toute la stratégie langagière qui accompagne comme sa condition le massacre, le viol, la torture de millions d’hommes, de femmes, d’enfants.

Si cette rhétorique est déjà présente dans la bouche des tueurs, énoncée à l’intérieur des passages descriptifs, elle est ici isolée selon la logique du cadrage qui traverse le texte. L’auteur nous fait entendre un discours privé de ses prolongements idéologiques, de ses justifications historiques ou culturelles pour, en le coupant de tout ce qui d’ordinaire lui donne son sens et, par ce sens, l’efface, le faire retentir en lui-même : discours de haine, discours de mort, discours d’un pouvoir qui est essentiellement un pouvoir de mort. Discours absurde, discours déshumanisant et déshumanisé. Comment des individus peuvent-ils réellement penser cela et prolonger leurs paroles par les actes qui correspondent à celles-ci ? Comment toute empathie, toute sensibilité, toute idée de dialogue, toute morale peuvent-elles être radicalement absentes d’un esprit pourtant humain ? Là encore, nous ne comprenons pas, et ne pas comprendre fait surgir d’une manière puissante toute la violence des mots qui s’imposent presque sans médiation.

Le livre de Jean-Michel Espitallier est terrible. Mais il ne s’agit pas pour l’auteur de donner dans le sensationnalisme facile, complice. Il s’agit d’interroger les pouvoirs du langage, de les utiliser contre un pouvoir qui est toujours un pouvoir de mort. Il s’agit de faire voir et de faire entendre. Il s’agit d’écrire pour suspendre le sens, l’évidence, l’habitude qui nous privent de la perception et de la pensée de notre monde. La possibilité de cette perception et de cette pensée passe ici par une écriture proche de l’objectivisme de Charles Reznikoff, en particulier de son livre Holocauste. Cette possibilité passe surtout par un affrontement contre certaines conditions du visible ou du dicible, par leur court-circuitage au profit d’une interruption du sens qui est aussi une suspension du langage, même si cette suspension inclut nécessairement les mots.

Si l’effet général est la sidération, cet effet implique une pensée, un questionnement, des affects qui permettent la pensée et l’investissement d’une subjectivité, c’est-à-dire l’inverse d’une passivité. Avec Tueurs, Jean-Michel Espitallier nous donne quelque chose à percevoir, à penser, autant que quelque chose à combattre, quelque chose à détruire. Un combat pour des sujets humains.

Jean-Michel Espitallier, Tueurs, éditions Inculte, mai 2022, 180 p., 14 € 90